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25 mars 2020 3 25 /03 /mars /2020 11:48

Deuxième jour de visite, on continue ! Cette introduction à l'exposition au travers de l'évocation de la carte et des cartographies du monde passe par cette petite pièce de Brankica Zilovic.

Dans un autre contexte spatial, j'aurai opté sans doute pour un de ses grands planisphères  mais ici, faute de place, j'ai choisi cette oeuvre plus intime faisant partie d'une série intitulée "No longer mine".

 

J'avais eu l'occasion d'écrire un long texte sur le travail de Brankica Zilovic lors de sa dernière exposition personnelle à la Galerie Laure Roynette, et notamment sur cette série et ce sentiment étrange qu'elle partage avec nombre de ses compatriotes de "venir d'un pays qui n'existe plus", comme a pu le dire Marina Abramovic

No longer mine 12 – Broderie sur livre – 19 x 25 cm – 2019 – Courtesy l'artiste et Galerie Laure Roynette, Paris

No longer mine 12 – Broderie sur livre – 19 x 25 cm – 2019 – Courtesy l'artiste et Galerie Laure Roynette, Paris

Ici est mise en avant la dimension onirique et poétique de l'appropriation du langage cartographique par les artistes et de la manière dont ils produisent ainsi une interprétation, une vision du monde, dans lequel le déplacement est essentiel. C'est aussi un clin d'oeil à tout ce qui se rapporte à une littérature: récit de voyage, odyssées et épopées, livres d'aventures...

 

Brankica ZILOVIC

No longer mine 12 – Broderie sur livre – 19 x 25 cm – 2019 – Courtesy l'artiste et Galerie Laure Roynette, Paris

Cette œuvre délicate de l'artiste serbe Brankica Zilovic opère la rencontre du la carte et du fil, ouvrant à un univers propice au rêve, à la poésie. La relation de Brankica Zilovic avec les cartes et les territoires commence à l'orée de «La Pangée» (son premier «planisphère», 2011) et se poursuit depuis, inlassablement. En parfois très grands formats ou de manière, comme ici, plus intime, elle explore les frontières, les fractures, les schismes, les rifts, les mers et les territoires. Comme d'autres artistes contemporains, et malgré Google Maps, la carte agit sur elle comme un objet de question et de représentation, non pas tant du réel que d'un espace mental, d'une projection de l'ordre de la mémoire, de l'imaginaire et du désir. Autrement dit, la carte fait toujours rêver. Cette vision sélective, subjective, et poétique de monde pourrait s'appréhender comme une riposte à l'abstraction et à la dématérialisation du monde contemporain. Elle rend un territoire, fusse-t-il fictionnel, mais visible, à un monde paradoxalement en invisibilité, «sans corps ni visage» (N. Bourriaud). Ces cartes-là parlent d'un monde ouvert, et multiple, un «Tout Monde», comme le définissait Edouard Glissant, penseur auquel elle aime se référer. Sa réflexion, comme sa pratique, prend appui sur cette idée d'interpénétration des cultures et des imaginaires, d'un monde qui perdure et/mais qui change, d'où son vif intérêt pour les images d'ici et d'ailleurs, les cartes et les livres, son insatiable curiosité de tout, qu'elle assouvit dans ses voyages, histoire de vérifier que la terre est bien «en partage pour tous». Ses œuvres sont à l'image de ce monde-là, mouvantes, chaotiques. Par le travail de la broderie et des fils, les éléments s'y croisent, se rencontrent, surgissent, disparaissent, se transforment. Et en brodant des livres anciens de cartes, laissant s'échapper du bleu de la mer des fils pareils à des torrents, elle les réactive d'une certaine manière. Objets de savoir et d'imaginaire en passe de disparaitre dans le vortex numérique, ils persistent et redeviennent, par l'art, objet d'une transmission et d'une histoire.

Au premier plan, oeuvre de Bogdan Pavlovic, à découvrir demain...

Au premier plan, oeuvre de Bogdan Pavlovic, à découvrir demain...

Brankica Zilovic travaille à partir de matériaux issus de l'univers du textile , lesquels donnent lieu, au moyen d'installations et de configurations picturales, à des pièces mêlant biographie individuelle et collective. Marquée par les paysages enneigés des Alpes dinariques de son enfance aussi bien que par le contexte et l’histoire de la Serbie, elle coud, tisse ou brode des compositions réticulaires qui prennent l’allure de paysages mentaux. Ses travaux s’inscrivent ainsi à la croisée de considérations individuelles et de préoccupations historiques voire politiques. Depuis plusieurs années, elle développe un travail parfois monumental et parfois plus intime autour de la cartographie dans lequel elle développe une sorte de sémantique du fil. Elle expose régulièrement en France et à l'étranger. Parallèlement à sa pratique artistique, elle dispense des cours dans plusieurs établissements d'enseignement supérieur, à Paris, et aux Beaux-Arts d'Angers.

Née en 1974 en Serbie, Brankica Zilovic vit et travaille à Paris.

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24 mars 2020 2 24 /03 /mars /2020 13:15

C'est souvent comme cela que commencent les envies de voyage: un planisphère, un Atlas, des cartes de pays lointains, des noms de villes qui font rêver...c'est ainsi qu'ouvre l'exposition, avec trois oeuvres évoquant cette dimension à la fois physique et imaginaire du voyage.

A l'heure ou le voyage ne peut plus être qu'un projet et tout déplacement impossible, il serait intéressant de savoir comment Marco Godinho, artiste nomade par excellence, envisage à l'avenir son travail et sa pratique!...

Marco GODINHO  Le monde nomade #1 - Cartographie physique ou politique, découpée en 60 bandes verticales - Dimensions variables  - 2006 – Courtesy l'artiste et 49 Nord 6 Est-FRAC Lorraine

Marco GODINHO Le monde nomade #1 - Cartographie physique ou politique, découpée en 60 bandes verticales - Dimensions variables - 2006 – Courtesy l'artiste et 49 Nord 6 Est-FRAC Lorraine

Marco GODINHO

Le monde nomade #1 - Cartographie physique ou politique, découpée en 60 bandes verticales - Dimensions variables - 2006 – Courtesy l'artiste et 49 Nord 6 Est-FRAC Lorraine

«Le monde nomade», c'est le monde en mouvement, et le mouvement sur le monde, l'appel au départ, au voyage et à la découverte, un idéal de mobilité dans un monde mobile!

Une mappemonde en papier a été découpée en soixante bandes verticales individuelles, correspondant à la mesure du temps, en secondes et en minutes, comme autant de fuseaux, de longitudes, arbitraires. Les minces bandes, qui s’enroulent sur elle-mêmes, se déroulent lentement selon la température et composent une cartographie mouvante, changeante, et un portrait éphémère du monde.

 

Le monde nomade, work in progress

Le monde nomade, work in progress

Ce dessin d'un monde en transit, en transition, est lui-même nomade, car l'oeuvre peut aussi se transporter, enroulée dans un petit étui, significatif du mode de vie, et du mode de vie des œuvres, de Marco Godinho. Ce simple détournement suscite autant d’appels au voyage et à l’imaginaire que de réflexions possibles sur l’état du monde et les conséquences nées de ces télescopages fictionnels.

TOURISTE! Visite guidée 1 - Ouverture de l'exposition: livres, cartes, planisphères et Atlas...Marco Godinho

En quête permanente de nouveaux horizons, Marco Godinho est un explorateur du monde, de ses marges et de ses seuils – géographiques, politiques et philosophiques – dans lesquels lui-même évolue. La mer, les migrations, le déplacement, la vie nomade, sont au cœur de son travail, qui déploie un univers singulier et poétique sur la subjectivité de notre espérience du temps et de l'espace. Il aborde avec sensibilité une pratique post-conceptuelle, les questions d’exil, de mémoire et de géographie inspirées par sa propre expérience de vie nomade, suspendue entre différentes langues et cultures et nourrie par la littérature et la poésie. À partir d’installations et de vidéos, en passant par ses écrits et œuvres collaboratives, son travail forme une carte d’un monde façonné par des expériences personnelles et le multiculturalisme.

Son travail est montré partout dans le monde et il a représenté le Luxembourg à la dernière Biennale de Venise.

Né à Salvaterra de Magos (Portugal) en 1978, il vit et travaille entre Luxembourg et Paris.

 

TOURISTE! Visite guidée 1 - Ouverture de l'exposition: livres, cartes, planisphères et Atlas...Marco Godinho
Merci Marco!

Merci Marco!

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23 mars 2020 1 23 /03 /mars /2020 16:24
TOURISTE! Le vernissage...

Le 7 mars, on ouvrait l'exposition Touriste! à Mitry-Mory. Compensant la désertion du public mytrien, déjà alerté par la propagation du virus, de nombreux artistes avaient fait le déplacement, et je les en remercie chaleureusement.

Pauline Bastard, Catherine Burki, Arnaud Cohen, Sylvie Kaptur-Gintz, Farah Khelil, Brankica Zilovic et avec une grande joie, le trio historique de UNTEL: Jean-Paul Albinet, Philippe Cazal et Alain Snyers!

 

Avec Jean-Paul Albinet

Avec Jean-Paul Albinet

Quelques jours plus tard, l'exposition fermait ses portes, le Covid 19 avait eu raison de nous...et ajoute une dimension particulière au sujet que traitait cette exposition

Arnaud Cohen, en discussion autour de son oeuvre "Red Kiss"

Arnaud Cohen, en discussion autour de son oeuvre "Red Kiss"

Comme beaucoup d'entre nous, j'ai donc choisi de présenter ici, au fil des jours, une petite visite guidée virtuelle de l'exposition, afin que celle-ci vive au travers de l'écran, en attendant, peut-être, une réouverture et prolongation de l'exposition plus tard dans le printemps!

Discussion aux abords de l'oeuvre de Farah Khelil

Discussion aux abords de l'oeuvre de Farah Khelil

Ceux qui sont intéressés peuvent en outre réserver auprès de moi le catalogue de l'exposition. je leur ferai parvenir dès que les services postaux seront rétablis!

Alain Snyers, pour UNTEL

Alain Snyers, pour UNTEL

Jean-Paul Albinet, pour UNTEL...De 1978 à 2020!

Jean-Paul Albinet, pour UNTEL...De 1978 à 2020!

Les UNTEL au complet - Merci de votre présence et de votre enthousiasme!

Les UNTEL au complet - Merci de votre présence et de votre enthousiasme!

Enfin, sauf en cas d'apocalypse sans renouveau, il y aura un second volet à Touriste!. Ce sera Le Grand Tour, à partir de début novembre 2020, à H2M, Bourg-en-Bresse: On y retrouvera tout à la fois des pièces de Touriste!, des artistes de Touriste!, mais avec d'autres oeuvres, et puis une sélection d'artistes qui n'étaient pas dans Touriste!...La réflexion sera donc enrichie de diverses manières, et ce que nous vivons aujourd'hui en fera bien sur partie...

TOURISTE! Le vernissage...
TOURISTE! Le vernissage...
TOURISTE! Le vernissage...

Rendez-vous donc dès demain pour la visite de Touriste!

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9 mars 2020 1 09 /03 /mars /2020 23:38
"Continuum (universality)" - Sadek Rahim

"Continuum (universality)" - Sadek Rahim

Après avoir été reportée, la 21 ème Biennale d'art contemporain de Santa Cruz en Bolivie a finalement ouvert ses portes, mettant en avant le travail photographique de Sadek Rahim. on y retrouvera également le texte que j'avais écrit pour l'occasion

Continuum (Universality)

1 printed Sticker, 200/125cm, 2017 - 3 C-prints, 68/45cm, 2017

 

...Quelqu'un raclant

les murs du monde

avec ses os ?...

Silence des yeux, Juan Gelman, 1981

Quelque part sur l'étroite bande côtière qui sépare la « montagne des lions » de la Méditerranée, entre Oran et le village portuaire de Kristel se dressent, face à la mer, les ruines d'une ancienne colonie de vacances, haut lieu de villégiature des petits Algériens de la région dans les années 70 et 80. Sadek Rahim passa un ou deux étés, enfant, dans une colonie de ce genre, dans une ambiance qui tenait davantage du camp militaire que des plaisirs balnéaires. Peut-être que cette rigueur, dans l'organisation des loisirs enfantins comme dans la tenue exigée d'eux avait quelque chose à voir avec la forte influence, militaire, politique économique et culturelle du « modèle soviétique », qui prévalut dans l'Algérie post-coloniale jusqu'à la fin des années 80. Ici, sans doute, s'agissait-il de modeler, pour reprendre l'expression du philosophe français Michel Foucault, les « corps dociles »* nécessaires à toute société disciplinaire. Parmi les ruines, certains murs sont restés bien debout ; sur l'un d'entre eux, on peut distinctement lire le mot « administration ». L'architecture parle, elle organise la violence en la « territorialisant », elle matérialise les dispositifs de contrôle et de domination des corps par les règlements, les fonctions, en un mot, le pouvoir. L'architecture parle : le lieu « public » est aussi éminemment « privé » quand les murs hantent les mémoires.

De temps à autre, au cours de ses pérégrinations, Sadek Rahim revient sur ces lieux le ramenant à des souvenirs d'enfance pas si heureux, regardant l'horizon depuis ces édifices aujourd'hui à l'abandon, comme s'ils avaient laché prise, comme un décor de théâtre, le décor d'une tragédie lointaine aujourd'hui vidé de ses comédiens et sans plus de spectateurs.

Puis il a appris que ces bâtiments avaient plus tard été occupés par l'armée nationale populaire algérienne, pendant la « décennie noire ». « J'ai trouvé fascinant », dit-il, « que ce lieu, supposé être un lieu de joie, de paix, un des rares échappatoires pour les enfants, soit lui aussi finalement lié d'une façon ou d'une autre à l'histoire récente de notre pays ».

Au travers du projet « Continuum », duquel sont présentées ici quatre photographies, Sadek Rahim poursuit une réflexion de près de dix ans sur les échecs de l'histoire contemporaine de son pays, et notamment les questions si sensibles de la migration et de l'exil, et en particulier de l’immigration clandestine des jeunes algériens vers l’Europe. Ainsi, Faces, Leaving paradise, Changing dreams ou encore Facing horizon étaient des projets dans lesquels photographies et vidéos, prises dans des villages côtiers, offraient le portrait de jeunes algériens potentiellement candidats à l’émigration clandestine. Souvent, la Méditerranée a été au centre de son travail. Cette fois, il l'a délibérément placée à l'arrière-plan des images, manière de dire que si la mer est toujours là, elle représente pour beaucoup aujourd'hui l'immensité d'un drame dont l'origine a un rapport avec ce que fut cette colonie de vacances : une orientation politique, économique, sociale, l'exercice d'un pouvoir...

Aussi, au-delà du continuum des espaces et des temps, se dessine une continuité sous le terme d'universalité. Ce que pointe Sadek Rahim, c'est le rapport de causalité qui est à l'oeuvre dans l'histoire, de manière parfois subtile, sous-jacente, symbolique. Autrement dit, ces bâtiments, dans ce qu'ils ont été et ce qu'ils sont aujourd'hui, matérialisent cette déréliction, cette difficulté à réformer, à sortir de l'émergence, qui, pour l'artiste comme pour beaucoup d'Algériens, sont liées aux choix politiques des pouvoirs successifs depuis l'après indépendance.

Sur la plage près de Kristel, Sadek Rahim photographie ces murs qui hantent sa mémoire ; à Santa Cruz, il superpose l'image, la reproduction au format réel d'un des murs de la colonie, sur un autre mur, « comme une seconde peau », dit l'artiste, comme une manière de lier intimement, d'entrelacer les deux histoires tragiques que ces deux pays partagent dans leur histoire contemporaine. Mur contre, tout contre mur. Ceux de ce centre de vacances abandonné font écho à l'histoire de l'Algérie, mais aussi à celle de la Bolivie, dans cette région qui a vu naître et mourir un certain Hugo Banzer Suarez.

En décembre 1977, Sadek Rahim a six ans. En Bolivie à ce moment-là, des femmes, des mères, et des enfants, font basculer l'Histoire et desserrent par leur volonté de résistance civile et une action protestataire inattendue l'étau du régime militaire. Les œuvres de le série « Continuum », si elles soulignent comment, d'une partie à l'autre du monde, les soubresauts de l'histoire, ses errements, et ses erreurs semblent parfois se reproduire comme un continuum de la tragédie, se veulent aussi et surtout un hommage aux enfances meurtries partout dans le monde, ne serait-ce que parce que la liberté de l'enfance, sa joie pure, son ignorance et son innocence, est universelle.

Car partout où ont régné la violence et l'arbitraire, il faut tout reconstruire : les identités, fragmentées, éclatées, les « mondes communs »** comme disait Hannah Arendt, reconstruire, donc, les mémoires et les projets d'avenir.

Réinventer aussi. Repousser les murs, les faire tomber, rouvrir le paysage...au bleu de la Méditerranée.

 

*Surveiller et punir - Naissance de la prison (1975),- Michel Foucault - 1975

**Condition de l'homme moderne - Hannah Arendt – 1958

 

 

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1 mars 2020 7 01 /03 /mars /2020 01:41
copyright: UNTEL, Cahors, 1978

copyright: UNTEL, Cahors, 1978

Il est temps d'annoncer l'ouverture prochaine de l'exposition TOURISTE!, à l'Atelier de Mitry-Mory, et dans plusieurs endroits de la ville!

Un grand grand merci à tous les artistes et prêteurs pour leur enthousiasme; A Mitry-Mory comme ailleurs, que l'art vive! 

 

 

"À l’origine était ce qu’on appelait « le Grand Tour » : un voyage d’éducation, parfois considéré comme voyage iniatique, qu’effectuaient les jeunes gens appartenant aux familles des plus hautes classes sociales européennes, à la découverte de la culture greco-latine, une tradition dès le milieu du 16ème siècle. Destiné à parfaire leur éducation, le Grand Tour, de siècle en siècle, amena les voyageurs de plus en plus loin, inventant l’Orient et les esthétiques du voyage. Plus tard, l’arrivée des congés payés « démocratise » l’idée du voyage, qui devient vacances et loisir, puis tourisme de masse.

Aujourd’hui, le « Grand Tour » n’existe plus vraiment, mais tout est devenu prétexte au tourisme. C’est pourquoi cette exposition, interjetant le visiteur comme potentiel « Touriste ! », se propose de réfléchir sur une des activités les plus essentielles de la société des loisirs dont nous sommes à l’apogée, pivot économique majeur de nombreux pays, mais questionnant de nombreux enjeux culturels, politiques et écologiques.

Dans le ciel mitryen, chaque jour, passent près de mille cinq cent avions, décollant ou atterrissant à l’aéroport tout proche (le deuxième plus gros aéroport d’Europe après Heathrow), transportant des milliers de voyageurs, de touristes, en partance, ou en provenance, des quatre coins de la planète. Aujourd’hui, le monde entier semble à portée de quelques heures de vol. Partir, partir... Comment expliquer cet attrait de l’ailleurs, ce fantasme du lointain , hier nourri de littérature, aujourd’hui à grand renfort de réseaux, de médias, de publicité? Quelle différence entre le touriste — qui est toujours l’autre — et le voyageur ? Et qui sait comment se construit le paysage, ses vues imprenables, ses cartes postales, ses monuments incontournables, tout ce qu’il faut de suffisamment pittoresque pour attirer l’oeil du touriste ? Ainsi se dessine la carte du monde contemporain comme espace touristique, de couchers de soleil mythiques en parts obscures.

Le nomadisme, le voyage, le déplacement, semblent constituer le mode de vie le plus contemporain et le plus enviable. Pourtant le drame des migrants nous dit que les frontières sont loin d’être abolies. Touriste et migrant s’érigent en deux figures inconciliables du voyage, se croisant parfois dans le même espace.

Dans le même temps, l’injonction écologique voudrait qu’on ne voyage plus, A l’heure de l’alerte écologique, peut-on encore être touriste, partir en croisière ou prendre l’avion pour un week-end à New York sans savoir que l’on met en danger ce monde même que l’on est venu admirer ?

Autour des oeuvres de près de vingt-cinq artistes de tous médias et d’horizons divers, l’exposition « Touriste » évoque, avec distance critique, engagement et parfois humour, les questionnements et les contradictions que le tourisme, dont nous sommes tous partie prenante à un moment ou un autre, soulève, entre nos désirs de voyage et la réalité du monde contemporain, le goût de l’autre et du lointain auquel on aspire toujours et ce qui fait du monde un village dont on peut faire le tour en bien moins de 80 jours."

AVEC

Slim Aarons – Pierre Ardouvin – Pauline Bastard – Catherine Burki – Arnaud Cohen – Kenny Dunkan – mounir fatmi – Marco Godinho – Paolo Iommelli – John Isaacs – Sylvie Kaptur Gintz – Farah Khelil – Dinh Q Lê – Shane Lynam – Monk HF – Martin Parr – Bogdan Pavlovic – Sadek Rahim – Emmanuel Régent – Lionel Scoccimaro – UNTEL – Zevs – Brankica Zilovic

A l'Atalante, la salle de spectacle de la ville, deux oeuvres dont, celle, spécialement réalisée pour l'exposition de ZEVS : ADP liquidated, qui liquidera dans les règles de l'art le logo d'Aéroport de Paris

Au Concorde, le cinéma de la ville, une oeuvre spécialement réalisée pour l'exposition par Sylvie Kaptur-Gintz, qui revisite à la broderie ses souvenirs cinématographiques

VERNISSAGE Samedi 7 mars à partir de 18h - Pour venir: RER B jusqu'au bout, gare de Mitry Claye puis Bus 16 arrêt Prévert ou Bus 24 arrêt Mairie.

Tous nos remerciements à:

FMAC Paris - 49 Nord 6 Est-FRAC Lorraine - Les artistes, les prêteurs - Studio Fatmi- Studio John Isaacs - Philippe Cazal - Galerie Praz-Delavallade, Paris/ Los Angeles -Jane Lombard Gallery, New-York - Galerie Laure Roynette, Paris - New Galerie, Paris - Carpenters Workshop Gallery, Paris / Londres/ San Francisco/ New-York - Galerie Bertrand Grimont, Paris - 10 Chancery Lane Gallery, Honk Hong - mfc-michèle didier, Paris

ainsi que Christian Prunello, Jérôme Duprat et Aristophane Deparis

Les lieux d'exposition:

L’Atelier – Espace arts plastiques 20 rue Biesta

Mardi et mercredi de 14h à 18h30 / Jeudi et vendredi de 14h à 17h / Samedi 10h à 12h et de 14h à 17h

Cinéma municipal Le Concorde 4 avenue des Bosquets

(Oeuvre de Sylvie Kaptur-Gintz)

Horaires de la programmation sur www.mitry-mory.fr

L’Atalante 1 rue Jean Vigo

(oeuvres de Zevs et de Catherine Burki)

Lundi et jeudi de 14h à 19h / Mardi, mercredi et vendredi de 9h à 12h et de 14h à 19h / Samedi de 9h à 12h et de 14h à 17h

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17 février 2020 1 17 /02 /février /2020 16:54
 
C'est avec grand plaisir que Mai Tabakian et moi-même vous recevrons pour vous présenter notre sélection d'oeuvres au 24Beaubourg, du 27 au 29 février, dans le cadre du Salon IRL de Turbulences!
Sur une invitation de Louis-Laurent Brétillard, fondateur de Tribew et Isabelle de Maison Rouge, directrice artistique de Turbulences.
Save the date- Le Salon Turbulences et Mai Tabakian les 27, 28 et 29 février, au 24 Beaubourg, Paris

On retrouvera en déambulant au 24 Beaubourg 8 duos critique (et/ou commissaire) / artiste

HUIT DUOS Curateur / artiste 
Marie Deparis-Yafil / Mai Tabakian
Les éditions Tribew / Sandra Matamoros
Dominique Moulon / Laurent Pernot
Marie Gayet / Morgane Porcheron
Isabelle de Maison Rouge / Harold Guerin
Élodie Bernard / Mariano Angelotti
Christian Gattinoni / Cristina Dias de Magalhaes
DUO invité de l'édition #1
Paul Ardenne / 
Sarah Roshem (Performance)
Phoenix (détail) - 2018 - fil, textiles sur extrudé - 100 cm de diamètre sur 38 cm de haut

Phoenix (détail) - 2018 - fil, textiles sur extrudé - 100 cm de diamètre sur 38 cm de haut

Et un beau programme pour se retrouver

jeudi 27 février 18h/21h : Vernissage
vendredi 28 février 13h/21h : Journée professionnelle / Ouverture au public 
samedi 29 février 13h/19h : 
Ouverture au public - Finissage 17h/19h


=> Event Facebook
=> Dossier de Presse
Pour infos et visites professionnelles de l'exposition, contacter turbulences@tribew.com

24 rue Beaubourg 75003 Paris
Métros : Châtelet, Rambuteau, Hôtel de Ville

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11 février 2020 2 11 /02 /février /2020 13:14
Un monde silencieux - Julie  BERNET-ROLLANDE expose chez FOOUND, à Genève, Suisse

Je suis ravie d'annoncer l'exposition à Genève de l'artste Julie Bernet-Rollande, pour qui j'ai eu le plaisir d'écrire ce texte, en mars 2019, qui présente désormais l'exposition:

 

Un monde silencieux


Quand on cherche à définir en quelques mots le monde que dessine Julie Bernet Rollande, l'idée d'un « monde silencieux » semble s'imposer naturellement. Pourtant, c'est sans doute un truisme de dire que le monde d'aujourd'hui est loin d'être silencieux ; sans doute n'a-t-il même jamais été aussi bruyant. Cette manière de percevoir d'emblée celui de Julie Bernet Rollande comme « silencieux» marque très certainement le sentiment, en regardant ce qu'elle produit, de cette distance volontairement prise de l'artiste d'avec la réalité hurlante des hommes et de leurs préoccupations immédiates, et de sa sensibilité à un univers qui n'attend rien de l'homme, de toute éternité. La nature, la forêt, la terre, cet « être silencieux »*... Non que la
nature soit « silencieuse » - elle grouille probablement des mille bruissements du vivant- mais, à l'instar d'un empirisme « berkeleyien », la nature est sourde à elle-même et seul l'homme, d'une certaine manière, l'entend. C'est donc à cette présence infiniment puissante et massive, et pourtant silencieuse au regard de l'agitation invasive du monde des humains, que se consacre Julie Bernet Rollande.


Ce silence, elle l'exprime d'abord par cet éloge à la lenteur que constitue le choix du dessin. Dans l'éventail des médiums dont un plasticien peut user, le dessin, dans lequel le geste universel du trait de crayon sur le papier renvoie à une temporalité réelle et incarnée, manifeste sans doute le mieux ce temps de
l'oeuvre en train de se faire, ce temps de la matérialisation de l'oeuvre. Travailler lentement, produire peu, tendre l'oreille au murmure de la nature : autant d'attitudes de l'artiste qui longtemps la placèrent loin des standards artistiques, médiatiques et économiques d'un art contemporain soucieux d'épouser les contours du monde hic et nunc.
Mais voici que de crise économique en désastre écologique, les interrogations depuis toujours nourries par Julie Bernet Rollande, dans sa vie personnelle comme dans son travail artistique prennent une dimension nouvelle, et rencontrent aujourd'hui celles d'un monde que nous savons en péril. Et alors les questions du temps qui se vaporise, de la consumation du monde, de l'attention au vivant, qui sont au coeur de son travail, croisent les questionnement les plus actuels.
Elle pourrait ainsi s'inscrire dans la mouvance d'un concept pas complètement nouveau, lancé au début des années 90 par des artistes environnementalistes : le Slow Art. Le Slow Art n'est pas un mouvement artistique au sens plastique ou formel, il ne renvoit pas à une pratique particulière, mais relève d'une posture engagée - dans laquelle se retrouve sans doute Julie Bernet Rollande- issue d'un examen de conscience quant à la société de consommation appliquée au monde de l'art, et de son marché, dans sa dimension spéculative.
Evaluant la responsabilité de l'artiste en tant que producteur d'objets surnuméraires dans un monde déjà saturé d'objets, les partisans du Slow Art invitent les artistes à réfléchir, entre autres, sur la nécessité de leur
production, par rapport à l'inutilité d'une surproduction standardisée, sur les conditions matérielles de production, par rapport à une éthique environnementale mais aussi à une pratique artisanale...


Décélerer le temps, repenser l'espace de la nature comme « espace de contemplation», - à l'instar de l'historien de l'art du début du siècle dernier Aby Warburg souvent cité par les défenseurs du Slow Art- , tel est précisément le travail quotidien de l'artiste, au travers de ses dessins qui tous, ensemble et
séparément, l'engagent, presque malgré elle, dans une oeuvre « écologique », faisant émerger les interactions micro- comme macro-cosmiques, des cellules aux organes, des êtres vivants à leurs environnements, et posant là un ecosytème.
Tel est le sens de ses « Interdépendance »(s). Tel est aussi ce qui explique comment, parmi une série de dessins plutôt abstraits, sera représenté de manière clairement figurative un animal – éléphant, singe..- : interaction, écosystème, disparition d'une espèce...
Dans la simplicité fluide de son art et de son trait, au crayon, au fusain et parfois dans la dilution de l'aquarelle, et le choix du papier comme « medium pauvre » - bien que tendant à devenir aujourd'hui un important médium dans le paysage de l'art contemporain – et après plusieurs tentatives de couleur, elle
opte finalement pour l'essentiel du noir et blanc, moins séduisant, plus méditatif, plus discret. Discrètement plus radical, aussi.
Abstraite ou figurative, la forme de la représentation n'est pas essentielle pour Bernet-Rollande. Elle collecte des visions, furtives ou rayonnantes, des bribes qui n'exigent pas d'être identifiées...Ce qui importe est la sensation du moment, la sensation du visible, la fugacité des impressions, la mobilité des choses davantage que leur stabilité, les traces, formes et empreintes, le mystère, donc.


Elle a appris, avec le temps, encore, à opérer un « lâcher prise » qui lui permet d'aborder les idées et les images qui lui viennent sans jugement. Un véritable travail de libération. Ainsi, elle ne produit pas par série mais plus probablement par glissements, une image en appelant une autre et la cohérence thématique,
s'il en faut une, se crée a posteriori. De même la diversité des formats dépend de l'intimité du rapport voulu avec l'image, de la même manière que la nature, lorsque l'on passe du plus étendu au plus discret, demande une attention d'entomologiste, que ses dessins exigent parfois.
Julie Bernet Rollande ferait bien sienne cette phrase de Junichiro Tanizaki « nous oublions ce qui nous est invisible. Nous tenons pour inexistant ce qui ne se voit point »** pour nous enjoindre justement, à regarder de plus près la secrète nature, dans une méticuleuse attention au vivant et un questionnement récurrent sur la place de l'homme dans ce monde, perpétuellement tiraillé qu'il est entre sa passion calculatrice et son idéal ascétique. Or, aujourd'hui, l'homme doit choisir, et de sa résolution s'ensuivra son plus proche avenir. Julie Bernet-Rollande, dans sa détermination à suivre sa voie hors des modes et et des attendus, jusqu'à son parti pris de frugalité, a érigé en quelque sorte un ordre de bataille, et elle a choisi son camp.


*Pierre Rabhi – La part du colibri – Editions de l'Aube,2017
**Junichiro Tanizaki – Eloge de l'ombre – Editions Verdier, 1933

 

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2 décembre 2019 1 02 /12 /décembre /2019 11:40
Opening / ouverture le 4 décembre de Souvenir from Earth, l'exposition solo de Brankica ZILOVIC à la Galerie Laure Roynette

Je suis très heureuse de participer à ma façon, au travers d'un texte, à la première exposition solo de Brankica Zilovic à la Galerie Laure Roynette, Paris. Une  exposition d'une grande richesse plastique et émotionnelle avec de nombreuses oeuvres nouvelles, à découvrir absolument et jusqu'au 11 janvier 2020.

Opening / ouverture le 4 décembre de Souvenir from Earth, l'exposition solo de Brankica ZILOVIC à la Galerie Laure Roynette

Souvenir from Earth

 

Au détour de quelque coin de l'univers inondé des feux d'innombrables systèmes solaires, il y eut un jour une planète sur laquelle des animaux intelligents inventèrent la connaissance. Ce fut la minute la plus orgueilleuse et la plus mensongère de l'« histoire universelle », mais ce ne fut cependant qu'une minute. A peine quelques soupirs de la nature, la planète se congela et les animaux intelligents durent mourir.
Telle est la fable qu'on pourrait inventer, sans parvenir à mettre suffisamment en lumière l'aspect lamentable, flou et fugitif, l'aspect vain et arbitraire de cette exception que constitue l'intellect humain au sein de la nature.

Des éternités ont passé d'où il était absent ; et s'il disparaît à nouveau, il ne se sera rien passé.

« Vérité et mensonge au sens extra-moral » - Friedrich Nietzsche (1873) (1)

 

 

 

Personne ne veut que, comme dans la prophétie nietzschéenne, il ne se soit « rien passé ». En vérité, quand bien même l'humanité disparaitrait demain, rien ne pourra faire qu'il ne se soit « rien passé ». L'Homme aura été, de toute éternité, et avec sa présence, même fugitive, au regard des éternités de l'univers, il se sera passé : des continents à la dérive, des paysages naturels et humains vus, peints, dessinés, photographiés, cartographiés, des passions individuelles et collectives, des guerres et des paix, des églises et des dieux, des spiritualités de toutes sortes, des souvenirs...

« Souvenir from Earth », la première exposition personnelle de Brankica Zilovic à la Galerie Laure Roynette, à Paris, c'est déjà la promesse solenelle qu'il y aura toujours quelque chose arraché au néant, à la destruction et à l'oubli. Comme on ramène un souvenir de voyage, comme on cherche à graver dans sa mémoire – ou dans celle, plus oublieuse qu'on ne le croit, de son téléphone ou de son ordinateur- l'image de ce qui a été, « Souvenir from Earth » ramène dans l'hétérotopie que constitue la galerie, des représentations diverses : batiments, paysages, choses, êtres, qui sont, qui ont été, pour les pétrifier, parfois au sens propre quand l'artiste les marie au béton, autant que pour les ramener à la vie. Livres, cartes, photos, fresques, tapis...Dans une tentative quasi encyclopédique de collecter des bribes de ce qu'est, de ce que fut, la vie sur cette planète ci, voici « Souvenir from Earth ».

 

La relation de Brankica Zilovic avec les cartes et les territoires est une vaste et profonde aventure, qui commence à l'orée de « La Pangée » (son premier « planisphère », 2011) et se poursuit depuis, inlassablement.

Explorer les frontières, les fractures, les schismes, les rifts, les tirailler, les étirer, les inventer, réinventer, triturer, en réseaux nerveux « comme des synapses », affirmer comment la vie est censée bouillonner quoiqu'il en soit...et résister à l'entropie et la mort.

Depuis les années 60, de nombreux artistes ( De Jasper Johns à Wim Delvoye, de Robert Smithson à Alighero Boetti pour n'en citer que quelques uns) se sont intéressés à la représentation cartographique comme espace esthétique permettant d'exprimer des phénomènes complexes au delà de la géographie, qu'ils soient politiques, sociaux, ou se fassent l'écho de territoires en mutation.

« L’inadéquation est intrinsèque à la carte», affirmait le logicien américain Nelson Goodman (2). Qu'une artiste comme Brankica Zilovic s'intéresse à la cartographie à l'heure de Google Map indique combien la carte d'artiste agit non comme représentation adéquate d'un réel mais matérialisation d'un espace mental, projection de l'ordre de la mémoire, de l'imaginaire et du désir.

Cette vision sélective, subjective, et poétique de monde pourrait s'appréhender comme une riposte à l'abstraction et à la dématérialisation du monde contemporain. Elle rend un territoire, fusse-t-il fictionnel, mais visible, à un monde paradoxalement en invisibilité, « sans corps ni visage », pour reprendre l'expression de Nicolas Bourriaud (3). Elle propose un atlas du monde, forcément provisoire, témoigne de sa recomposition, dans une lutte, vaine peut-être, contre une nostalgie presque nécessaire.

Les cartes de Brankica Zilovic s'inscrivent parfaitement dans ce que pouvaient en dire Deleuze et Guattari (4): elles construisent un réel plus qu'elles ne le décalquent, elles se déplient, se déploient, dans nos temps de repli sur soi, elles déchirent, renversent, bousculent les territoires, s'esquissent comme des méditations sur les temps passés et présents dans le dessein d'un avenir.

 

La dimension poétique et fictionnelle des œuvres de Brankica Zilovic n'éludent pas leur caractère à la fois biographique et politique. Les espaces diasporiques qu'elle dessine renvoient dans un premier temps à sa propre histoire - venir d'un « pays qui n'existe plus » - la Yougoslavie-, et partager, avec sa compatriote Marina Abramovic, la « culpabilité », sinon « la honte » de la guerre-. C'est un travail de mémoire et de résilience mis en œuvre par l'artiste, éminemment sensible à l'histoire particulièrement tumultueuse de cette Europe des Balkans dont elle est issue, et qu'elle interroge au travers, par exemple, de la série « No Longer mine » (2019), ou encore de « Last view » (2019), une photographie rebrodée d'or laissant apercevoir, presque effacée, la maison de son enfance, à la veille de sa destruction. Elle brode, dit-il, pour conjurer les fantômes du passé.

Dans un second temps, il lui importe que son histoire personnelle participe à un récit universel, et qu'elle, serbe partie vivre ailleurs, inscrive sa présence dans un monde ouvert, et multiple, un « Tout Monde », comme le définissait Edouard Glissant (5), penseur auquel elle aime se référer. Sa réflexion, comme sa pratique, prend appui sur cette idée d'interpénétration des cultures et des imaginaires, d'un monde qui perdure et/mais qui change, d'où son vif intérêt pour les images d'ici et d'ailleurs, les cartes et les livres, son insatiable curiosité de tout, qu'elle assouvit dans ses voyages, histoire de vérifier que la terre est bien « en partage pour tous ». Ses œuvres sont à l'image de ce monde-là, mouvantes, chaotiques. Par le travail de la broderie et des fils, les éléments s'y croisent, se rencontrent, surgissent, disparaissent, se transforment.

 

Glissant dirait que de ce chaos-monde, celui dans lequel nous vivons, celui que l'artiste décrit, une nouvelle humanité émerge ou émergera...Si ce n'était que, dans ces enchevêtrements du subjectif et de l'histoire, le monde que raconte Brankica Zilovic est au bord du vacillement, à bout de souffle.

Nous avons tous cette conscience diffuse, et angoissante, sinon de l'effondrement, au moins de l'effritement de notre monde. On pourrait dire que cette impression n'est pas nouvelle. L'Histoire de l'Humanité est jalonnée de moments de ruptures des ordres établis, de retournements et de révolutions, d'émergences et de crises...La crise, explique Hannah Arendt (6), fait apparaître de nouvelles possibilités d’être, offre une occasion de renaissance. Mais aujourd'hui, à la différence de nos aïeux atteints du mal du siècle – un vague à l'âme entre deux moments décisifs de l'Histoire, « où l’on ne sait, à chaque pas qu’on fait, si l’on marche sur une semence ou sur un débris » (7)-, et pour filer la métaphore médicale, il n'est pas impossible que nous ne soyons plus en crise, mais à l'apex, c'est-à-dire au moment, crucial et définitif, où l'on survit...ou trépasse. Il y eut un avant mais y aura-t-il un après ?

Alors peut émerger la tentation de liquider ce vieux monde perdu, de manière provisoire, dans l'attente d'une apocalypse, au sens propre, ou de manière radicale, pour en finir vraiment, car comme le disait Nietzsche, il n'y a guère de nécessité de la présence humaine sur terre.

Y a t-il quelque chose de cet ordre chez Brankica Zilovic ? Cela expliquerait la dimension lyrique et nostalgique, presque fiévreuse et romantique de nombre de ses œuvres, lorsque les fils fuyants ses cartes et ses livres pourraient matérialiser une sorte de deliquescence, que les noir et blanc virant au gris des photographies sur les morceaux de béton comme des vestiges, ruines du temps présent, se parent d'ors bientôt fanés...Non que Brankica Zilovic se laissât prendre à l'utopique nostalgie d'un passé arcadien – inclination trompeusement contemporaine- mais on pourrait bien interpréter l'émotion qui se dégage de ces œuvres comme un écho plus ou moins lointain de ce que Burke (8) appelait le sublime : quelque chose de l'ordre de la terreur et du danger, l'excitante délectation du bord du précipice. Là où nous en sommes, précisément, dans l'Histoire de l'Humanité.

 

Opening / ouverture le 4 décembre de Souvenir from Earth, l'exposition solo de Brankica ZILOVIC à la Galerie Laure Roynette

Mais dans le même temps, ces même œuvres, ou d'autres encore, magnifient de toute force ce qu'il reste encore à sauver, à l'instar de la banquise, symptôme le plus visible, le plus spectaculaire, et le plus tangible du changement climatique, qu'elle évoque dans plusieurs œuvres : « Holy Icefloe » (2019), cousue d'or, « Puzzling world » (2019), réalisée dans une technique de tuftage coloré et dense, ou encore « 4,15 millions» (2019), de la superficie restante de la banquise mondiale en 2019.

Ses photographies sur béton expriment la volonté farouche de fixer, de sauver, par la pétrification, toute une stratification de souvenirs mais aussi quelques monuments, souvent religieux, français mais pas seulement, qu'elle a choisi de montrer/conserver.

En brodant des livres anciens (choisis souvent pour leur contenus signifiants) de cartes, parfois semblables à des plans de villes assiégées, des citadelles, parfois laissant s'échapper du bleu de la mer des fils pareils à des torrents, elle les réactive d'une certaine manière. Objets de savoir et d'imaginaire en passe de disparaitre dans le vortex numérique, ils redeviennent objet d'une transmission, même si le texte se perd derrière la représentation brodée comme de force dans l'épaisseur du livre.

Dans tous les cas, il s'agit de se réapproprier les images et les choses, comme s'il fallait réanimer le monde, lui donner un nouveau souffle malgré un horizon aussi sombre qu'abstrait.

 

Cette conjuration de la disparition passe par une confrontation on ne peut plus concrète à la matière – d'innombrables heures passées sur ses ouvrages-, bien réelle, contre la virtualisation croissante, et vertigineuse, de notre monde, et par une profusion des médiums et des matériaux convoqués. Richesse des motifs, couleurs, fils, broderies, foisonnement des supports, le travail de Brankica Zilovic porte une dimension baroque, tant sur le plan formel que spirituel, à laquelle la luxuriance de l'or, utilisé ici de manière récurrente, n'est pas étrangère.

On pense d'abord, bien sûr, à l'influence de l'art byzantin et de l'iconographie orthodoxe, très présents dans la culture originelle de l'artiste. Matière ultime, couleur qui ne vit pas de la lumière mais qui porte en elle-même son propre rayonnement, l'or symbolise le pur éclat, la lumière divine. On songe ensuite, donc, à ce que l'or apporte au vocabulaire de l'esthétique baroque, cet emportement de l'émotion « vers le haut », ce soutien de la plus précieuse des matières au sentiment religieux.

 

Donner sens à la crise, disait donc Hannah Arendt (6), c'est résister à la disparition et affirmer que le nouveau est encore possible. Et le nouveau, écrivait la philosophe, est toujours un miracle.

Si, pour Brankica Zilovic, l'idée de la finitude, qui est pourtant l'essence même de l'existant, reste inacceptable, l'acte de création lui apparaît comme un moyen d'exorciser cette malédiction, rejoignant en cela les conceptions les plus anciennes de l'art comme moyen de survivance au delà de la mort, comme fragment d'éternité. Alors, l'acte de création auquel se soumet chaque jour Brankica Zilovic participe de ce miracle, de cette « promesse de rédemption pour ceux qui ne sont plus un commencement ».(9)

 

C'est ainsi que s'ouvre, et d'une certaine manière, se clôt l'exposition : avec cette grande pièce murale , simplement appelée « Life » (2018), plus puissamment colorée que la plupart des oeuvres présentées. Un monumental planisphère en toute liberté, dans lequel volumes et épaisseurs jouent avec des frontières qui se dilatent, éclatent, se dissolvent et se reconstituent, un Tout-Monde bouillonnant et bien au delà du sursis, parcouru d'énergiques secousses et de synapses violentes et joyeuses à la fois, avec, dit l'artiste, une certaine frivolité, de la légèreté et par dessus tout, une foi intense, et irradiante, en la vie.

 

 

(1) Friedrich Nietzsche - Œuvres, Chapitre 1 - Éditions Gallimard, coll. « Pléiade », 1975 et 2000, t. I, p. 403

(2) Nelson Goodman - Manières de faire des mondes, tr. fr. M.-D. Popelard, Paris, Editions Gallimard, 2007

(3) Nicolas Bourriaud, catalogue de l'exposition « GNS », Palais de Tokyo, Editions Cercle d’art, 2003

(4) Gilles Deleuze, Félix Guattari - Mille plateaux - Collection « Critique », les Editions de Minuit, 1980.

(5) Edouard Glissant – Traité du Tout-Monde, Editions Gallimard, 1997

(6) Hannah Arendt – Condition de l'homme moderne – Editions Calmann-Levy, 1961 et 1983

(7) Alfred de Musset - La Confession d’un enfant du siècle (1836), I, chapitre 2. - Editions Gallimard, 1973

(8) Edmund Burke- Recherche philosophique sur nos idées du sublime et du beau ( 1757) – Editions Vrin, 1998

(9) Hannah Arendt, Journal de pensée (1950-1973), Editions du Seuil, vol.1, p. 231, IX, 12, 2005

 

 

 

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30 novembre 2019 6 30 /11 /novembre /2019 23:46
Yancouba BADJI expose Tilo Koto à Grenoble!

Première exposition solo de Yancouba Badji, le Médiastère de Grenoble accueille un bel ensemble d'oeuvres de Yancouba Badji, dans le cadre du Festival Migrant'scenes, qui projettera le film de Sophie Bachelier et Valérie Malek le jeudi 5 décembre à 20h, au Théâtre d'En Bas

Merci aux équipes du Médiastère et du festival Migrant'scene, à Benoît Tiberghien de Musiques Nomades pour cette invitation.

Que Tilo Koto continue de transmettre son message...

«Au-delà d'une qualité d'exécution indéniable, maîtrisée, directe et poignante, la peinture de Yancouba Badji est un des premiers témoignages artistiques et vécus de l'enfer des migrants de la Méditerranée,un témoignage précieux, rare, urgent, vital et fiévreux. Mais si l'œuvre de Yancouba Badji est une œuvre de résilience, elle donne aussi et surtout à voir la peinture prometteuse d'un artiste émergent, brillant et singulier.»

EXPOSITION TILO KOTO - Du mardi 3 au vendredi 6 décembre (14h30-19h)
 
Vernissage en présence de l’artiste
lundi 2 décembre à 18h
4, rue du Vieux Temple 38000 Grenoble
(entrée libre)
Yancouba BADJI expose Tilo Koto à Grenoble!

Jeudi 5 décembre à 20h00

Un film documentaire
de Sophie Bachelier et Valérie Malek
Projection suivie d’un débat avec les réalisatrices et Yancouba Badji
 
au
38 rue Très Cloîtres à 20h00
dans le cadre du festival Migrant'scène
(entrée libre)
 
Pour le Casamançais YANCOUBA BADJI, le rêve de l’Europe s’arrête brutalement
dans le Sud tunisien après avoir tenté quatre fois la traversée de la Méditerranée depuis les côtes libyennes.
Un an et demi «d’aventure» sur les routes clandestines où il faillit maintes fois perdre la vie.
TILO KOTO, c’est l’histoire d’un homme brûlé dans sa chair et son âme par un enfer qu’il sublimera par la peinture
 
For YANCOUBA BADJI, born in Casamance, Senegal, the dream of Europe stops abruptly in southern Tunisia,
after trying to cross the Mediterranean sea from the Libyan coast. During a year and a half of "adventure", he was close to death
many times. TILO KOTO is the story of a man burned in his flesh and in his soul, who will sublimate this hell through his painting.
 
 
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27 novembre 2019 3 27 /11 /novembre /2019 12:23
MAI TABAKIAN est dans TURBULENCES, le Salon "en ligne et en ville"!

Mai Tabakian et moi même sommes heureuses de participer à la deuxième édition du Salon Turbulences, qui ouvre officellement ses portes virtuelles aujourd'hui.

Une occasion de (re) découvrir quelques belles pièces de Mai Tabakian et de (re) lire un texte sur son travail, synthèse de plusieurs textes que j'ai pu rédiger et publier sur son travail ces dernières années.

MAI TABAKIAN est dans TURBULENCES, le Salon "en ligne et en ville"!

Artiste franco-vietnamienne, Mai Tabakian développe un travail textile architectural et sculptural entre couture, suture et matelassage. Sa démarche plastique, aux apparences suaves et colorées, est soustendue par une quête physico-métaphysique d’explication du monde, la recherche d’une logique dans le fonctionnement de l’univers, notamment à travers l’observation de la Nature comme de notre propre nature,
de ce qui nous compose, de la cellule aux grandes questions existentielles. « La nature, « le grand tout », n’est finalement qu’un assemblage de « petits touts » », dit-elle, « comme mes sculptures et mes installations sont un assemblage de textiles , mettant l'angoisse à distance mais gardant aussi un certain mystère. »



Dans l'oeuvre de Mai Tabakian, les formes géométriques, les compositions colorées, franches ou acidulées, le souci des volumes et des surfaces semblent résulter d’un brassage de références historiques, de l’abstraction géométrique à l’op art, de l’orphisme à l’art concret (parce que « rien n’est plus concret, plus réel, qu’une ligne, qu'une couleur, qu’une surface », comme dirait Theo van Doesburg), de Stilj, donc, à l’abstraction américaine – Sol Lewitt, Frank Stella, Ellsworth Kelly-. Plus près de nous, on pensera aussi, peut-être, aux jeux de couleurs et de formes du new pop superflat ou aux rondeurs colorées de Kusama…
Pourtant, tout dans l’oeuvre de Mai Tabakian laisse supposer un pas de côté, une fuite libre hors de ces sentiers déjà battus. Car dans cette oeuvre à la dimension a priori délibérément décorative, et plastiquement hautement désirable, au-delà de ce rendu matelassé, reconnaissable comme une signature, de ces formes à la fois lisses, brillantes, rebondies, de la richesse des motifs, la dimension sculpturale -voire architecturale- offre une alternative inédite, à la fois à ces attendus de l’histoire de l’art moderne et contemporain, mais aussi aux actuelles productions d’oeuvres textiles.
L’artiste construit des objets finalement complexes, résistants aux catégories, ni tableaux ni sculptures au sens traditionnel du terme, ni couture ni broderie, ni tapisserie. Son travail, flirtant constamment avec l’hybride et la mutation, s’apparenterait à la rigueur à une sorte de « marqueterie textile », le tissu étant embossé sur des pièces de polystyrène extrudé.


De manière générale, Mai Tabakian tire la richesse formelle de son travail de son intérêt pour les formes mathématiques et la géométrie, mais aussi pour le biologique et l’organique, pour l’architecture, ou encore pour l’esthétique numérique. Les croisements de ces territoires, ces interactions, relevant toutes de principes d’organisation, de manière d’ordonner le monde, participent activement à cette dimension hybride de
l’oeuvre, faisant appel à d’autres domaines de la pensée et de la création. Les liens ainsi tissés, inhérents à la production de l’oeuvre, renvoient d’une certaine façon à une conception goethienne[1] d’un art évoluant de manière organique, dans la transformation et la métamorphose, et, peut-être, d’une origine commune de l’art et de la nature.


De nombreuses oeuvres de Mai Tabakian semblent une réponse, une réaction, une tentative contre la réalité de notre monde - un « monde flottant » ou Ukyiô- marqué par l'impermanence et la relativité des choses. Le sentiment d'incertitude, la difficulté de capturer, de maîtriser, les éléments du monde, qui draîne toute la pensée asiatique, se trouvent confrontés, écho à la double culture de l'artiste, à la tentation rationnelle,
notamment au travers de son inclination pour la géométrie et les mathématiques, la perfection des formes, la modélisation du réel. Carré, triangle, cercle, rectangle, pentagone, hexagone ou octogone, les formes de la « géométrie sacrée », à l'oeuvre dans la nature comme chez les bâtisseurs, s'inscrivent partout chez Mai Tabakian, comme pour consolider son monde et en conjurer la fluidité.


Ses oeuvres conservent toujours néanmoins une dimension ludique, avec leurs formes sensuelles et leur chromatisme exacerbé, jeu renforcé ici par l'appel à des éléments identifiés de la culture populaire. Comme dans le Ukyiô, la légèreté est une politesse et un devoir face à la fugacité du monde... La plupart des oeuvres de Mai Tabakian ouvre ainsi à une réjouissante pluralité des interprétations, l’artiste entretenant à plaisir les ambigüités, tant dans ce qu’il nous est donné à voir qu’à comprendre, lorsque nous en découvrons les titres. Que dire, par exemple, de ce qui compose son mystérieux « Garden sweet garden » : s’agit-il de fleurs dévorantes, de champignons vénéneux ? De visions hallucinatoires ou de
plantes psychotropes susceptibles de les provoquer ? De confiseries géantes dignes de l’imagination de Willy Wonka, le héros du conte de Road Dalh ? Ou bien…de métaphores sexuelles pour rêves de jeunes filles, comme un délice freudien? La multiplicité des interprétations possibles, si ce n’est leur duplicité, se rapportant donc à l’intention, à la disposition d’esprit de celui qui regarde, suggère par là même l’idée
freudienne d’une « rencontre inconsciente » entre l’artiste et le regardeur, dont l’oeuvre fait médiation, rencontre qui, comme dans la rencontre amoureuse, opèrerait en amont de la conscience… Autrement dit, jouant des écarts entre l’explicite et l’implicite, dans ses entre-deux, ses allers retours, ses retournements, ses doutes, ses ellipses, Mai Tabakian s’amuse autant du non-dit que du déclaratif, de la représentation symbolique comme de la métaphore. Ainsi de sa « Cinderella » (2013) dont l’emboitement des deux parties (comme « En plein dans le mille », 2013) doit davantage à l’analyse psychanalytique de Bruno Bettelheim[2] et du sens métaphorique de l’expression « trouver chaussure à son pied » qu’au sport de cible à proprement parler ! Ainsi, de la turgescence de la pointe du casque de soldat de « Retour à la vie civile » (2014), de cet haltère mesurant le « poids de l’adultère » (« Haltère adultère » 2013), duel et léger. Ainsi, enfin, de ces « Wubbies » (2012-2013), doudous tendres et colorés, qui, sous des allures faussement ingénues, voire enfantines, manifestent une sensualité évidente.
Une sensualité, contenue dans ses formes, célébrant l’union du masculin et du féminin, affleure donc dans toute l’oeuvre récente de Mai Tabakian.


Mais au-delà de l’évocation de l’amour en son sens le plus prosaïque, c’est dans une inspiration constante vers les sciences de l’organique que l’artiste s’interroge sur ce qui préside aux rapprochements humains, à l’amour, à la manière dont se créent les affinités. Un questionnement qu’elle exprimait déjà dans la série «Atomes crochus ou les affinités électives», se référant à la fois aux théories atomistes des philosophes
Démocrite ou Lucrèce, et aux «affinités électives» de Goethe [3], et qu’elle active encore dans l’installation des «Trophées», haut-relief de fruits étranges en coupe, comme les deux moitiés d’un même fruit : un couple. Cette oeuvre se rapporte explicitement au célèbre «mythe d’Aristophane»[4]: retrouver sa moitié originelle perdue, dans les limbes du mythe et de l’histoire anté-séculaire, afin de (re)former l’unité primitive et ultime, tel est le sens de ce mythe qui donne à Eros une dimension particulière, celle d’un «daimon», intermédiaire liant ou reliant ce qui a été déchiré, séparé.
En outre, les formes que produit Mai Tabakian, et notamment les formes phalliques, émergent aussi et surtout depuis son rapport originaire avec le Vietnam. Ces oeuvres évoquent les formes des «lingam»[5], pierres dressées et symboles ouvertement phalliques qui, parfois enchâssés dans leur réceptacle féminin, le «yoni» -formes que l’on retrouve aussi fréquemment chez Mai Tabakian-, symbolisent à la fois la nature duelle de Shiva (physique et spirituelle) et la notion de totalité du monde. C’est donc également dans ces formes incarnées et «signes» de Shiva, entre puissance créatrice et «lieu», accueil, que Mai puise nombre de ses représentations, et le sens profond de sa recherche.


Nous comprenons alors que la démarche de l’artiste repose in fine sur une sorte de recherche de l’ «archè», de ce qui préside à la fondation même des choses et des êtres, d’un principe qui, pour reprendre les mots de Jean-Pierre Vernant «rend manifeste la dualité, la multiplicité incluse dans l’unité»[6], que l’artiste, à l’instar de la tradition grecque, place dans ce que nous pourrions appeler avec elle «l’Eros», principe créateur et ordonnateur du chaos. Le combat d’Eros, fondamentalement puissance vitale de création, d’union et de totalité, se poursuit inlassablement contre les forces de la déliquescence, de la destruction et de la mort.
Emerge alors de son travail une conscience de la mort et de son rapport au vivant, le sentiment du lien étroit entre la beauté et la mort, dans ce que cela peut avoir de plus inquiétant, une sorte d’effroi devant le mystère de l’organique, comme devant l’indépassable de la destruction.
Il s'agit alors, comme dans une sorte de catharsis, de transformer la laideur et la mort en art, qu’il se fasse géométrique ou qu’il soit délesté de sa dimension «intestinale», dans un subtil jeu d’entre-deux entre attraction et répulsion, de retourner ce qui, dans l’organique, peut paraître impur et déliquescent, de «transcender le négatif» dans une expression plastique et esthétique douce, harmonieuse et mouvante, abstraite et suggestive, aspirante et impénétrable à la fois.
Comme une forme de lutte contre une cruauté dont nous ne savons pas tout mais que nous connaissons tous, Mai Tabakian donne ainsi mystérieusement figure à son histoire intime.

 


(1) – J.W. Goethe- La métamorphose des plantes, 1790
(2) - Bruno Bettelheim- Psychanalyse des contes de fées, 1976
(3) - Goethe ayant lui-même puisé, dit-on, dans le Dictionnaire de Physique de Gehler et le phénomène d'échange moléculaire, renvoyant à la doctrine et aux travaux
d'Etienne-François Geoffroy en, 1718, théorie dominante dans la chimie du 18ème siècle.
(4) - Platon- Tò sumpósion – Le Banquet, (190 b- 193 e), env. -380 AVJC
(5) - signifiant aussi « le signe » en sanscrit
(6) - Jean-Pierre Vernant- L'individu, la mort, l'amour. Soi-même et l'autre en Grèce ancienne, 1989

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