Artiste franco-vietnamienne, Mai Tabakian développe un travail textile architectural et sculptural entre couture, suture et matelassage. Sa démarche plastique, aux apparences suaves et colorées, est soustendue par une quête physico-métaphysique d’explication du monde, la recherche d’une logique dans le fonctionnement de l’univers, notamment à travers l’observation de la Nature comme de notre propre nature,
de ce qui nous compose, de la cellule aux grandes questions existentielles. « La nature, « le grand tout », n’est finalement qu’un assemblage de « petits touts » », dit-elle, « comme mes sculptures et mes installations sont un assemblage de textiles , mettant l'angoisse à distance mais gardant aussi un certain mystère. »
Dans l'oeuvre de Mai Tabakian, les formes géométriques, les compositions colorées, franches ou acidulées, le souci des volumes et des surfaces semblent résulter d’un brassage de références historiques, de l’abstraction géométrique à l’op art, de l’orphisme à l’art concret (parce que « rien n’est plus concret, plus réel, qu’une ligne, qu'une couleur, qu’une surface », comme dirait Theo van Doesburg), de Stilj, donc, à l’abstraction américaine – Sol Lewitt, Frank Stella, Ellsworth Kelly-. Plus près de nous, on pensera aussi, peut-être, aux jeux de couleurs et de formes du new pop superflat ou aux rondeurs colorées de Kusama…
Pourtant, tout dans l’oeuvre de Mai Tabakian laisse supposer un pas de côté, une fuite libre hors de ces sentiers déjà battus. Car dans cette oeuvre à la dimension a priori délibérément décorative, et plastiquement hautement désirable, au-delà de ce rendu matelassé, reconnaissable comme une signature, de ces formes à la fois lisses, brillantes, rebondies, de la richesse des motifs, la dimension sculpturale -voire architecturale- offre une alternative inédite, à la fois à ces attendus de l’histoire de l’art moderne et contemporain, mais aussi aux actuelles productions d’oeuvres textiles.
L’artiste construit des objets finalement complexes, résistants aux catégories, ni tableaux ni sculptures au sens traditionnel du terme, ni couture ni broderie, ni tapisserie. Son travail, flirtant constamment avec l’hybride et la mutation, s’apparenterait à la rigueur à une sorte de « marqueterie textile », le tissu étant embossé sur des pièces de polystyrène extrudé.
De manière générale, Mai Tabakian tire la richesse formelle de son travail de son intérêt pour les formes mathématiques et la géométrie, mais aussi pour le biologique et l’organique, pour l’architecture, ou encore pour l’esthétique numérique. Les croisements de ces territoires, ces interactions, relevant toutes de principes d’organisation, de manière d’ordonner le monde, participent activement à cette dimension hybride de
l’oeuvre, faisant appel à d’autres domaines de la pensée et de la création. Les liens ainsi tissés, inhérents à la production de l’oeuvre, renvoient d’une certaine façon à une conception goethienne[1] d’un art évoluant de manière organique, dans la transformation et la métamorphose, et, peut-être, d’une origine commune de l’art et de la nature.
De nombreuses oeuvres de Mai Tabakian semblent une réponse, une réaction, une tentative contre la réalité de notre monde - un « monde flottant » ou Ukyiô- marqué par l'impermanence et la relativité des choses. Le sentiment d'incertitude, la difficulté de capturer, de maîtriser, les éléments du monde, qui draîne toute la pensée asiatique, se trouvent confrontés, écho à la double culture de l'artiste, à la tentation rationnelle,
notamment au travers de son inclination pour la géométrie et les mathématiques, la perfection des formes, la modélisation du réel. Carré, triangle, cercle, rectangle, pentagone, hexagone ou octogone, les formes de la « géométrie sacrée », à l'oeuvre dans la nature comme chez les bâtisseurs, s'inscrivent partout chez Mai Tabakian, comme pour consolider son monde et en conjurer la fluidité.
Ses oeuvres conservent toujours néanmoins une dimension ludique, avec leurs formes sensuelles et leur chromatisme exacerbé, jeu renforcé ici par l'appel à des éléments identifiés de la culture populaire. Comme dans le Ukyiô, la légèreté est une politesse et un devoir face à la fugacité du monde... La plupart des oeuvres de Mai Tabakian ouvre ainsi à une réjouissante pluralité des interprétations, l’artiste entretenant à plaisir les ambigüités, tant dans ce qu’il nous est donné à voir qu’à comprendre, lorsque nous en découvrons les titres. Que dire, par exemple, de ce qui compose son mystérieux « Garden sweet garden » : s’agit-il de fleurs dévorantes, de champignons vénéneux ? De visions hallucinatoires ou de
plantes psychotropes susceptibles de les provoquer ? De confiseries géantes dignes de l’imagination de Willy Wonka, le héros du conte de Road Dalh ? Ou bien…de métaphores sexuelles pour rêves de jeunes filles, comme un délice freudien? La multiplicité des interprétations possibles, si ce n’est leur duplicité, se rapportant donc à l’intention, à la disposition d’esprit de celui qui regarde, suggère par là même l’idée
freudienne d’une « rencontre inconsciente » entre l’artiste et le regardeur, dont l’oeuvre fait médiation, rencontre qui, comme dans la rencontre amoureuse, opèrerait en amont de la conscience… Autrement dit, jouant des écarts entre l’explicite et l’implicite, dans ses entre-deux, ses allers retours, ses retournements, ses doutes, ses ellipses, Mai Tabakian s’amuse autant du non-dit que du déclaratif, de la représentation symbolique comme de la métaphore. Ainsi de sa « Cinderella » (2013) dont l’emboitement des deux parties (comme « En plein dans le mille », 2013) doit davantage à l’analyse psychanalytique de Bruno Bettelheim[2] et du sens métaphorique de l’expression « trouver chaussure à son pied » qu’au sport de cible à proprement parler ! Ainsi, de la turgescence de la pointe du casque de soldat de « Retour à la vie civile » (2014), de cet haltère mesurant le « poids de l’adultère » (« Haltère adultère » 2013), duel et léger. Ainsi, enfin, de ces « Wubbies » (2012-2013), doudous tendres et colorés, qui, sous des allures faussement ingénues, voire enfantines, manifestent une sensualité évidente.
Une sensualité, contenue dans ses formes, célébrant l’union du masculin et du féminin, affleure donc dans toute l’oeuvre récente de Mai Tabakian.
Mais au-delà de l’évocation de l’amour en son sens le plus prosaïque, c’est dans une inspiration constante vers les sciences de l’organique que l’artiste s’interroge sur ce qui préside aux rapprochements humains, à l’amour, à la manière dont se créent les affinités. Un questionnement qu’elle exprimait déjà dans la série «Atomes crochus ou les affinités électives», se référant à la fois aux théories atomistes des philosophes
Démocrite ou Lucrèce, et aux «affinités électives» de Goethe [3], et qu’elle active encore dans l’installation des «Trophées», haut-relief de fruits étranges en coupe, comme les deux moitiés d’un même fruit : un couple. Cette oeuvre se rapporte explicitement au célèbre «mythe d’Aristophane»[4]: retrouver sa moitié originelle perdue, dans les limbes du mythe et de l’histoire anté-séculaire, afin de (re)former l’unité primitive et ultime, tel est le sens de ce mythe qui donne à Eros une dimension particulière, celle d’un «daimon», intermédiaire liant ou reliant ce qui a été déchiré, séparé.
En outre, les formes que produit Mai Tabakian, et notamment les formes phalliques, émergent aussi et surtout depuis son rapport originaire avec le Vietnam. Ces oeuvres évoquent les formes des «lingam»[5], pierres dressées et symboles ouvertement phalliques qui, parfois enchâssés dans leur réceptacle féminin, le «yoni» -formes que l’on retrouve aussi fréquemment chez Mai Tabakian-, symbolisent à la fois la nature duelle de Shiva (physique et spirituelle) et la notion de totalité du monde. C’est donc également dans ces formes incarnées et «signes» de Shiva, entre puissance créatrice et «lieu», accueil, que Mai puise nombre de ses représentations, et le sens profond de sa recherche.
Nous comprenons alors que la démarche de l’artiste repose in fine sur une sorte de recherche de l’ «archè», de ce qui préside à la fondation même des choses et des êtres, d’un principe qui, pour reprendre les mots de Jean-Pierre Vernant «rend manifeste la dualité, la multiplicité incluse dans l’unité»[6], que l’artiste, à l’instar de la tradition grecque, place dans ce que nous pourrions appeler avec elle «l’Eros», principe créateur et ordonnateur du chaos. Le combat d’Eros, fondamentalement puissance vitale de création, d’union et de totalité, se poursuit inlassablement contre les forces de la déliquescence, de la destruction et de la mort.
Emerge alors de son travail une conscience de la mort et de son rapport au vivant, le sentiment du lien étroit entre la beauté et la mort, dans ce que cela peut avoir de plus inquiétant, une sorte d’effroi devant le mystère de l’organique, comme devant l’indépassable de la destruction.
Il s'agit alors, comme dans une sorte de catharsis, de transformer la laideur et la mort en art, qu’il se fasse géométrique ou qu’il soit délesté de sa dimension «intestinale», dans un subtil jeu d’entre-deux entre attraction et répulsion, de retourner ce qui, dans l’organique, peut paraître impur et déliquescent, de «transcender le négatif» dans une expression plastique et esthétique douce, harmonieuse et mouvante, abstraite et suggestive, aspirante et impénétrable à la fois.
Comme une forme de lutte contre une cruauté dont nous ne savons pas tout mais que nous connaissons tous, Mai Tabakian donne ainsi mystérieusement figure à son histoire intime.
(1) – J.W. Goethe- La métamorphose des plantes, 1790
(2) - Bruno Bettelheim- Psychanalyse des contes de fées, 1976
(3) - Goethe ayant lui-même puisé, dit-on, dans le Dictionnaire de Physique de Gehler et le phénomène d'échange moléculaire, renvoyant à la doctrine et aux travaux
d'Etienne-François Geoffroy en, 1718, théorie dominante dans la chimie du 18ème siècle.
(4) - Platon- Tò sumpósion – Le Banquet, (190 b- 193 e), env. -380 AVJC
(5) - signifiant aussi « le signe » en sanscrit
(6) - Jean-Pierre Vernant- L'individu, la mort, l'amour. Soi-même et l'autre en Grèce ancienne, 1989