Présenter des masques peut paraître au premier abord une évidence, tant celui-ci constitue, pour le grand public, le parangon de l'objet d'art premier.
Pourtant, aujourd'hui comme hier, peu d'objets produits de la main de l'homme génèrent un tel degré de fascination, jamais démentie, et même visibles tels que nous les connaissons maintenant, dans l'atmosphère feutrée – dirions-nous "désincarnée""? - des galeries et des musées.
Leur "message", écrivait Claude Levi-Strauss, "reste si violent que l'isolement prophylactique des vitrines ne parvient pas, aujourd'hui encore, à prévenir sa communication (...) Même à présent , il nous faudrait faire effort pour reconnaitre en eux le tronc mort et pour rester sourd à leur voix étouffée." (1) Dans l'ouvrage, essentiel dans le corpus ethnologique de Levi-Strauss, dont est tirée cette phrase, celui-ci s'essaie ici et là à des considérations esthétiques, voire stylistiques, laissant entendre qu'il puisse y avoir, indépendamment ou au-delà de la fonction rituelle et sacrée du masque, une dimension plastique voire, comme on pourrait le dire aujourd'hui du travail d'un artiste contemporain, un "geste plastique", c'est-à-dire, une volonté proprement plastique de l'auteur.
Cette idée d'une qualité d’invention plastique, propre à un auteur, et non à un type social anonyme, n'est pas si ancienne et évidente qu'elle ne méritât plus d'être prise en considération comme une manière originale d'aborder la question du masque.
De la même manière que, transcendé par sa mission, le porteur d'un masque se voit à son tour désincarné, on en oublierait presque qu'il y a, devant le masque, un artisan – un artiste- puis un public et derrière le masque, un homme qui le fait exister, justement dans l'acte de disparaitre sous lui.
C'est sous cet angle que cette proposition d'exposition. Intitulée « Au delà du Masque » cherche à déborder l'appréhension du masque comme cet écran interposé entre deux mondes, matérialisation ou extériorisation des forces présentes, mouvantes et agissantes dans la nature et moyen de manifester ou d'évoquer cette présence. Outil d'anonymat universellement usité, ouvrant à une "métaphysique de la présence", le masque, au delà de sa présence rituelle sensible, opère certes comme un médiateur spirituel mais aussi, peut-être, interhumain.
Ainsi, au travers d'une sélection rigoureuse de masques en provenance d'Afrique, d'Océanie ou encore d'Indonésie, l'exposition se propose de nourrir une réflexion sur cette dialectique peu souvent évoquée, mais puissante symboliquement, des relations entre l'artiste, le masque, et le porteur.
Ce faisant, au delà de la beauté des objets présentés ici, cette volonté d'incarnation ou de "ré"incarnation du masque ouvre à une nouvelle dimension, presque une dimension fictionnelle, une "autre magie" qui célèbrerait le génie humain, par laquelle, soudain, nous apercevrions derrière le masque l'ombre, la trace, d'un homme de chair, de sang et d'histoire, d'un artiste produisant un objet qui bientôt sera porté et dansé par un autre homme.
Il faudra bien alors que le masque, aussi porteur d'une charge mystique soit-il, puisse lui convenir!
Ainsi, ce grand Masque Kuyu, objet d'une très grande rareté (on n'en dénombrerait que trois dont un au Museum für Volkerkunde de Berlin et un autre au musée Dapper, à Paris), témoigne de cette nécessité pratique d'ajustement. Ce très mystérieux casque-heaume en provenance du Nord-Congo, que Charles Ratton acheta à Aristide Courtois, inspire, au-delà de sa grande puissance esthétique, une certaine émotion lorsque l'on constate qu'il a été retravaillé, peut-être plusieurs fois, pour s'adapter à différents danseurs. En effet, explique Anne-Marie Bénézech, spécialiste de la tribu Kuyu (2), ce casque-heaume, objet de pouvoir, pouvait être transmis d’un chef à un autre, des hommes qui, sans doute, ne faisaient tout simplement pas la même taille…
La manière d'aborder cet objet illustre tout à fait ce refus de l'"idéologie de l'anonymat" qui longtemps prévalut dans le monde de l'art primitif, étant désormais acquis que les sculpteurs de ces masques ne manquaient ni de créativité ni de personnalité artistique. Certes, l'objet fabriqué est le produit de la tradition d'un village ou d'une tribu, qui détermine de manière générale les formes et les motifs, mais sa beauté ressort aussi des capacités artistiques propre à l'artiste.
Le très expressif masque Tschokwe présenté ici, par exemple, en figurant Pwo (l'ancêtre féminin), transcende probablement les normes formelles traditionnelles par un esprit et une inspiration qui lui sont propres, offrant à l'objet une intensité, une intériorité uniques.
De même le masque Guere Wobe, donnant à voir un travail exceptionnel de zoomorphie, montre à quel point cette « manière de voir l'homme et le monde » a durablement marqué la vision et l'esthétique de la modernité, marquée par la naissance du cubisme par des artistes – Braque, Picasso-, pour qui nous savons combien l' « art nègre » fut une découverte fondamentale.
Et on a le sentiment, en observant un masque Sepik (Nouvelle-Guinée) ou ce masque Kanak à la facture peu commune et au « regard » particulièrement puissant, qu'une telle expressivité, voire "théâtralité", ne peut s'atteindre par seul souci d'exécution mais requiert aussi une forte volonté d'interprétation. Ces masques, à l'attirance ambigüe, font écho à une pratique de représentation répandue partout, depuis les mascarons de l'art antique, à la fonction apotropaïque , jusqu'au XXe siècle en Europe, et particulièrement en Italie -en témoignent ces masques dits "tordus", que l'on trouvait il y a quelques décennies encore, sur le seuil des maisons calabraises, pour en éloigner les mauvais esprits-. Ici on ne peut résister à imaginer la liberté avec laquelle l'artiste a interprété les traits d'un visage pour en accentuer les expressions, à la manière d'un caricaturiste, et comment il a pu s'approprier les règles d'un art codifié, tout en s'accordant la distance suffisante pour exprimer la force de sa créativité.
Ici encore, observer le revers d'un masqué porté, y apercevoir traces et marques, laissées par le sculpteur à l'intention du porteur, laissées par les porteurs au cours du temps, ne peut que renforcer la conscience de la profonde humanité de son destin.
Dans le même temps, l'artiste qui produit l'objet le fait pour un porteur, qui va animer, au sens propre et figuré le masque. Il se joue donc une sorte de relation triangulaire entre l'artiste, le masque et le porteur, comme si le masque constituait non seulement un objet transitionnel rituel mais aussi relationnel. Cela parait d'autant plus essentiel peut-être que le porteur devra s'abstraire de son identité, et agir, dans le silence de sa propre parole, à l'abri du masque, hors des regards.
Car le masque ne prend-il pas sa pleine signification que lorsqu'il s'anime par le corps de ses porteurs? Telle est peut-être l'essence même du masque, de quelque culture, que de s'incarner spécifiquement pour exprimer sa réelle dimension rituelle. Le grand metteur en scène européen Georgio Strelher (3), spécialiste de Goldoni et qui mit en scène par sept fois son "Arlequin serviteur de deux maîtres" disait ainsi : « Le masque n’accepte pas le concret du geste quotidien – son esprit est rituel », évoquant la fonction par essence du masque. Mais si le masque "est" l'esprit, et non seulement son représentant, s'il est lieu du sacré, il est possible qu'il ne trouve son accomplissement que lorsqu’il est joué, ou ici, dansé. C’est à ce moment-là qu’il se “ réveille ”. Au Japon, on dit que le masque que l’on pose, qui n'est pas porté, est "terasu", “ en sommeil ”(4). Le masque serait donc aussi objet d'incarnation, donnant vie aux mythes en les insérant dans la réalité des vivants, par le biais du danseur, qui, de son côté, sous son costume de fibres ou de feuilles, s'efforce d'aller au-delà de lui même pour produire leur message. Sans doute le porteur prêtant son souffle pour investir et animer le masque est-il doté provisoirement d'une énergie supérieure à la sienne. Présentant un dieu, un ancêtre, un esprit de l'au-delà, il entre dans un état « autre » en s'introduisant dans le masque, il est le support de cet "autre".
Dans "La voie des masques" (1), Claude Levi-Strauss écrivait que, pas plus que les mythes, "les masques ne peuvent s'interpréter en eux mêmes, et par eux mêmes, comme des objets séparés." Séparés d'un processus de production, d'une incarnation, d'un jeu, élément d'un ensemble complexe dans lequel les chants, la danse, le masque-costume, la profération, la chorégraphie, la musique et les sons, l'occupation de l'espace...sont indissociables.
De tout cet arrière-fonds mêlant mystique, tradition, histoire, naissent sans doute la sensation de beauté intrinsèque et l'intensité de nos émotions face au masque. Voici aussi probablement pourquoi nous apparait si essentielle l'authenticité de l'objet, la nécessité qu'il eût bien un usage, sacré ou profane, au sein de la communauté dont il est issu, que cette dialectique de l'artiste au masque, du masque à l'esprit, de l'esprit au porteur, eût bien existé.
Et que le masque, témoin passeur de ces liens, poursuivant son oeuvre, nous emporte "au-delà" dans une humaine et commune aventure.
(1) Claude Levi-Strauss – La voie des masques – 1975 – Ed.Skira
(2) Auteur de « Lʼart des Kouyou- Mbochi de la République Populaire du Congo" - Paris I Sorbonne, 1989.
(3) Giorgio Strelher (1921-1997) est un des plus importants metteurs en scène et théoricien du théâtre européen du 20ème siècle. A la tête du Piccolo Teatro de Milan durant cinquante ans, il fut spécialiste de Goldoni, de Brecht et de Shakespeare et mit également en scène les plus grands opéras dans les lieux les plus prestigieux du monde.
(4) D'après Erhard Stiefel, in "Rencontre avec Erhard Stiefel et Ariane Mnouchkine" - Entretien réalisé par Béatrice Picon-Vallin, au Théâtre du Soleil, le 29 février 2004.
Texte publié dans l'ouvrage "Au delà du masque", septembre 2016 - Disponible à la Galerie Schoffel-Valluet