Overblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
6 juin 2022 1 06 /06 /juin /2022 14:35
"Savez-vous planter les choux?" - Un texte pour l'exposition et le catalogue de Piet.sO, Centre d'Art Jean-Prouvé, Issoire

Un beau printemps chargé pour Piet.sO qui assure une double exposition personnelle à Issoire: "Merveilleuses disparitions", dans les rues de la Ville, et "Savez-vous planter les les choux?", au Centre d'Art Jean-Prouvé, au cœur de la ville. 

C'est à cette occasion que j'ai le plaisir de répondre à l'invitation de l'artiste à rédiger un texte pour le catalogue publié dans le cadre de l'exposition. 

A découvrir dès le 11 juin, à Issoire!

"Savez-vous planter les choux?" - Un texte pour l'exposition et le catalogue de Piet.sO, Centre d'Art Jean-Prouvé, Issoire

Il s'en faut de rien pour que ce ne soit plus rien du tout.

Il s'en faut de rien pour que le presque-rien se transforme en rien du tout.

Vladimir Jankélévitch - « L’aventure, l'ennui, le sérieux »  - Flammarion, 1963

« Savez-vous planter les choux ?» Le titre que Piet.sO a choisi pour son exposition personnelle au Centre d'Art Jean Prouvé d'Issoire, est pour le moins intriguant pour une exposition d'art contemporain, dans une tonalité a priori innocente, qui fait d'emblée écho à un univers enfantin. Cette comptine ancrée dans la culture populaire française, remontant au Moyen Age, porte, comme toutes les comptines, un sens caché – et paillard le plus souvent-, qui n'est pas à privilégier ici. Il s’agirait plutôt de clins d'œil de l'artiste, d'une part, à son installation en terre auvergnate (le chou, patrimoine culinaire régional), et d'autre part, au sens « non masqué » de cette chanson, qui parle de la manière dont on apprend à faire quelque chose...avec ce que l'on a et « à la mode de chez nous ». Ceci n’est pas tant anecdotique. La question de l'adaptation, de l'opportunité qui oriente et modifie un projet, de « ce qui arrive », de la « sérendipité », cette disposition à se saisir heureusement du hasard ou de ce qui se présente, constitue une des premières questions cruciales à propos du travail de Piet.sO. Comment et pourquoi l'artiste, qui vécut longuement à Bruxelles et Paris a-t-elle choisi de s'installer, pour vivre et travailler, à Saint-Germain l’Herm ? Ici, d'autres paysages, une nature qu'elle ne connaissait peut-être pas, inévitablement, transforment son regard sur le monde, son inspiration, et son rapport à la création. D'autant plus quand elle s'installe dans un lieu atypique et chargé de centaines d'histoires, l'ancien Hôtel de Paris qui jusque dans les années 60, sur la route de la Chaise Dieu, permettaient aux voyageurs de faire halte sur le chemin des villes thermales. Ici, entre les chambres laissées intactes, la « mercerie quincaillerie jouets » regorgeant de vestiges intouchés, chaussures, jouets, vêtements…, l'artiste passionnée de matières et d'objets, surtout quand ils ont une histoire si ce n'est « une âme », redéfinit certains contours de son art. La rencontre, le hasard, sont au cœur même de sa démarche, comme en atteste les performances « ballades quantiques », dans lesquelles l'itinéraire du promeneur est conditionné par sa perception de ce qu'il interprète comme « signe ».

"Savez-vous planter les choux?" - Un texte pour l'exposition et le catalogue de Piet.sO, Centre d'Art Jean-Prouvé, Issoire

Probablement aussi ces rencontres nouvelles, cette sortie de territoire déjà conquis, renforce la dimension expérimentale de son travail, et notamment dans son travail d'assemblage et d'hybridation à partir d'objets tant issus de la nature, que d'une industrie révolue.

Un crâne animal prend greffe sur la ligne de marteaux d'un vieux piano, une céramique ornée de feuilles de choux se prolonge par des ossements montés sur un ancien obus, un arbre « godassier » se pare de chaussures d’une autre époque...Certaines sculptures de Piet.sO semblent comme des énigmes, des rébus, cultivant avec une poésie mélancolique les distorsions, les discontinuités, le décalage et souvent l'inattendu. Mais sous le caractère a priori hétéroclite de ces combinaisons, rien n'est gratuit, tout raconte quelque chose, dans le collage, le glissement, l'association, pas très loin de ce que l’on dirait en psychanalyse : cette liberté d'associer signes, images, objets pour raconter quelque chose qui échappe d'abord pour remonter dans l'attention du regard, par bribes et reconnaissance, d'un souvenir, d'une mémoire, d'un passé.

Piet.sO nourrit pour les objets, et surtout pour ceux qui ne présentent a priori aucune valeur, un sentiment profond. Les cinquante chambres de l'Hôtel de Paris, son atelier, ne suffiront bientôt plus pour contenir ses trouvailles par centaines, trésors de plastique seventies, sandalettes de plage, épluche-légumes vintage, bobines de fil d'époque, écheveaux de laine, boulets de charbon…qu'elle trouvera toujours moyen de sublimer en œuvre délicate.

Elle explique cette inclination par, dit-elle, le manque d'objets quand elle était enfant. Sans doute imagine-t-elle qu’au fond de chaque enfance gît une malle à trésors remplie de souvenirs liés à des objets qui, exhumés à nos vues, ainsi se ravivent. N'en ayant que peu conservé de sa propre enfance, Piet.sO s'ingénie à créer de la fiction mémorielle, empruntant ici et là, au travers des choses glanées, des histoires qu'elle fait sienne, ou reconstruisant à travers elles des bribes de sa propre histoire. Chacune constitue une véritable matière mémorielle, dont elle travaille l'épaisseur presque comme un matériau plastique, et, d’une certaine manière, comme une justice rendue ou un « parti pris », pour reprendre le titre d’un célèbre recueil de Francis Ponge, comme si sa banalité pouvait enclore une poésie que l’artiste extrairait comme une gemme de sa gangue.

On a parfois le sentiment que dans notre monde submergé d'objets, rares sont ceux qui conservent quelque charge émotionnelle authentique, tant ceux-ci sont jetables, remplaçables, relatifs. Piet.sO cherche à restituer cette rareté non de l'objet mais du souvenir, de la trace qui peut y être attachée, comme sont gravés d'une manière indélébile dans nos mémoires d'enfants, le dessin sur la boîte de gâteaux, le vase sur le buffet ou le tableau accroché dans le salon...De ses origines familiales rurales et ouvrières, elle garde une sorte de tendresse pour les objets de la culture populaire comme ces «cadeaux Bonux» authentiques ou ces clowns en céramique, aussi inquiétants que kitsch, produits tout spécialement pour décorer les intérieurs modestes, et qui pointent aussi la question du goût et de la culture de classe. Cette dimension sociétale des objets qu'elle choisit n'est pas innocente et rend compte d'une réflexion approfondie sur la valeur à la fois sociale et intime des objets avec lesquels nous vivons.

"Savez-vous planter les choux?" - Un texte pour l'exposition et le catalogue de Piet.sO, Centre d'Art Jean-Prouvé, Issoire

Les œuvres hybrides de Piet.sO font parfois songer à la fameuse « Complainte du progrès » de Boris Vian qui, dès les années 50, au sortir de la guerre où tout manquait et à l’entrée des Trente Glorieuses et du réconfortant royaume de la société de consommation, pointait déjà une forme critique de cette croissance à tout prix. Piet.sO a vécu son enfance dans les années 70, son adolescence dans les années 80, des époques dans lesquelles on venait de poser le pied sur la Lune, où on croyait aux Ovni et à la conquête spatiale, où le plastique était fantastique, les objets lisses, colorés et désirables. Elle, entre désir et frustration, envie de « mode de chez nous » et conscience de l’exogène, construisait alors son rapport au monde et à une identité fragmentée, et fragmentaire, oscillant entre « la vie moderne », un monde net, structuré- celui de la banlieue propre des années 80- et la béance, les manques et les mystères de son histoire familiale : « Ma famille », racontait-elle un jour, « venait de nulle part. Le pays d’où avaient surgi mes grands-parents était inaccessible, englouti par l’histoire, érodé comme leurs pauvres souvenirs. Ce monde, en revanche, ils le portaient bien en eux. Il surgissait parfois de leurs gestes. On pouvait l’attraper au vol, y puiser des forces mais aussi de la mélancolie. Il englobait la posture souveraine de mes grands-mères, les tourments de la forêt des contes, tout élément merveilleux glané alentour qui pouvait m’ouvrir la voie de cette initiation particulière de la petite fille en princesse-fée douée de pouvoirs ».

On voit ainsi comment son travail se tient sur le fil entre une mémoire sociale -celle de toute une époque, révolue, que les trésors de l’Hôtel de Paris ont continué de nourrir avec opportunité-, et une mémoire intime, celle de sa famille diasporique.

Avec ses robes de bal pour princesse morte, ses robes de mariée torturées de monstres, ses vanités fragiles ou vomissantes, ses cœurs battants sous des globes Empire, ses reliquaires, on assimile souvent le travail de Piet.sO a une œuvre onirique et romantique -dimension qu’elle assume par ailleurs que pourraient expliquer ses origines slaves. Mais en deçà de cette surface esthétique de conte de fées, c’est bien l’histoire d’un déracinement qui est en jeu, déracinement propice au rêve, au fantasme, un « terreau pour l’imaginaire », dit-elle, s’inventant des histoires de femmes sorcières ou de Baba Yaga. Dans cette œuvre très personnelle, Piet. So construit ses propres mythes, poursuit son propre chemin, parcours initiatique encore. A l’instar de sa « Série de papiers froissés sur objets en porcelaine », qui semblent oblitérer des parties des objets comme l’oubli, des pans de mémoire, l’œuvre de Piet.sO persévère dans une conscience aigüe de la perte et de la disparition, du mystère et de la fragilité de la mémoire, dont l’artiste sait combien elle conditionne la persistance du « presque rien » du monde.

"Savez-vous planter les choux?" - Un texte pour l'exposition et le catalogue de Piet.sO, Centre d'Art Jean-Prouvé, Issoire

"Merveilleuses disparitions" - Parcours d'oeuvres monumentales de Piet.sO dans les rues d'Issoire / Art dans la ville 2022 - Jusqu'au 9 octobre 2022

"Savez-vous planter les choux?" - Exposition personnelle de Piet.sO au Centre d'Art Jean-Prouvé

Du 11 juin au 18 septembre 2022

19, rue du Palais
63500 Issoire
Tél. : 04 73 89 25 57

HORAIRES D'OUVERTURE :

Du 11 au 30 juin 2022 et du 1er au 18 septembre 2022 :

  • Du mardi au dimanche, de 14h à 18h
  • Samedi, de 10h à 12h30 et de 14h à 18h

Du 1er juillet au 31 août 2022 :

  • Du mardi au dimanche, de 10h à 12h30 et de 14h à 18h

Fermeture tous les lundis

 

Entrée gratuite

 

CATALOGUE EN VENTE AU CENTRE D'ART JEAN-PROUVE et sur demande

 

"Savez-vous planter les choux?" - Un texte pour l'exposition et le catalogue de Piet.sO, Centre d'Art Jean-Prouvé, Issoire

Je ne sais si Piet.sO, finalement, présentera ou non cette œuvre dans son exposition, mais je souhaitai faire un focus sur cette œuvre, ce "contre-néon" qui fait toujours partie du projet d'exposition "Qui ne dit mot...(une victoire sur le silence)", projet pour lequel je continue de me battre, et qui fait explicitement référence à une affaire bien connue du monde de l'art contemporain et bien évidemment retournée vite vite au silence, afin d'être bien sûr que la honte ne change pas de camp...

Partager cet article
Repost0
7 mai 2022 6 07 /05 /mai /2022 18:44
PHARSALUS - Un texte pour l'exposition d'Amina Benbouchta et Ilias Selfati - Galerie Villa Delaporte, Casablanca - A partir du 14 mai 2022!

C'est avec grand plaisir que j'ai rédigé le texte présentant l'exposition "Pharsalus", deuxième exposition de deux artistes, Ilias Selfati, de Tanger, et Amina Benbouchta, de Casablanca, tentant l'expérience de l'œuvre commune, et publié dans le catalogue de l'exposition.
A découvrir à partir du 14 mai à la Galerie de la Villa Delaporte, à Casablanca.

PHARSALUS - Un texte pour l'exposition d'Amina Benbouchta et Ilias Selfati - Galerie Villa Delaporte, Casablanca - A partir du 14 mai 2022!

“Au milieu du chemin de notre vie,

Je me retrouvai par une forêt obscure,

Car la voie droite était perdue ...”

Prologue de l’Enfer de Dante

 

Pour la deuxième présentation publique de leur expérimentation commune, Amina Benbouchta et Ilias Selfati ont choisi d’intituler leur exposition “Pharsalus”. Quel étrange titre! L'Histoire nous apprend que Pharsalus est le nom latin pour “la bataille de Pharsale”, qui opposa en lointaine Thessalie César à Pompée, bataille décisive d’une guerre civile dont César, malgré des forces armées objectivement inférieures, sorti vainqueur. Pourquoi cette référence à cette guerre antique? Peut-être une manière détournée de faire allusion à une guerre fratricide qui, en ce moment même, nous préoccupe tous. Peut-être une façon de dire que, à la manière de David contre Goliath, de Daoud contre Jalout, le moindre peut l’emporter sur l’immense, parfois. Peut-être enfin, à l’écho de l’ancien, s’agit-il de souligner, qu’hélas, l'humaine histoire est ainsi faite qu’inlassablement revient la guerre et que ces vers de Lucain, le poète latin contemporain de Pharsale : “(...) les édifices pendent Sous des toits à demi ruinés ; d’énormes blocs gisent Au pied des murs écroulés, les maisons n’ont plus de gardien qui les protège, De rares habitants errent dans les cités antiques”*, que ces vers donc…pourraient être aujourd’hui même la description de ce que nous voyons sur nos écrans. Et pour les artistes d’engager dans le même temps leur recherche picturale dans une démarche temporelle, transversale et historique.

PHARSALUS - Un texte pour l'exposition d'Amina Benbouchta et Ilias Selfati - Galerie Villa Delaporte, Casablanca - A partir du 14 mai 2022!

La question de l’invariable évidence de la violence humaine, de la prégnance du drame, depuis la crucifixion aux avions qui se crashent, de la détresse, des larmes et des cris à tous les désastres de la guerre, s’inscrit depuis de nombreuses années au cœur du travail d'Ilias Selfati. Longtemps il a observé la furie du monde en en sélectionnant des images, prises dans la presse, souvent il a écrit, et décrit, ce “temps de fureur” (2015), dans lequel l'idée de progrès chère aux Lumières se pulvérise sous le poids du désenchantement du monde. Temps dans lequel « L'homme contemporain - qu'on l'appelle moderne ou postmoderne- ", écrivait le philosophe Paul Ricoeur, “ vit à la fois le retrait des dieux et le déchirement des valeurs. (...) {une} double blessure"**. Temps horizontal, qui fait de Marioupol la voisine de Pharsale, dans lequel la guerre, le déni écologique, entre autres, avec l’énergie du désespoir et parfois la plus folle violence, apparaissent comme les paradoxaux antidotes à notre finitude.

Souvent, les œuvres de Selfati, lorsqu’elles ne se tournaient pas vers la forêt, s’engageaient dans une représentation assez frontale de la violence, nous rendant comme témoins de son surgissement et de son absurdité. Ici, dans ce travail commun, la présence d'Amina Benbouchta semble modérer cette forme de brutalité. L’atmosphère, bien que souvent lourde et inquiétante, se fait plus méditative et mélancolique, nostalgique d'un autre monde ou d'un monde encore possible. Ainsi Benbouchta, dont le travail s'étend de la photographie à la performance, mais qui ne s’est jamais, de son propre aveu, pensée autrement que comme peintre aborde-t-elle ces rivages houleux avec une forme de sérénité, de sens de la douceur étrange. Et instille donc, au fond comme dans la forme, une autre atmosphère.

PHARSALUS - Un texte pour l'exposition d'Amina Benbouchta et Ilias Selfati - Galerie Villa Delaporte, Casablanca - A partir du 14 mai 2022!

Dans ce nouveau travail à quatre mains, axé autour de dessins et de peintures de moyen format, se dessinent plusieurs éléments récurrents, faisant chacun écho à des représentations ou des préoccupations individuelles ou communes, l’un empruntant même à l’autre - à moins qu’il ne s’agisse d’une sorte de fusion- des éléments iconographiques. Au-delà de la silhouette, qui constitue le cœur de leur représentation, on retrouve trois éléments de toile en toile, d'œuvre en œuvre, comme autant de fils conducteurs et de signes. Deux de ces éléments semblent totalement anodins, voire naïfs, et interrogent sur le sens de leur présence dans ces œuvres portant par ailleurs une tonalité plutôt sombre.

En premier lieu, si la représentation animalière est récurrente chez chacun des deux artistes, on retrouve ici d'image en image un ou plusieurs petits lapins. Voici un animal familier, que l’on connaît surtout dans les contes et l'iconographie enfantine. Traditionnellement porteur de bonne nouvelle, de renouveau- en Europe, le lapin symbolise la vitalité et le printemps - l’animal évoque immédiatement l’univers de Lewis Carroll. La littérature carrollienne, et en particulier les personnages d’Alice et du lapin blanc, s’inscrit en filigrane d’une grande partie de l’oeuvre de Benbouchta. Ici ou là a-t-elle fait sienne cette réflexion célèbre de la jeune héroïne: « (...) si le monde n’a absolument aucun sens, qu’est-ce qui nous empêche d’en inventer un ? ». Ainsi, par exemple, la série de photographies “Down in the rabbit hole” (2011), explorait les limites et les frontières des univers, entre songe et réalité, mondes intérieur et extérieur, liberté et normes, et partout, iconoclaste et placide, se tenait le lapin, comme un signe, un gimmick, un rappel, de l’étrangeté permanente, et de l’impermanence, des choses.

Mais on pourrait remonter plus loin, vers la mythologie, et les mythes de régénération ouvrant à une interprétation du « cycle de la vie » et de la renaissance, à la manière dont la nature ressurgit, se relève, persévère. Faisant écho à l'idée de résurrection, le lapin se fait alors messager sacré des anciennes divinités de la Nature, Östara ou Eostre. Au delà de l’intérêt des deux artistes pour la nature, on a en outre souvent perçu le travail de Selfati comme une expression de l'apocalypse, qu’il faut bien reprendre et comprendre de son sens premier: la disparition d’un monde pour un autre, le dévoilement d’un monde nouveau, la métamorphose…et ces lapins, a priori innocents, sont peut-être le signe, filé, de cette apocalypse latente au coeur du monde dans lequel nous vivons aujourd’hui, et de la guerre qui en sera peut-être la cause.

De la cruauté des contes…

PHARSALUS - Un texte pour l'exposition d'Amina Benbouchta et Ilias Selfati - Galerie Villa Delaporte, Casablanca - A partir du 14 mai 2022!

Autre représentation répétée dans les œuvres présentées, le nuage, que l’on retrouve de manière régulière dans le travail de Benbouchta. Un nuage…parfois sombre, parfois laiteux, au-dessus des corps ou à la représentation générale mêlés…Souvent chez Selfati, comme chez Benbouchta, l’objet représenté ouvre à une pluralité d’interprétations, parfois ambiguës voire contradictoires, laissant d’une certaine manière une ouverture à la compréhension de ce qui est narré. Car le nuage peut tout aussi bien se faire motif porteur de songe, sur lequel se projette la rêverie ou la méditation, un espace poétique où chacun laisse errer ses pensées sur la fugacité des choses, le mystère de l’impalpable ou la métamorphose qu’ annonciateur d’un avenir incertain et inquiétant..Déjà peut-on lire, dans le livre d’oracles d'Ezéchiel (30, 3) “ [Car il arrive, il est tout proche, le jour du Seigneur]. Ce sera un jour chargé de nuages menaçants. Ce sera le temps des règlements de comptes entre nations.” Nous ne sommes jamais loin, chez ces artistes, du basculement entre apaisement et repos, et tumulte et fureur.

PHARSALUS - Un texte pour l'exposition d'Amina Benbouchta et Ilias Selfati - Galerie Villa Delaporte, Casablanca - A partir du 14 mai 2022!

Ainsi en est-il aussi, et probablement de la manière la plus évidente, de cette “structure”, encore une fois issue du vocabulaire plastique et sémantique de Benbouchta, faisant penser à une crinoline. C’est en effet bien souvent ainsi que Benbouchta s’en est servi, développant dans son travail, photographique ou pictural, une réflexion approfondie sur la représentation du corps des femmes, ce qui le dissimule, le contraint et l'empêche. Cette structure en forme de cage, populaire dans le vestiaire féminin européen au 19ème siècle, et composée, à partir du mitan du siècle, de lamelles d'acier flexible, évoquent sans équivoques cette notion de carcan, d’enfermement, de mouvement empêché, faisant écho, d’une certaine manière, à l’occultation, voire à l’invisibilité, par le vêtement que produit la burqa.

Cette “crinoline”, donc, nous la voyons partout, et il apparaît d’emblée assez clairement qu’elle ouvre à une plus vaste sémantique. Elle renvoie de la manière la plus évidente à la question de la liberté, physique et par delà, probablement, dans une réflexion existentielle peut-être proche de celle d'un Francis Bacon, interrogeant la place confinée de l'individu dans un univers démesurément clos, la manière dont, dans l’espace comme dans l'existence humaine, les corps, et les âmes, se trouvent étreints dans des cloisonnements, et la manière dont on peut espérer reconquérir un espace.

Dans le même temps, ces espaces clos dans lesquels semblent retenus nombre de personnages peuvent aussi être perçus comme des espaces de protection. Car, à la manière d’une cage de Faraday***, ne manifestent-ils pas plastiquement la distance rebelle, et l'étanchéité des mondes, entre celui, extérieur, d’une violence ouverte - celle, peut-être, de la guerre-, et celui, intérieur, qui ainsi résiste et survit?

On le voit, rien dans les œuvres communes de Benbouchta et Selfati ne se ferme à une unique interprétation, et c'est plutôt dans la nuance et la multipolarité du sens qu’elles se déploient.

PHARSALUS - Un texte pour l'exposition d'Amina Benbouchta et Ilias Selfati - Galerie Villa Delaporte, Casablanca - A partir du 14 mai 2022!

On observe alors avec curiosité comment un “travail à quatre mains” peut se construire, d’ajouts en filiation, de fusion en mixité. Amina Benbouchta et Ilias Selfati ne sont pas les premiers dans l'Histoire de l’art à tenter l’aventure de l'œuvre en couple ou en duo. Cette Histoire est jalonnée de ces expériences, plus ou moins heureuses pour l'un ou pour l’autre, de partages comme de rivalités artistiques.

Il y eut bien Frida Kahlo et Diego Rivera, Camille Claudel et Auguste Rodin, Dora Maar et Pablo Picasso...couples ou duo d’artistes dans lesquels l’un -la femme, souvent réduite au rôle de muse, modèrera son travail au profit de celui de l’autre (même si aujourd’hui, Kahlo a largement remporté le prix de la notoriété). On pense à Robert et Sonia Delaunay, qui, ensemble, expérimentèrent une peinture dérivée du cubisme, avant que Sonia ne s’éloigne vers le textile. On peut encore citer Lee Miller et Man Ray, Claude Cahun et sa compagne Marcel Moore, et bien d’autres encore... Parfois, les créativités s’entrechoquent et se côtoient tout en gardant leur identité, à l’image de Georgia O’Keeffe et Alfred Stieglitz ou encore de Niki de Saint-Phalle et Jean Tinguely, qui travaillèrent ensemble sur certains projets (le Cyclope dans la forêt de Milly, ou le Jardin des tarots à Garavicchio de Pescia Fiorentina, en Italie), bien, que, de la parole même de Tinguely, ils se considèrent très différents l’un de l’autre : « Nous sommes deux sculpteurs attachés l’un à l’autre, qui vivent dans deux mondes très différents, opposés dans les matériaux, opposés idéologiquement, opposés aussi dans la masculinité d’une part et la profonde maternisation de la féminité de l’autre…». Cette phrase pourrait être assez proche du duo Benbouchta-Selfati, quant à l’image générale qui peut se dégager des travaux de l’un et de l’autre, lorsqu’on les regarde séparément. Et pourtant, quelque chose se passe, un peu plus qu’une rencontre, bien plus qu’un attachement, un peu moins peut-être encore que la fusion des Lalanne, couple qui créa longtemps à quatre mains un univers poétique, dans lequel la faune et la flore étaient omniprésentes, ou encore de Jean-Paul Riopelle et Joan Mitchell qui partagèrent durant vingt-cinq ans d’immenses toiles à la frontière des deux abstractions.

Car même si Amina Benbouchta cite au sujet de leur duo cette phrase de Michaux : « On n’est peut-être pas fait pour un seul moi, on a tort de s’y tenir. » ****, Ilias Selfati et Amina Benbouchta ne forment pas « un seul artiste », à la manière de Leo Chiachio et Daniel Giannone, ou de Gilbert et George (Ils auraient déclaré : « Il n’y a pas de collaboration, G & G c’est deux personnes et un seul artiste. »)

PHARSALUS - Un texte pour l'exposition d'Amina Benbouchta et Ilias Selfati - Galerie Villa Delaporte, Casablanca - A partir du 14 mai 2022!

Quoi qu’il en soit, l’expérience consistant à créer ensemble ne peut que produire des zones fertiles d’échange, de confrontation et d’influence. Une telle expérience nourrit nécessairement, pour les artistes comme pour les regardeurs, une multiplicité de questions : comment l’un l’autre s’influence ? Jusqu’où et comment s’hybride le travail ? Comment se créent ou se dissolvent les frontières entre les univers créatifs devenus poreux, au risque de la disparition ? On suppose évidemment passionnante la rencontre de deux imaginaires, foisonnante de contradictions, d’émulations et de dialogues. Les notions -et les pratiques- de co-création, de collaboration, et de complémentarité ne sont en réalité pas si évidentes à concevoir, et moins qu’on ne le pense encore dans l’art contemporain. « Travailler ensemble » n’est guère nouveau : avant la Renaissance déjà, les ateliers, de Rubens à Raphaël, des frères Le Nain à Jérôme Bosch, mettaient à contribution plusieurs mains sur le même tableau. Pourtant, la libéralisation de la figure de l’artiste au 19ème siècle contribua à forger l’imagerie de l’artiste seul – et solitaire- jusqu’à rendre suspect les pratiques contemporaines d’atelier (Delvoye, Hirst ou Koons par exemple). Cela étant, cette démarche contemporaine s’approche davantage de la commande que de la co-création, l’artiste-maître d’atelier restant, finalement, le seul signataire d’une œuvre qu’il n’a pas concrètement produite de ses mains. Et, même s’il y en eut émergence dans les années 70 et 80, rares sont les « groupes d’artistes » produisant œuvre commune – comme, en France, les UNTEL- qui aient résisté à quelques mois ou années de temps de travail et de trajectoires individuelles. Non, « travailler ensemble », aboutir à une authentique œuvre collaborative, accepter sans réserve que la signature, la propriété, et l’identité de l’œuvre ne soit pas pleinement la sienne, n’est sans doute pas aisé.

PHARSALUS - Un texte pour l'exposition d'Amina Benbouchta et Ilias Selfati - Galerie Villa Delaporte, Casablanca - A partir du 14 mai 2022!

Ce projet commun dans lequel se sont lancés Amina Benbouchta et Ilias Selfati reste au fond une aventure peu commune, et probablement d’autant plus dans le paysage de l’art contemporain marocain. Il est pour un eux un espoir et une vision et surtout, un « lavoro in corso » comme ils disent, un travail en cours, en mouvement, dans lequel rien n’est figé, et dont ils cherchent encore la forme à venir. Il est une aventure, la folle expérience matinée de dolce vita, entre « deux villes mythiques », Tanger et Casablanca, propices aux imaginaires, et nourrissant un autre mythe, celui de la rencontre essentielle, comme dans le mythe d’Aristophane, qui dans son évidence calmerait le chaos de chacun de leurs mondes et nourrirait jusqu’à satiété leur vital et commun besoin de peinture.

*De Bello Civili ou La Pharsale- Lucain

**Paul Ricoeur - conférence donnée le 3 novembre 1986, Université de Neuchâtel (Suisse)

*** Une “cage de Faraday” ou “bouclier de Faraday” est une enceinte utilisée pour bloquer les champs électromagnétiques. Les cages de Faraday portent le nom du scientifique Michael Faraday, qui les a inventées en 1836. Il avait observé que l'excès de charge sur un conducteur chargé ne résidait que sur son extérieur et n'avait aucune influence sur quoi que ce soit enfermé à l'intérieur.

****Henri Michaux, Plume, Gallimard, NRF, 1974

PHARSALUS - Un texte pour l'exposition d'Amina Benbouchta et Ilias Selfati - Galerie Villa Delaporte, Casablanca - A partir du 14 mai 2022!

PHARSALUS

AMINA BENBOUCHTA ET ILIAS SELFATI

GALERIE VILLA DELAPORTE

6 RUE DU PARC

20 000 CASABLANCA

MAROC

A PARTIR DU 14 MAI 2022

Partager cet article
Repost0
2 avril 2022 6 02 /04 /avril /2022 18:28
FORMES SENSIBLES - Mai TABAKIAN expose à la Manufacture, Roubaix, à partir du 9 Avril!

Je suis particulièrement ravie de participer, par la rédaction et la publication de ce texte, à l'exposition "Formes sensibles", exposition monographique de Mai Tabakian à la Manufacture, Musée de la mémoire et de la créatio textile, à Roubaix, dans le cadre de la saison Lille3000!

Une belle exposition en forme de rétrospective, où on pourra retrouver les grandes pièces de Mai, "Le Grand Chemin", le célèbre "Garden sweet garden" ou encore "Les gardiens", mais aussi, par exemple, le "Phoenix" que je montrai il y a quelques semaines à La Ruche!

Les Gardiens, 2018

Les Gardiens, 2018

«Formes sensibles», l'exposition monographique de Mai Tabakian à la Manufacture de Roubaix, se présente comme une sorte de rétrospective. Montrant un ensemble d'oeuvres réalisées au cours de ces dix dernières années, l'exposition parcourt et unifie les préoccupations esthétiques, formelles et philosophiques de l'artiste franco-vietnamienne, qui se définit elle-même davantage comme sculptrice que comme «artiste textile» à proprement parler. Car si l'artiste construit des objets résistants aux catégories, ni tableau ni sculpture au sens traditionnel du terme, ni couture ni broderie, ni tapisserie, flirtant constamment avec l’hybride et la mutation, le textile est pour elle en soi non un propos mais un vocabulaire.

Dans l'oeuvre de Mai Tabakian, les formes géométriques, les compositions chromatiques franches ou acidulées, le souci des volumes et des surfaces semblent résulter d’un brassage de références historiques, de l’abstraction géométrique à l’op art, de l’orphisme à l’art concret, de Stilj à l’abstraction américaine en passant par, peut-être, les jeux de couleurs et de formes du new pop superflat ou les rondeurs colorées de Kusama…

Dans le même temps, tout dans l’oeuvre de Mai Tabakian laisse supposer un pas de côté, une fuite libre hors de ces sentiers déjà battus. La dimension sculpturale -voire architecturale- de son travail dans le médium qu'elle a choisi, l'esthétique globale de son œuvre, offrent des alternatives inédites, à la fois à ces attendus de l’histoire de l'art moderne et contemporain, mais aussi aux actuelles productions d’oeuvres textiles.

 

Le grand chemin (détail), 2018

Le grand chemin (détail), 2018

Les formes sculpturales que présente Mai Tabakian, entre couture, suture et matelassage, sont à bien des égards – et au premier regard- sensibles, en ce qu'elles appellent l'oeil et le séduit, dans une approche initiale qui semble ludique, exacerbée par un chromatisme chatoyant et des effets de volume sensuels provoquant la tentation haptique. Dans cette oeuvre à la dimension a priori délibérément décorative, et plastiquement hautement désirable, le rendu plastique, reconnaissable comme une signature, les formes à la fois lisses, brillantes, rebondies, la richesse des motifs ouvrent à un éventail d'impressions et de sensations rassasiantes pour notre perception, qui récolte ici une abondante moisson d'images et de suggestions.

Des sensations vibratiles des «Nucleus» à la profusion de motifs des «Slices» ou d'un monumental «Grand chemin», les œuvres de Mai Tabakian affirment une présence hautement sensible, dans l'immédiateté du plaisir esthétique qu'elles procure.

 

En outre, l'oeil averti du visiteur aura tôt fait de saisir les ambiguités correlant l'évidente sensualité, quoique contenue dans ses formes, de ces œuvres. La plupart d'entre elles ouvrent en effet à une réjouissante pluralité des interprétations, volontairement entretenues par l'artiste, notamment au travers des titres qu'elle choisit. Ainsi l'impressionnante installation « Garden sweet garden » oscille entre fleurs dévorantes et champignons vénéneux, visions hallucinatoires ou plantes psychotropes susceptibles de les provoquer, confiseries géantes dignes de l’imagination de Willy Wonka (1)...Ou bien : métaphores sexuelles pour rêves de jeunes filles, comme un délice psychanalytique! La multiplicité des interprétations possibles, si ce n’est leur duplicité, se rapportant donc à l’intention, à la disposition d’esprit de celui qui regarde, suggère par là même l’idée freudienne d’une « rencontre inconsciente » entre l’artiste et le regardeur, dont l’oeuvre fait médiation, rencontre qui, comme dans la rencontre amoureuse, opèrerait en amont de la conscience… Autrement dit, jouant des écarts entre l’explicite et l’implicite, dans ses entre-deux, ses allers retours, ses retournements, ses doutes, ses ellipses, Mai Tabakian s’amuse autant du non-dit que du déclaratif, de la représentation symbolique comme de la métaphore. Ainsi de sa « Cinderella » dont l’emboitement des deux parties (comme « En plein dans le mille ») doit davantage à l’analyse psychanalytique de Bruno Bettelheim (2) et du sens métaphorique de l’expression « trouver chaussure à son pied » qu’au sport de cible à proprement parler, ou de cet haltère mesurant le « poids de l’adultère » (« Haltère adultère »), duel et léger.

Phoenix, 2018

Phoenix, 2018

Mais il serait réducteur de ne voir en l'oeuvre de Mai Tabakian qu'une gourmandise pop, légère et colorée. Car de la même manière que la tradition platonicienne ne voit en le monde sensible – auquel, mimesis par excellence, appartient l'oeuvre d'art- qu'un monde d'apparence au-delà duquel il faut se porter pour apercevoir quelque solide vérité, les préoccupations de Mai Tabakian la portent bien au-delà du joyeux foisonnement apparent de ses œuvres.

Il y a d'abord chez elle l'intuition de l'impermanence du monde, du péril de sa stabilité, source d'angoisse et d'inquiétude. De nombreuses oeuvres semblent une réponse, une réaction, une tentative contre la réalité de ce « monde flottant » (le Ukyiô de la tradition japonaise). Draînant toute la pensée asiatique, le sentiment d'incertitude, la difficulté de capturer, de maîtriser les éléments du monde se trouvent confrontés, écho à la double culture de l'artiste, à la tentation rationnelle, notamment au travers de l'intérêt que l'artiste porte à la géométrie et aux mathématiques, à la perfection des formes, à la modélisation du réel. Carré, triangle, cercle, rectangle, pentagone, hexagone ou octogone, les formes de la « géométrie sacrée », à l'oeuvre dans la nature comme chez les bâtisseurs, s'inscrivent partout chez Mai Tabakian, comme pour consolider son monde et en conjurer la fluidité.

 

Au-delà des formes immédiatement perceptibles, et de la confusion du réel, toute l'oeuvre de Mai Tabakian est sous-tendue par une quête physico-métaphysique d’explication du monde, la recherche d’une logique dans le fonctionnement de l’univers, notamment à travers l’observation de la Nature comme de notre propre nature, de ce qui nous compose, de la cellule aux grandes questions existentielles. « La nature », dit Mai Tabakian, « « le Grand Tout », ne serait peut-être qu’un assemblage de « petits touts » », ou une imbrication d'ordres logiques, à l'instar des théories organico-mécaniques nourissant la pensée classique, depuis les théories atomistes de Démocrite ou Lucrèce, en passant par Aristophane, Descartes, Goethe ou Hegel. Ainsi l'’installation des «Trophées» présente une série de haut-reliefs de fruits étranges en coupe, comme les deux moitiés d’un même organisme : un couple. Cette oeuvre se rapporte explicitement au célèbre «mythe d’Aristophane»: retrouver sa moitié originelle perdue, dans les limbes du mythe et de l’histoire anté-séculaire, afin de (re)former l’unité primitive et ultime.

Ensemble (Together), 2015

Ensemble (Together), 2015

La démarche de l’artiste repose in fine sur une sorte de recherche de l’ «archè», de ce qui préside à la fondation même des choses et des êtres, d’un principe qui, pour reprendre les mots de Jean-Pierre Vernant, «rend manifeste la dualité, la multiplicité incluse dans l’unité» (3), que l’artiste, avec la tradition grecque, place dans ce que nous pourrions appeler avec elle «l’Eros», principe créateur et ordonnateur du chaos. Le combat d’Eros, fondamentalement puissance vitale de création, d’union et de totalité, se poursuit inlassablement contre les forces de la déliquescence, de la destruction et de la mort.

 

C'est ici que l'oeuvre colorée et a priori inoffensive, comme une sorte de politesse, de Mai Tabakian, se fait plus implicitement douloureuse qu'elle n'en a l'air. Er ses «formes sensibles» le sont aussi par sensibilité. Toujours s'agit-il pour elle de mettre l'angoisse à distance, car son travail est traversé d'une conscience aigue de la mort et de son rapport au vivant, du sentiment du lien étroit entre la beauté et la finitude, dans ce que cela peut avoir de plus inquiétant, une sorte d’effroi devant le mystère de l’organique, comme devant l’indépassable de la destruction.

Il s'agit alors, comme dans une sorte de catharsis, de transformer la laideur et la mort en art, qu’il se fasse géométrique ou qu’il soit délesté de sa dimension «intestinale», dans un subtil jeu d’entre-deux entre attraction et répulsion, de retourner ce qui, dans l’organique, peut paraître impur et déliquescent, de «transcender le négatif» dans une expression plastique et esthétique harmonieuse et mouvante, abstraite et suggestive, aspirante et impénétrable à la fois.

Comme une forme de lutte contre une cruauté dont nous ne savons pas tout mais que nous connaissons tous, Mai Tabakian donne ainsi mystérieusement figure à son histoire intérieure.

 

Au-delà de cette dimension intime, les œuvres de Mai Tabakian témoignent à vif de la vie sensible, de cette sensibilité qui est la vie même et que l'oeuvre d'art dévoile en même temps qu'elle dévoile une forme de la vérité. Aucune pensée ni aucune émotion ne sont transmissibles sans avoir été transformées pour devenir sensibles. Dans la complexité de sa pensée et de ses émotions, Mai Tabakian fait de son travail l'«expression de son esprit», pour le dire en terme hégéliens, car c'est dans la forme sensible de ces sculptures que se dévoile les significations, que se révèle une forme de vérité peut-être plus profonde et complète que celle de n'importe quel raisonnement. «L’art est ce qui révèle à la conscience la vérité sous forme sensible» écrivait Hegel...Ce pourquoi Mai Tabakian aura choisi l'art et ces formes, et non un autre ordre de discours, reliant par des liaisons ténues mais visibles l'âme et le monde.

 

  1. Héros du conte de Road Dahl « Charlie et la chocolaterie »

  2. - Psychanalyse du conte de fées – Bruno Bettelheim – 1976

  3. - L'individu, la mort, l'amour. Soi-même et l'autre en Grèce ancienne,- Jean- Pierre Vernant- 989

Garden Sweet garden, 2012-2013

Garden Sweet garden, 2012-2013

FORMES SENSIBLES

MAI TABAKIAN

DU 9 AVRIL AU 20 JUIN 2022

dans le cadre de LILLE3000 saison UTOPIA

La Manufacture

Musée de la mémoire et de la création textile

29 avenue Julien Lagache -59100 Roubaix

03 20 20 98 92 – contact@lamanufacture-roubaix.fr

Horaires d’ouverture Du mardi au dimanche de 14h à 18h

Site web lamanufacture-roubaix.com

Partager cet article
Repost0
2 avril 2022 6 02 /04 /avril /2022 17:22

Quelques images de l'exposition LANIAKEA 2 VOLUME + SURFACE, que j'ai eu un particulièrement grand plaisir à curater avec l'artiste Bogdan Pavlovic!

Un grand merci aux artistes, enthousiastes et présents! Aux visiteurs nombreux - dont certains étonnants "VIP"-  qui ont réservé à l'exposition un accueil chaleureux! A La Ruche, lieu mythique qui n'usurpe pas son ambiance unique!, à la Fondation Seydoux et à l'association qui, par l'invitation de Bogdan, m'ont permis cette belle expérience!

Laurent Pernot, Julie Legrand et Yoan Béliard, trois des artistes de LANIAKEA 2

Laurent Pernot, Julie Legrand et Yoan Béliard, trois des artistes de LANIAKEA 2

"LANIAKEA 2 - VOLUME + SURFACE" - Yoan Béliard, Francine Flandrin, Esmeralda Kosmatopoulos, Lidia Kostanek, Petar Kras, Violaine Laveaux, Julie Legrand, Danaé Monseigny, Laurence Papouin, Bogdan Pavlovic, Laurent Pernot, Lionel Sabatté, Régis Sénèque, Mai Tabakian, Dragan Trajkowski, Céline Tuloup - Du 10 au 20 mars 2022 - Fondation La Ruche - Seydoux, Paris 15è - Sur une invitation et en co-commissariat avec Bogdan Pavlovic

 

Au premier plan, une œuvre de Yoan Béliard, au fond, installation de Bogdan Pavlovic

Au premier plan, une œuvre de Yoan Béliard, au fond, installation de Bogdan Pavlovic

Yoan Béliard, Régis Sénèque (installation au sol et photographie), Céline Tuloup

Yoan Béliard, Régis Sénèque (installation au sol et photographie), Céline Tuloup

Au premier plan, œuvres de Lionel Sabatté, au sol, œuvre de Dragan Trajkowski, au fond, œuvres de Violaine Laveaux

Au premier plan, œuvres de Lionel Sabatté, au sol, œuvre de Dragan Trajkowski, au fond, œuvres de Violaine Laveaux

La très belle installation de Violaine Laveaux

La très belle installation de Violaine Laveaux

The Kiss, de Laurent Pernot

The Kiss, de Laurent Pernot

"Tout ce qui brille", Esmeralda Kosmatopoulos

"Tout ce qui brille", Esmeralda Kosmatopoulos

Les écharpes de Céline Tuloup

Les écharpes de Céline Tuloup

Sculpture, de Francine Flandrin

Sculpture, de Francine Flandrin

Robe brodée de Céline Tuloup, au fond, deux des trois "Mandorles" de Lidia Kostanek

Robe brodée de Céline Tuloup, au fond, deux des trois "Mandorles" de Lidia Kostanek

Les désirs contraires, de Julie Legrand

Les désirs contraires, de Julie Legrand

Vue d'ensemble: Mai Tabakian, Laurence Papouin et Lidia Kostanek

Vue d'ensemble: Mai Tabakian, Laurence Papouin et Lidia Kostanek

Francine Flandrin

Francine Flandrin

Danaé Moseigny

Danaé Moseigny

Partager cet article
Repost0
18 mars 2022 5 18 /03 /mars /2022 18:27
LANIAKEA 2 - VOLUME+SURFACE

Pour la deuxième édition de Laniakea, nous avons choisi de présenter les oeuvres, tout en volumes et surfaces, de seize artistes contemporains, appelant par tous les moyens, ou des moyens divers, à la tentation – à laquelle il faudra pourtant bien résister- du toucher au-delà du voir.

 

Tentation inassouvie d’une caresse légère à la surface des oeuvres de Violaine Laveaux, aux textures imperceptiblement veloutées, mais absorbant la lumière, comme en retenue de silence et de mélancolie, comme entre chien et loup, dans une sorte de sensualité retenue.

Tentation encore, plus débridée c’est certain, de ce sein triomphant, qu’on imagine délicieux - mais sous cloche- de Francine Flandrin…La douceur fait envie, la beauté nourrit encore notre illusion qu’elle puisse être salvatrice.

 

Mais en ces temps belliqueux, l’art doit-il, comme disait Rosenberg, rester encore cette arène dans laquelle agir…ou se battre ? Probablement et même plus que jamais, comme en témoignent les “coups de poing” de Laurence Papouin, expérimentation sur la peinture, certes, rageuse trace de la présence, de la pesanteur d’un corps, offrant, en creux, un volume présent dans son absence…mais aussi expression symbolique de la force de l’art. Ou encore, sous la précieuse délicatesse de l’or, le coton et le corail composés sur fond d’encre de Chine des oeuvres de Danaé Monseigny nous interrogent sur la partition qu’il nous reste à interpréter dans la “symphonie du monde”. Nous n’en avons pas fini de nos luttes, quitte à la jouer hooligan en satin duchesse, à l’image des écharpes, au croisement du féminisme, du fan club de foot et du concours de Miss, de Céline Tuloup, ou à célébrer dans une aura de lumière le caractère sacré de la vie, et du lieu où elle advient chez l’humain, avec les Mandorles (figures que l’on retrouve habituellement aux façades des églises) de Lidia Kostanek.

 

Ici aussi, les archéologies s’entrechoquent entre un futur passé, ou un passé futur, avec les « jarres » hybrides de Yoan Béliard, un présent hélas bien présent, au travers de ce vrai-faux trésor déceptif, restes de bateaux de fortune, reste de drame, échoués sur une plage de Lesbos, et transcendé en icône par Esmeralda Kosmatopoulos et un futur ni tout à fait réel ni tout à fait fantasmé, le rêve – l’espoir ? - d’un autre monde, avec les météorites astrales de Bogdan Pavlovic.

 

Dans cet espace-temps incertain, il faudra plus d’un corps, plus d’une peau pour persévérer dans son être, étirer au plus loin ses forces vives entre ses désirs contraires (Julie Legrand), se débattre avec soi-même, – ou ce qui m’appartient, me couvre et me porte : les vêtements de Régis Sénèque-, croire en sa bonne fortune (Dragan Trajkowski) et à l’idée que la vie trouve toujours son chemin, à l’instar des bourgeons de peaux, mortes mais vivantes, des arbres résilients de Lionel Sabatté.

 

Mais encore : respirer, sentir battre son coeur (Petar Kras), finalement triompher, comme le Phoenix de Mai Tabakian, renaissant de toutes les apocalypses, et, comme dans le plus cinématographique des happy end, sans jamais penser que la fête est peut-être finie, que tout se termine - et recommence- par un baiser (Laurent Pernot) !

 

LANIAKEA 2 // VOLUME+SURFACE
DU 10 AU 20 MARS 2022
LA RUCHE - FONDATION SEYDOUX
PASSAGE DANTZIG - PARIS 15

Un co-commissariat Marie Deparis-Yafil / Bogdan Pavlovic

Partager cet article
Repost0
7 mars 2022 1 07 /03 /mars /2022 12:51

Je suis ravie de rentrer dans cette semaine de montage, qui s'achèvera par un week end de vernissage et de rencontres avec les artistes à la Fondation La Ruche-Seydoux, lieu mythique dans lequel je me réjouis d'organiser, avec mon hôte et co commissaire Bogdan Pavlovic, cette exposition!

LANIAKEA 2 - VOLUME + SURFACE - Exposition à venir!

Pour cette deuxième édition, nous avons invité 16 artistes contemporains autour du thème formel de "Volume et surface", avec des propositions que nous espérons pertinentes, surprenantes...et...chaleureuses!

LANIAKEA 2 - VOLUME + SURFACE - Exposition à venir!

LANIAKEA 2

OUVERTURE DE L'EXPOSITION - Jeudi 10 MARS

VERNISSAGE - Vendredi 11 MARS à partir de 18h

Samedi 12 et Dimanche 13 MARS, les commissaires et les artistes vous accueillent de 14 à 20h

Ouvert tous les jours sauf le lundi de 14 à 18h

Fin de l'exposition le Dimanche 20 MARS

Partager cet article
Repost0
7 mars 2022 1 07 /03 /mars /2022 12:27
Yancouba Badji, peindre et renaitre - Une publication dans la Revue des littératures de langue française

Je suis ravie d'annoncer la sortie du N° 31 de la Revue des littératures de langue française, consacrée cette fois au Sénégal et à sa jeunesse, sous le titre: "La jeunesse des Lettres, l'être de la jeunesse". 

Rédacteur en chef invité, Marc Monsallier y a réuni textes et essais de nombreux contributeurs, parmi lesquels Elgas, Diary Sow ou Sylvain Sankalé.

Yancouba Badji, peindre et renaitre - Une publication dans la Revue des littératures de langue française

Je suis honorée d'avoir été invitée à y publier le texte que j'avais rédigé récemment pour l'exposition personnelle de Yancouba Badji à a Galerie Talmart, et qui accompagnait la sortie du film Tilo Koto, de Sophie Bachelier et Valérie Malek. L'exposition et le film ont eu un large retentissement, public et médiatique, et nous en sommes heureux!

Yancouba Badji, peindre et renaitre - Une publication dans la Revue des littératures de langue française

La Revue des littératures de langue française se trouve partout dans les bonnes libraires, sur les plateformes et sur www.riveneuve.com

Revue des littératures de langue française

N°31 - "Sénégal, La jeunesse des Lettres, l'être de la jeunesse"

Éditions Riveneuve

ISBN : 978-2-36013-618-6

20 euors

www.riveneuve.com 

Yancouba Badji, peindre et renaitre - Une publication dans la Revue des littératures de langue française
Partager cet article
Repost0
26 décembre 2021 7 26 /12 /décembre /2021 21:29
"Dreaming in a wonderful forest"- Un texte pour le solo show de Ilias Selfati à la Galerie Mohamed Drissi, Tanger (Maroc)

Du 23 décembre 2021 au 22 janvier 2022 se tient l'exposition "Dreaming in a wonderful forest", solo show de l'artiste Selfati, à la Galerie Mohamed Drissi, à Tanger ( Maroc)

J'ai le plaisir d'avoir rédigé un texte pour cette exposition, que l'on peut lire ici!

 

"Dreaming in a wonderful forest"- Un texte pour le solo show de Ilias Selfati à la Galerie Mohamed Drissi, Tanger (Maroc)

«Dreaming in a wonderful forest» - Ilias Selfati

 

La forêt -sa demeure, son refuge, son « échappatoire » (1)- est encore une fois au cœur du titre de l'exposition personnelle que l'Institut français de Marrakech consacre à l'artiste tangérois Ilias Selfati.

Rêveries et merveilles, telles seraient les promesses de cette exposition, un titre superlatif qui pourrait paraître inopportun, quand on pense à la situation dans laquelle est plongé le monde aujourd'hui.

 

Alors d'emblée on pressent, si on écarte une potentielle dimension ironique à ce choix, soit une manière de dire une forme d'espoir, voire d'espérance et de foi, soit une urgence à tourner son regard ailleurs et son esprit autrement, de s'extraire de l'immédiateté de ce qui, réellement et médiatiquement, nous est donné, de tenter ce que les philosophes appellent epokhe, non une epokhe sceptique, consistant à suspendre son jugement, mais une epokhe méditative, une manière de s'extraire de la furie du monde, comme on appuie sur un interrupteur, de se disjoindre de la réalité, de cesser tout rapport immédiat – et anxiogène- au monde. Tandis que le monde se débat, il s'agirait, ne serait-ce que pour un temps, de «rêver dans une merveilleuse forêt»...? Une manière de dire: quoiqu'il en soit, le monde est merveilleux?

 

Cet appel à la forêt, espace éminemment vivant, à la fois bruissant et silencieux, à ses représentations, son écosystème et ses bestiaires, dans des expressions parfois organiques, parfois minimalistes, à ses fragments, à sa « primitivité », d'une certaine manière, est récurrent chez Selfati depuis de nombreuses années. Mais cette présence forte qui accompagne sa vie personnelle et artistique depuis si longtemps pourrait prendre aujourd'hui la tournure d'un appel à (re)trouver son «matin intérieur» (2)

Cependant la réflexion et l'art de Selfati se séparent de toute nostalgie arcadienne, à laquelle pourrait faire penser cette référence à Thoreau et l'incessant retour de l'artiste sur l'inépuisable matériel visuel de la forêt.

 

Bien sûr, quelque chose dans la démarche de l'artiste semble aller dans le mouvement d'une critique implicite du monde post-industriel, dans sa manière de montrer ensemble et, ici, sans hiérarchie apparente, ces visions « idylliques » de la nature et ces images, souvent tirées de l'actualité, des violences humaines. Il y a là une certaine vision du monde, et de la place de l'homme dans le monde, quelque chose de l'ordre d'un sentiment de désenchantement du monde.Thoreau l'avait pressenti, en faisant de Walden une critique de la révolution industrielle et des prémices de la société de consommation, Max Weber ensuite le théorisa: l'avènement de l'industrie et de la production de masse est aussi un moment de désenchantement du monde. Si « désenchanter le monde », c'est le débarrasser des croyances archaïques, des superstitions et de figures de l'irrationnel qui peuvent être perçues comme autant de formes d'ignorance, d'oppression et de violence, il n'est pas impossible que ce désenchantement soit aussi au fondement du monde contemporain capitaliste et à la racine de la crise environnementale que nous traversons. Car comment se sentir intimement partie prenante, comment prendre soin, d'un habitat vidé de tout symbole, et pour lequel on a retiré tout affect, sinon celui du profit? Comment continuer à vivre, alors, dans ce monde «abîmé», pour reprendre l'expression de Marielle Macé (3), si ce n'est en le réenchantant?

 

"Dreaming in a wonderful forest"- Un texte pour le solo show de Ilias Selfati à la Galerie Mohamed Drissi, Tanger (Maroc)

De là pourrait-on conclure une volonté de l'artiste de dépeindre une « wonderful forest »...Pourtant , en réalité, Selfati prend ici la tangente d'un art «écologique» maudissant l'anthropocène, comme le font aujourd'hui de nombreux artistes de la scène contemporaine: car si son art est un engagement, il l'est en faveur de l'art lui-même. La nature, comme le reste, n'est au fond qu'un sujet, aussi profondément ancré soit-il dans sa mémoire d'enfance. Ce qui le motive, le transporte, ce qui pour lui peut contribuer au réenchantement du monde, le fait cent fois réinterpréter une silhouette chevaline ou un dripping de fleurs, ou une crucifixion , ou un visage, ce n'est ni le retour à la forêt ni la fin de la violence parmi les hommes, mais l'art.

Rien ne peut le définir autrement que «artiste» et probablement rien n'a pour lui davantage de sens que l'art. Cette passion essentielle -au sens propre - pour l'art nourrit sa conviction que l'art est probablement bien davantage qu'une «planche de salut pour l'âme» comme dirait Schopenhauer -ce qui est déjà beaucoup-, mais une dimension ontologique de l'humain, et la seule façon de retrouver l'évidence de son «matin intérieur».

 

Ce corps à corps, corps et âme, avec l'art, avec la peinture, le détourne de toute tentation de facilité commerciale, des réseaux, des diktats. Trop passionné pour se soumettre aux modes, lobbies et marchés, il est et reste en ce sens un artiste libre. Dans le même temps, sa manière si engagée d'«être artiste» le place dans une lignée d'artistes et de pairs, qu'il admire et dont il reconnaît l'importance, dans des filiations, des proximités d'univers et parfois d'expression.

Au-delà de la peinture espagnole classique et moderne qu'il affectionne, dont on perçoit l'influence, de Velasquez à Picasso en passant par Goya, les ponts se jettent entre ceux qui, d'une manière ou d'une autre, enracinent son art tant dans une Histoire de l'Art que dans une communauté d'esprit, de manière de concevoir le travail et le statut de l'artiste.

On pense à Miquel Barcelo, avec qui Selfati partage, outre un intérêt pour les expressionnistes américains et pour Pollock, des formes issues de la peinture pariétale, mais aussi la représentation du crucifiement, que l'on retrouve de manière récurrente dans son corpus, faisant écho à Rembrandt autant qu'à Bacon. Filiation aussi avec Cy Twombly, dans ses œuvres ni uniquement abstraites ni totalement figurées, dans la diversité des enjeux et les présences scripturales, cette «texture graphique», pour reprendre l'expression de Roland Barthes à propos de Twombly(4) et cette sorte de primitivisme, encore...

On peut penser encore à Robert Longo, dans ce goût pour les «scènes de genre», oscillant de la beauté au drame, de la quiétude à la violence, de l'effroyable beauté du monde à l'avènement de l'apocalypse et cette sorte de romantisme noir qui émane de ses dessins. Noir, noir et blanc, élégant chez Longo, plus brut chez Selfati, mais avec cette même essentialité de la lumière et du noir comme matériaux premiers, bien que sa palette ne s'y réduise pas.

Bien que pétri de culture hispanique, Selfati entretient depuis longtemps un profond intérêt pour certains aspects de la culture japonaise, et notament l'esthétique du wabi-sabi, que Tanizaki, dont l'artiste est lecteur, opposera, dans le célèbre ouvrage Eloge de l'ombre, à l'esthétique occidentale. On perçoit, comme dans le wabi, cette sorte d'admiration modeste pour la dimension insaisissable et débordante de la nature, et, à l'instar du sabi, une esthétique de la patine, de l'inachevé, de l'imparfait, que les taches, matières, substances, coulures et autres drippings viennent souligner, exprimant, avec Tanizaki que « le beau n'est pas une substance en soi, mais rien qu'un dessin d'ombres, qu'un jeu de clair-obscur produit par la juxtaposition de substances diverses.» Aussi n'hésite-t-il pas à déployer une pluralité de techniques et de supports : carton, papier, encre, acrylique, fusain, peinture à l'huile ou pastel, textile, tissu d'origine militaire, entrant en résonance avec le sujet de ses oeuvres.

 

Bien que sa production soit profusionnelle, il apparaît clairement dans l'art de Selfati une dimension de pratique ascétique, qu'on pourrait rapprocher de celle d'un art martial. De la même manière qu'Yves Klein transposa dans son art les préceptes du judo, on pressent, non pas nécessairement dans le résultat visuel, mais dans le processus créatif, quelque chose de la rigueur, de la discipline, de l'énergie, que l'artiste a appris à développer par ailleurs dans une pratique assidue de l'aikido, cet art ou la force de l'adversaire est retournée à son envers.

Une pratique rigoureuse de la profusion, donc, car Selfati produit beaucoup, en un large inventaire. Logntemps cantonna-t-on son œuvre à ses représentations de la nature, le plus souvent présentées séparément d'un travail plus «urbain», ou plus lié à l'activité humaine, considéré comme moins essentiel dans sa démarche. Aujourd'hui, nature(s) et culture(s) se rejoignent, s'associent, se croisent, donnant à voir une sorte de «tout-monde» dans sa diversité, et son chaos aussi, mêlant le politique et le poétique, réunissant les «archipels», pour reprendre la terminologie de Glissant (5). Ilias Selfati est toujours sur la brèche, mais une brèche ouverte sur le monde, solidement étayée par son cosmopolitisme.

 

Marie Deparis-Yafil

Janvier 2021

 

 

  1. Tahar Ben Jelloun, à propos du travail de Selfati

  2. Henry David Thoreau – Walden ou la Vie dans les bois (1854) - Traduction L. Fabulet, 1922

  3. Marielle Macé – Nos Cabanes – Editions Verdier, 2019

  4. Roland Barthes – Cy Tombly, deux textes – Fictions & Cie/Seuil – Publié par la Galerie Yvon Lambert, Paris – 1979

  5. Edouard Glissant – Traité du Tout-Monde, NRF, 1993

 

 

 

"Dreaming in a wonderful forest"

Ilias Selfati

Galerie Mohamed Drissi

52 rue d'Angleterre - Tanger (Maroc)

Du 23 décembre 2021 au 23 janvier 2022

Partager cet article
Repost0
23 décembre 2021 4 23 /12 /décembre /2021 20:10
RENAITRE - Un solo show de Yancouba BADJI, à la Galerie TALMART

Outre le retour de la galerie Talmart, apèrs 7 ans d'absence, je suis ravie de pouvoir y signer le commissariat du premier solo show à Paris de l'artiste sénégalais Yancuba Badji, que je soutiens depuis 2018.

A la Galerie Talmart, donc, à Paris, on peut découvrir ou redécouvrir des oeuvres anciennes, la désormais iconique oeuvre Lapa Lapa, et plusieurs toiles récentes de grand format.

On peut également y lire le texte que j'ai écrit pour l'exposition, présenté ci-dessous, ainsi qu'un texte écrit par Marc Monsalllier, de retour de quatre année à Saint-Louis du Sénégal.

On pourra, enfin, découvrir à Paris, à l'Entrepôt dans le 14e ou au Luminor, à deux pas de la galerie, le film déjà multi primé de Sophie Bachelier et Valérie Malek, "Tilo Koto", dont Yancouba Badji est le "héros".

Lapa, Lapa - Yancouba BAdji

Lapa, Lapa - Yancouba BAdji

La vie de Yancouba Badji n’est pas moins romanesque qu’un film, et le film documentaire de Sophie Bachelier et  Valérie Malek, dont il est le “héros” - à l’affiche aujourd’hui partout en France, et que cette exposition accompagne- opère la mise en abîme d’un destin à la fois terriblement ordinaire, celui d’un migrant sur la route de la mort ou de la survie, selon, et sublime: celui d’un homme renaissant de drames que l’occident a oublié, le pinceau comme arme et résilience, un autre film, une histoire dans l’histoire.

En 2018, je rencontrai Yancouba Badji pour la première fois, à Saint-Louis, au Sénégal. En plein tournage de Tilo Koto, il cherchait, avec Sophie Bachelier, à rejoindre sa Casamance natale en moto, pour y tourner les dernières séquences de ce film qui documente et narre son voyage, son aventure, son périple, son errance achevée.

Européenne pour qui, quelque compassionnelle que l’on puisse être, le “drame des migrants” n’avait jamais été autre chose que des images, d’une certaine manière abstraite, saisies dans les médias, rencontrer Yancouba Badji fut comme une déflagration. Soudain, son regard, son sourire, sa voix, la manière dont, silencieux d’abord, il s’ouvre peu à peu et parle, non pour se jeter dans un récit malheureux mais pour exprimer, avec force et conviction, ce en quoi il croit, et son souci politique: voici un homme, une épiphanie, comme aurait dit Levinas. Après cela, le migrant mourant dans les flots bleus de la Méditerranée devenue noire de ses gisants, ne peut plus jamais être, à la façon du “on” heideggerien, une abstraction. Par sa présence sans relâche, dans ses expositions, les débats que suscitent Tilo Koto, Yancouba Badji incarne toute une humanité, toute l’humanité.


 

Cette anecdote est devenue comme un fil conducteur de ce à quoi il est destiné: lorsque Sophie Bachelier demanda à Yancouba, alors détenu en Tunisie, ce dont il avait besoin, il lui répondit: “des pinceaux et de la peinture”.


 

" Si je vais en enfer, j'y ferai des croquis. D'ailleurs, j'ai l'expérience, j'y suis allé et j'ai dessiné " 

Boris Taslitzky


 

Par la peinture Yancouba Badji donne à voir ce qui est aujourd'hui un des rares -sinon le seul- témoignages artistiques connus de l’errance migratoire dans laquelle est jetée une partie de l’humanité du 21ème siècle.

Il y a bien sûr chez Yancouba Badji, comme chez d’autres avant lui dans l’Histoire, quelque chose de cette inextinguible force qui pousse à créer pour résister, résister à l'ennemi, résister à la destruction, faire acte de vie, de survivance, ce sentiment de nécessité de créer pour porter témoignage et  restituer au  monde une image de l'inimaginable. Peindre l’horreur, mais pour qui? Pour ses compagnons d'infortune, pour ses compatriotes, pour nous qui découvrons peut-être ici et autrement la  face sombre et bien réelle du destin de milliers d’humains pris dans les filets d’une histoire géo politique devenue la leur par force.


 

Peindre pour nous, peindre pour lui.


 

Car Yancouba Badji est peintre, ici se tient son essence, son salut, l’arme de sa perdurance et de sa renaissance. Par sa peinture il s’est fait vainqueur du soleil et de la mort, qu' il a regardé en face. Quoiqu'il advienne, et déjà depuis l’enfance, il porte en lui cette fiévreuse urgence de produire des images, des formes et des représentations, de poser sur la toile sa vision d' un monde, d'abord celui qu’il a connu et le hante encore, mais plus encore, d’interpréter la trace d’une réalité, d’un récit humain individuel, débordant l'autobiographie, et à la portée forcément universelle. Ainsi, au-delà du témoignage précieux qu’elle représente, et de sa dimension résiliente, l'œuvre en éclosion de l’artiste Yancouba Badji se dessine aussi et surtout comme la promesse d’un regard singulier, brillant, qui jamais ne s’accomodera du monde tel qu'il est.


 

RENAITRE - Un solo show de Yancouba BADJI, à la Galerie TALMART

RENAITRE

Solo Show de Yancouba Badji

Commissariat: Marie Deparis-Yafil

Galerie Talmart

22 rue du Cloitre St Merri

75004 Paris

Jusqu'au 15 Janvier 2022

Partager cet article
Repost0
20 octobre 2021 3 20 /10 /octobre /2021 22:31
Lieux d'être 2021, acrylique et collage sur toile 146x89 cm

Lieux d'être 2021, acrylique et collage sur toile 146x89 cm

Je suis ravie d'annoncer la sortie du premier ouvrage monographique de l'artiste Hélène Milakis, pour lequel je signe une préface, que vous pouvez découvrir ici;

Lieux d'être 2020, acrylique sur papier affiche  150x197 cm

Lieux d'être 2020, acrylique sur papier affiche 150x197 cm

Petits prolégomènes


De son enfance passée dans le pittoresque quartier Saint-Séverin, à Paris, Hélène Milakis ne conserve pas le souvenir d‘un moment de révélation qui l'aurait menée là où elle est aujourd’hui, la peinture comme compagne quotidienne et jamais assouvie. Pourtant, lorsqu’elle entre en 1993 dans l'atelier de l’artiste Dominique Chauveau, s’ouvre devant elle un univers qui ne se refermera pas. Très vite, elle entre aux Beaux-Arts, sous la tutelle de Bioulès, Alberola ou Velickovic. Son univers pictural y prend forme, marqué par la disparition prématurée de son père, dont la figure de l’absence s'inscrira ensuite en filigrane de toute son œuvre.

 

Il suffit de se rendre dans l'atelier d’Hélène Milakis pour constater la diversité et la profusion de sa production: dessin, peinture, gravure, dans une grande diversité de supports, de techniques ou de formats, des plus amples aux plus atypiques, des miniatures au rouleau de dix mètres de long, frise de motifs animaux aux allures pariétales, jusqu’au multiples carnets qu'elle emplit de dessins, esquisses, peintures, qu’elle conçoit non comme croquis préparatoires mais comme oeuvres  à part entière, et qui pourraient tout à fait couvrir un vaste mur d’une salle d’exposition. A la modestie de format du carnet peut tout à fait répondre une œuvre créée sur l’endroit recouvert d’une grande affiche de cinéma ou de publicité, récupérée dans la rue ou le métro. Ce n’est ici pas tant le support qui prend sens - comme bien sur chez Villeglé par exemple-, que la texture lisse de l’affiche, sur laquelle glisse le pinceau et sous laquelle on devine l'épaisseur des affiches, comme une sorte de palimpseste (écho à ce mystère du dessous, que l’on retrouvera, avec ses ajouts de papiers comme des masques, sur certaines de ses oeuvres).

 

Immédiatement, on reconnaît, dans cette production foisonnante, la marque de ce qui fait l’essence même d' “être artiste”, cette volonté de travailler un sujet jusqu’à exténuation, cette inextinguible soif d'expérimentation et de recherche, par delà le style, l’univers que l’artiste se construit, et la reconnaissance, y compris formelle, que l’on peut en faire.

 

S’il fallait replacer la peinture d’Hélène Milakis dans un contexte, une lignée artistique, Der blaue Reiter s’impose d’abord à l'esprit, en raison des chevaux bleus de Franz Marc, sans doute. Mais il serait réducteur de s’en tenir à cette filiation. car si, comme Marc, l’artiste tend à occulter la représentation humaine au profit de l’animal, et que s’y retrouve aussi cette sorte de simplicité formelle et chromatique, elle n’ attribue pas pour autant, comme le fit l'artiste allemand, quelque vertu que ce soit à l’animal, qui répond ici, on le verra à d'autres enjeux symboliques. 

C’est donc plutôt du côté du néo-expressionnisme d’un Baselitz ou d’un Lüpertz qu’il conviendrait de regarder, dans cette manière, parfois, de représenter les corps, de cadrer ses compositions, dans le choix d’un chromatisme sourd, dans une intention plus proche de la sensation, de l’atmosphère, que d'une quelconque vérité. Il s'en faut cependant que la peinture d’Hélène Milakis en soit une simple réappropriation contemporaine. Et elle sait prendre la bonne distance de toute communauté picturale.


 

Lieux d'êtres  2020, acrylique et collage sur toile 27x35 cm

Lieux d'êtres 2020, acrylique et collage sur toile 27x35 cm

Etre là et disparaître

Celui dont les yeux brillent dans la nuit (1)


A l’acrylique rehaussée de craie, de fusain ou de sanguine, une de ses premières séries , “Sommeil profond” (2004-2008), donnait à voir des oeuvres où le blanc - la lumière?- domine, présentant des corps entre gisants et décorporation, esquissés comme en apesanteur, des visages émergeant parfois de la peinture dans la transparence des blancs rosés, d’où affleure parfois un rouge sanguin, reste de vie.

Cette question, ce fait,  de la présence, de l'être-là, et de la disparition nourriront dès lors la peinture et les intentions de Milakis.

 


Lorsqu’en 2012 Hélène Milakis entreprend de dresser des “Portraits de famille”, ce sont d’abord des portraits de groupes, dans lesquels humains et animaux - des chiens, compagnons de l’humain par excellence- semblent nous regarder dans le silence. Pourtant très vite, les visages et les corps s'effacent, au point de ne devenir que contours, silhouettes ou aplats, et peu à peu, les familles canines se substituent aux familles humaines. L’humain, relégué au second plan, s’épuise dans l’ombre, figures déchirées ou recouvertes de ces fameux papiers collés qu’elle utilise comme ajout ou masque, nous y reviendrons. La tête du chien se fait plus précise que la nôtre...Curieusement, pour l’artiste, cet effacement progressif de la figure humaine n’est pas pressentie comme une noirceur, les prémisses ou l’expression d’une angoisse, mais au contraire comme un soulagement, comme si elle se délestait de quelque chose. Le poids de l’être-là...La série "De l'autre côté” (2015),  dans laquelle même les animaux semblent disparaître dans une épaisse forêt picturale, confirme cette inclination à l’effacement. Plus tard, la série “Dead end”, qui affermit le goût de l’artiste pour les aplats noirs, offre, à la frontière de l’abstraction, ou, selon la leçon du néo-expressionnisme, cette figuration qui connait l’abstraction, des formes juste identifiables, renvoyant à une représentation de l’ordre de l’image furtive, de la sensation, paradoxalement à la fois dans le flou et fixé. Etre-là et disparaître…

Et donc avec le temps, voici la figure humaine disparaissant des tableaux de Milakis, au profit d’une figure animale devenant récurrente.

 


Représenter l’animal, dans l’art n’a a priori rien de novateur. Le chien, comme le cheval, font d’ailleurs partie des animaux les plus couramment représentés dans l’Histoire de l’Art et l’art contemporain continue de s’en emparer souvent. De Koons à Cattelan, de Huang Yong Ping à Velickovic, jusqu’à la folle expérience de “Devenir cheval” de Marion Laval-Jeantet (Art Orienté Objet), chiens et chevaux font partie d’un bestiaire usité.

Souvent, il s’agit d’en faire un symbole, un médium d’une dénonciation critique de la société ou d’un moment de l’Histoire. Pour d’autres, l’animal est une occasion décorative, voire humoristique, d'une intention soulignant les concordances entre l’homme et les autres animaux. Pour d’autres encore, de manière plus sérieuse, il s’agit de pointer l’humaine animalité, ou l’animalité humaine, ou encore d’interroger le spécisme, les rapports de domination utilitariste de l’animal ou l’impact anthropocène. Rien de tout cela ne prévaut vraiment dans les intentions de Milakis. De son propre aveu, bien que soucieuse de ces questions - comme nous le sommes tous aujourd’hui - l’écologie et le rapport de l’homme à l'animal ne sont pas au centre de ses préoccupations artistiques. 

 

Il faut donc chercher ailleurs les indices de cette présence animale quasi exclusive dans son corpus pictural, de cette “résistance” à la figure humaine et de la récurrence de ces animaux.

Il y aurait bien l’anecdote de cette rencontre fortuite et presque fantasmatique, avec cette meute de chiens sauvages, quelque part au nord de l’Argentine, dans la province de Jujuy. C'est de là, dit-elle, que naîtra le début de sa longue série des "Chiens errants” (à partir de 2010). 

Il y aurait bien aussi cette tentation tirée de l’étymologie, que ne renierait pas un amateur de jeux de mots signifiants et autres glissements sémantiques (Freud ou Lacan en tête), d’analyser ce qui inspire l’artiste comme une réponse cynique -au sens propre- à ses interrogations ontologiques. En effet, quand on parcourt l'œuvre de Milakis, on ne peut qu’être frappé par ce doute, cette hésitation qui le surplombe, à propos d’un “statut de l’humain” qu’on ne saurait définir, essentiellement. “Je cherche un homme”, clamait Diogène de Sinope, parcourant les rues d’Athènes, sa lanterne brandie en plein jour sous le visage des passants. A l’instar du “chien céleste” (2), il n’est pas impossible qu’Hélène Milakis souscrive à ce mystère. Cela expliquerait, dans le même temps, cette pléthore de chiens et de chevaux sans cesse à nouveau représentés, comme si, avec Diogène, elle voyait bien “le cheval, et non la caballéité” ou encore comme si, se soumettant à l’infortune du concret, il lui fallait soit effacer soit représenter sans cesse ce qui existe (Dasein) à défaut de ce qui est (les grecs diraient ‘To ti esti”)

 


Cette hypothèse, pourtant, si elle esquisse un univers, ne suffit sans doute pas encore à élucider cette massive présence animale dans l'imaginaire de Milakis. Dans ce parcours d’indices, ce jeu de mystères, il reste encore à parier sur la dimension symbolique de l’animal, et de profondes réminiscences, qui s'étendent bien au-delà de la simple métaphore.

 


Si sa symbolique est riche et multiple, le chien possède, dans de nombreuses cultures, en Egypte, en Amérique du Sud, en Afrique subsaharienne comme en Orient un rôle de messager entre l’au-delà et le monde des vivants, mais aussi de protecteur et de passeur. Dans la culture mexicaine ancienne, les chiens étaient le plus souvent sacrifiés à la mort de leur maître, car eux seuls avaient le pouvoir d'accompagner le défunt à l'image de Xolotl, le Dieu-chien, afin d’aider à franchir les neuf fleuves qui séparent le défunt de Chocomemictlan, le royaume des morts. Le chien représente donc le psychopompe par excellence, c'est-à-dire, guide des âmes au bout de la nuit... Dans le panthéon grec, le chien participe à cet univers chtonien, porteur et portier d’un passage vers les mondes souterrains, ce qui implique aussi quelque chose de l’ordre de la renaissance, d’un lien entre les mondes. 

Les chiens parfois errants d’Hélène Milakis, nous regardent, nous invitent, se détachant d’un fond sombre presque monochrome si ce n'étaient des formes distinguées dans la pénombre et ici, là, un trait de lumière - le papier déchiré comme un voile-, une couleur acide comme un réveil.

Et puis, à partir de 2016, apparaît un autre animal, le cheval, représenté le plus souvent de manière frontale, sans mouvement, calme et serein, grave et silencieux. 

Il est probablement l’animal le plus représenté dans l’Histoire de l’art, de l'art pariétal à Byzance, de l'Egypte à Vinci, de David à l’art contemporain. Le portrait équestre, dès le 16ème siècle, constitue même un genre en soi. 

 

Comme le chien, le cheval occupe souvent, dans les mythologies et cultures anciennes, une fonction de psychopompe et se déploie depuis toujours autour de lui un riche imaginaire, questionnant notamment la dualité de force et de raison, d'instinct et d’intelligence, dont la figure du centaure réalise la synthèse.

Il ne paraît donc pas hors de propos d’hypostasier que la présence massive, tant formellement qu'en nombre, de ces animaux dans la peinture de Milakis puisse constituer l’expression métaphorique ou symbolique de ce qui draine et nourrit son oeuvre et sa réflexion, cette question lancinante de la présence, de la disparition, de l’absence, et de la concordance des mondes.


 

Lieux d'êtres 2020, acrylique et collage sur toile 27x35 cm

Lieux d'êtres 2020, acrylique et collage sur toile 27x35 cm

Papier déchiré, papier collé

Un trait de lumière tout contre le secret du masque


D’autres éléments, d’abord plastiques, viennent attester de ce souci récurrent. Ainsi, la technique de collage dont l’artiste fait usage de manière régulière bien que non systématique dans la composition de ses œuvres.  

Ce rajout de papier sur la toile s’avère parfois peu visible au premier regard, caché sous la peinture. Parfois au contraire, la déchirure du papier collé ponctue la composition, comme une zébrure de lumière dans un ensemble chromatique souvent sombre, ou encore, le collage se fait manifeste, produisant par la superposition un volume inattendu dans la toile. Le papier, posé sur la tête ou le visage, devient alors comme un masque sur les représentations figurées, redoublant cette sensation de mystère qui entoure les toiles de Milakis. 

 

Bien sûr, le masque constitue une thématique filant toute l’Histoire de l’Art. Il est souvent, comme chez Goya, la marque des faiblesses et cruautés humaines, le symbole, comme chez Ensor par exemple, de la mascarade sociale. Délaissant cette dimension critique, Hélène Milakis recouvre ce que l’on ne verra pas d’une autre figure, jouant plutôt de la fonction autant négatrice que créatrice d'identité du masque, poursuivant cette quête-enquête du mystère de l’être, dans cette permanente dialectique entre montrer et dissimuler. Et puis ce masque de papier, redoublement de la figure en même temps que son effacement ne peut que faire écho à son usage chamanique. Le masque, objet transitionnel,  n’est-il pas alors comme un écran interposé entre deux mondes, matérialisation ou extériorisation des forces présentes, mouvantes et agissantes dans la nature? Outil d'anonymat universellement usité, ouvrant à une "métaphysique de la présence", le masque, au delà de sa présence sensible, opère en médiateur spirituel par lequel celui qui le porte - homme ou animal, se désincarne pour incarner “autre chose”. Au Japon, on dit que le masque que l’on pose, qui n'est pas porté, est "terasu", “ en sommeil ”(3). Ceux que Milakis colle sur ses figures, eux, sont  “vivants”, et c’est là que s’incarne vraiment le mystère de la continuité des deux mondes.


 

Des tableaux de rêve

Dans les profondeurs de la réminiscence


 

Sans être non plus monadique, ce qui interdirait probablement toute communication émotionnelle, la peinture d'Hélène Milakis est, ou était jusqu'il y a peu, une peinture “intérieure”, explorant essentiellement une vie intérieure plutôt que le monde, d’une certaine manière. Une peinture qui parle d’un monde du dedans, de l'occupation intime à se tenir au bord des deux mondes, celui de l'être, celui de l’absence. C’est sans doute la raison pour laquelle la notion de trace, d'empreinte, et donc de double, importe tant à l’artiste.. Ainsi emploie-t-elle souvent cette technique proche du monotype consistant à  peindre un motif sur un support pour venir l'imprimer, le dupliquer sur un autre, créant ainsi une image et son double, une figure et sa trace, un être et un autre ( “une autre histoire”, 2020).


 

Bien que dans sa pratique, la notion de mouvement, en tant que geste, geste pictural, physique, de la main et du pinceau sur la toile, compte, la peinture de Milakis en elle même ancre ses représentations dans un contexte perceptif suspensif: aucun élément n’indique de temps ou de lieu défini, ni non plus quelque espace fictionnel déterminé. Autrement dit, de manière générale, nous ne savons jamais ni où ni quand, ni dans quelle histoire se situent les œuvres que nous voyons, que n’entrent dans aucun schéma narratif clair. 

 

Ce sont des tableaux, presque au sens théâtral du terme, c’est-à-dire des scènes capturées, dans un décor donné, qui sans connaissance du contexte, ne donnent que peu d'indices hors du tableau lui-même. Le contraire du coup de théâtre selon Diderot (4), un état des lieux - des "lieux d’être”, dirait Hélène - un arrêt sur image ou encore, une manière d’aborder la scène qui nous fait écho aux “Rêves reconstitués” d’Edouard Levé (5). Dans cette série photographique, Edouard Levé avait demandé à ses proches de rejouer le plus fidèlement possible des scènes de ses propres rêves  afin d’empêcher leur évanescence naturelle. Cela donnait d'étranges images d'actions comme figées dans un espace-temps indéfini, comme souvent d'ailleurs le sont les images de rêves. Il y a un peu de cela dans les peintures de Milakis, quelque chose de l’ordre de l’image onirique - rêve ou cauchemar, d'ailleurs- flottant hors du temps et de l'espace conventionnels, hors de toute narration linéaire, un pur “moment” imaginaire, une durée décomposée, les fragments d’un temps discontinu.

 

Ici, rêve et souvenir se construisent et se maintiennent sur la toile de la même manière que présent et passé peuvent se superposer dans nos consciences et nos imaginaires. Hélène Milakis fait souvent référence au film de Carlos Saura, “Cria Cuervos” (6), dont l’univers peut éclairer celui de l’artiste, ou comment la force de la représentation - ces animaux, ces corps puissamment présents sur sa toile, hantés, dans leur présence même- , et  les images du monde réel se fichent dans le monde imaginaire, comme autant de rémanences, brouillant entre eux les limites. Entre rêve, vision et réalité, sans frontière, sans règles et sans échelle de valeur, avec toute la puissance de son imaginaire, Hélène Milakis nous fait ainsi pénétrer dans son monde intérieur, grondant dans le silence.


 

Du souvenir au “ressouvenir”, il n’y a qu'une plongée dans les profondeurs de l’âme que l’artiste, sans en avoir toujours la claire conscience, laisse ressurgir à la surface de ses toiles. Souvent dit-elle, il s ‘agit de se laisser porter par ce qui advient, de se laisser guider par cette inspiration, ce surgissement des images, qu’elle ne maîtrise pas toujours. Ainsi subsiste-t-il toujours un mystère indépassable, s’il n’était que, comme le souffle Platon par la voix de Socrate, le mystère des formes qu’elle peint ne soit que l’éveil d’images latentes qu’elle porte en elle, depuis toujours et au-delà.

 

« Ainsi, immortelle et maintes fois renaissante l’âme a tout vu, tant ici-bas que dans l’Hadès, et il n’est rien qu’elle n’ait appris ; aussi n’y a-t-il rien d’étonnant à ce que, sur la vertu et sur le reste, elle soit capable de se ressouvenir de ce qu’elle a su antérieurement. » (7)

 

Peut-être a-t-elle déjà vu la force tranquille de l’animal, la beauté antique des statues grecques et la puissance mythique du Minotaure, elle, que les origines ancrent dans ce pays, cette histoire, cette culture, sans y avoir jamais vraiment vécu. D’où lui viendrait sinon le surgissement du Taureau de Minos dans la bien-nommée série “Une autre histoire”(2018), ces paysages de ruines antiques qui peuplent ses fonds de tableaux, et dont le sens dépasse probablement le simple clin d’oeil à la tradition picturale ruiniste, ou encore ces corps masculins, tronqués de leur tête, que l'on retrouve dans son oeuvre de manière récurrente, massifs et mystérieux, rouge comme une argile ou un corps irrigué, vivant donc mais évoquant sans ambiguïté quelque chose de la statuaire grecque? 

La réminiscence, puisque c’est à cette hypothèse que nous souscrivons ici: une séduisante conjecture qui ne trouble pas tant le besoin de croire en la magie, et en la profonde poésie de l'inspiration.

Dès regards 2021, acrylique sur toile 27x35cm

Dès regards 2021, acrylique sur toile 27x35cm

Au hasard du destin

La sensation du paysage 


Récemment, pendant la pandémie, Hélène Milakis a entrepris un virage significatif dans son travail.

Cela commence avec la redécouverte d'une photo de sa sœur, enfant, et, sans qu’elle sache vraiment pourquoi, ce cliché sorti du tiroir et ressurgi du passé agit comme un déclic.

Dès lors, l’artiste réintroduit la figure humaine dans son travail, au travers de cette image de petite fille, toujours positionnée de la même manière, de trois quart, tenant dans ses mains  un oiseau au destin tragique, comme une sorte d’Anankè moderne (8), et qui constitue peut-être, a posteriori, une des clés du travail de Milakis....Plus tard, dans cette série intitulée “lieux d’êtres”, l’oiseau disparaît parfois, mais autre chose surgit...


 

Car, sans autre transition, l’artiste ouvre sa gamme chromatique à une palette de verts et de bleus peu usités jusqu’alors. Depuis toujours, elle avait privilégié une palette qu’elle définit elle-même comme sommaire, composée de tons rompus ou rabattus de noir, avec parfois une pointe acide. Cette échappée chromatique semble symboliquement signaler une ouverture plus globale de sa peinture vers un extérieur nouveau.

Sans arguer d’une peinture de plein air, on en est loin, Hélène Milakis semble ouvrir portes et fenêtres, offrir et s'offrir une forme de respiration et une sensation nouvelle, quelque chose comme une sensation de paysage. 


 

Ce faisant, la peinture à venir d’Hélène Milakis pourrait alors prendre le parti d’une réconciliation, de la pose et du mouvement, des figures humaines et animales, du dedans et du dehors, du mystère et du réel, du passé et du présent, de la tragédie et du bonheur.

 

(1)Selon le linguiste Albert Joris Van de Windekens, le mot “chien” prendrait une de ses origines dans l'idiome indo-européen Keu, qui signifie “luire, briller”  -Langue, dialecte, littérature. Études romanes à la mémoire de H. Plomteux, Leuven, Leuven Univ. Pr., 1983, pp. 455-458.

(2) Comme le nommait Kerkides de Megalopolis dans ses Poésies Mimiambes ( III av.JC)

(3) D'après Erhard Stiefel, in "Rencontre avec Erhard Stiefel et Ariane Mnouchkine" - Entretien réalisé par Béatrice Picon-Vallin, au Théâtre du Soleil, le 29 février 2004.

(4) Denis Diderot - Entretiens sur le Flls naturel (1757)

(5) Edouard Levé - Artiste plasticien et écrivain français, 1965-2007

(6) Cria Cuervos, réalisé par le réalisateur espagnol Carlos Saura, en 1976, avec Géraldine Chaplin et Ana Torrent

(7) - Platon dans Ménon, 81b

(8) - Dans la mythologie grecque, la déesse Ananké est à la fois un concept et la personnification de la destinée, de la nécessité inaltérable et de la fatalité.

LIEUX D' ETRES

Exposition du 22 au 30 octobre 2021 De 12h à 19h sauf le lundi

Présence de l’artiste les 23, 24 et 30 octobre 2

2, rue du Cloître Saint-Merri, 75004 Paris

06 20 15 67 22

 

Vernissage et signature à l’occasion de la sortie de la monographie Lieux dEtres le samedi 23 octobre de 18h à 21h

 Un grand merci à Stéphane Boulin, pour sa passion de l'art et des artistes, et sa générosité.

Partager cet article
Repost0

Recherche

Liens