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1 mars 2024 5 01 /03 /mars /2024 16:42
VITACENE, une exposition personnelle de Béatrice Bissara à l'Atelier, Espace Arts Plastiques de Mitry-Mory, à partir du 1er mars

Après "Venus Vesper" en 2017 et "Touriste!" en 2019, je suis très heureuse d'être invitée à nouveau pour la Ville de Mitry-Mory à curater une exposition au charmant Atelier Espace d'Arts Plastiques, sous la houlette d'Eliette Nekert, avec cette exposition personnelle de Béatrice Bissara, "Vitacène". 

Après "Fragiles sommets", en 2022, au Château des Tourelles au Plessis Trévise, nous poursuivons notre aventure avec cette exposition, "Vitacène", présentant , auprès de peintures et d'une "Oscillation", de nouvelles pèces, notamment des céramiques, dans une ambiance qui se veut une promenade immersive au cœur d'une nature vivante, bruissante et polymorphe.

VITACENE, une exposition personnelle de Béatrice Bissara à l'Atelier, Espace Arts Plastiques de Mitry-Mory, à partir du 1er mars

Depuis quelques années, le concept d’anthropocène a émergé dans la pensée contemporaine, désignant, souvent de manière critique, l’ère de l’Histoire universelle à partir de laquelle l’homme et l’activité humaine ont commencé à avoir un impact sur la nature lui préexistant. Avec Vitacène, Béatrice Bissara imagine un nouveau concept, celui d’une « ère d’après », de la résurgence du vivace et de la puissance créatrice après que la technologie nous en ait détournés.

A travers différents médiums – peintures, oeuvres sonores (dont les Livres-murmures), sculptures, installation (une Oscillation synesthésique) - l’artiste nous offre une expérience immersive, une « apnée introspective », au coeur de la nature et de la forêt, réévaluant notre relation avec la vie et le vivant.

Se reconnecter avec ses ressentis les plus subtils, toucher par les sens la vie qui « transcende la forme et le visible » : pour Béatrice Bissara, la nature ne constitue pas un ensemble de corps végétaux ou animaux, mais une conscience vibrante. « Cette vision », explique-t-elle, « rompt avec la séparation fictive des règnes, unifiant l’humain, le végétal et l’animal dans une symbiose mystérieuse ».

A l’instar du philosophe Baptiste Morizot, elle souhaite « repolitiser l’émerveillement* », renouer avec la sensibilité et l’attention, s’inscrire dans cette philosophie du vivant où « la séparation entre intériorité et extériorité se dissout, la porosité des mondes s’installe, les corps ne sont plus séparés, mais reliés par cette conscience commune et les interactions qui en découlent ».

Béatrice Bissara en est convaincue : pour sauver notre planète, nous ne devons pas reprogrammer notre cerveau, mais lui permettre d’atteindre son « plein potentiel », dans une connexion souple et immédiate avec ce qui nous entoure, dont les ressources se déploieraient comme un dispositif d’accès à la totalité des mondes, aux autres consciences et formes de vies.

En quatre salles, l’exposition se présente ainsi comme une promenade méditative, un parcours initatique, à travers la forêt et les livres, les sons et les signes, le mouvement et la transe, pour éprouver les sens, les mettre en éveil, ouvrir les mondes.

 

VITACENE, une exposition personnelle de Béatrice Bissara à l'Atelier, Espace Arts Plastiques de Mitry-Mory, à partir du 1er mars
VITACENE, une exposition personnelle de Béatrice Bissara à l'Atelier, Espace Arts Plastiques de Mitry-Mory, à partir du 1er mars

L’exposition s’ouvre par une promenade immersive au coeur de la forêt, notamment au travers de la série Skin Earth Forest, inspirée par une retraite de plusieurs jours de solitude dans la forêt de Brocéliande, « quatre nuits et trois jours sans bouger », raconte Béatrice Bissara, « et un simple abri de trente centimètres de profondeur ouvert au vent ». Accompagnée des bruits de la forêt, cette expérience, que l’artiste cherche à faire partager au visiteur, fait écho pour elle à la possibilité d’entendre la voix d’une « vérité intérieure ». L’immersion totale dans la nature constitue pour l’artiste une expérience source d’un riche enseignement, permettant de se (re)connecter, de bouleverser ses affects et ses perceptions, de nourrir son imaginaire. « J’ai ressenti la force des éléments de la nature, des émotions intenses, un dialogue avec les arbres, les plantes et les animaux. Je me suis fondue dans cet écosystème, sentant la vie partout interagir avec moi », dit l’artiste. La série de peintures Skin Earth Forest est directement tirée de cette expérience solitaire. Elles se présentent comme des sortes de cartographies à la fois terrestres et aériennes, exprimant l’immersion dans la forêt et « le sentiment de fusionner avec elle ». Béatrice Bissara a cherché à retranscrire cette impression profonde, cette intensité de la vie à travers la couleur et l’énergie, la manière dont les variations de tonalités de vert, et les trouées de ciel bleu, l’ont envahie. Le regard suit les courbes sinueuses et se perd dans les méandres colorés, dans un mouvement hypnotique et apaisant.

VITACENE, une exposition personnelle de Béatrice Bissara à l'Atelier, Espace Arts Plastiques de Mitry-Mory, à partir du 1er mars

Le voyage se poursuit dans un jardin ardéchois lors d’une « cueillette chamanique », pendant laquelle l’artiste cherche à entrer en contact avec les plantes environnantes et les signes qu’elles envoient. « Les plantes se sont manifestées pour transmettre leurs messages avant de se dessécher. J’ai capturé leurs chants par une captation de leurs ondes électromagnétiques décryptés ensuite en sons. (…) L’eucalyptus , le romarin, la verveine, l’onagre et le mimosa, l’acanthe, le laurier nous chantent leur vie nous emmènent dans leurs univers sensoriels. », raconte-t-elle. Ici, elle tente de reconstituer des bribes de ces messages notamment au travers des Livres-murmures qui mêlent à la poésie humaine quelque chose de cette nature fragilisée, assiégée et mise en danger par une trop grande activité humaine, sourde à sa présence. Au travers de ses oeuvres, telles les sculptures d’argile qui emprisonnent les formes végétales comme des fossiles, elle alerte sur la rarification des essences et des variétés si nous poursuivons leur destruction. « Les plantes emporteront avec elles leur message et leur savoir, leur raison d’être. Je perpétue ainsi leur voix. », dit-elle encore.

Il importe de retisser un lien intime avec le vivant, de lui redonner une identité visible. L’espace investi mime un écosystème, et, en fusionnant l’art et le vivant, Béatrice Bissara cherche à concevoir un projet d’art total, multi-sensoriel, symbolique, philosophique et métaphysique : une oeuvre d’art totale projetant l’harmonie et l’unité de l’univers, et le désir de refléter l’unité de la vie dans un souci de « reliance », qui donne sens et finalité.

VITACENE, une exposition personnelle de Béatrice Bissara à l'Atelier, Espace Arts Plastiques de Mitry-Mory, à partir du 1er mars
VITACENE, une exposition personnelle de Béatrice Bissara à l'Atelier, Espace Arts Plastiques de Mitry-Mory, à partir du 1er mars
VITACENE, une exposition personnelle de Béatrice Bissara à l'Atelier, Espace Arts Plastiques de Mitry-Mory, à partir du 1er mars
VITACENE, une exposition personnelle de Béatrice Bissara à l'Atelier, Espace Arts Plastiques de Mitry-Mory, à partir du 1er mars
VITACENE, une exposition personnelle de Béatrice Bissara à l'Atelier, Espace Arts Plastiques de Mitry-Mory, à partir du 1er mars

L'exploration sensorielle et chromatique du monde vivant se déploie: la toile s’échappe du châssis pour grimper sur les murs, reflétant la manière dont la vie s’étend et s’adapte, s’émancipe et rayonne.

En majesté, l’installation (ou Gaïa), nous ramène à la forêt pour une exploration polysensorielle, parlant de s’ancrer dans la terre, la terre-mère -sens du mot grec Gaïa, originellement nourricière, nous rappelant en quoi cette terre est la première et unique maison.

On retrouve ici une des oeuvres-signatures de Béatrice Bissara, une Oscillation, installation cinétique composée de superpositions de disques en mouvement dont les girations sont programmées selon un process spécifique et dont les mouvements favorisent, si on y prête l’attention suffisante, la « déconnexion » du visiteur à son monde médiatique et la « reconnexion » à d’autres sensations, plus attentives à ce qui est perçu et à son monde intérieur. Environnement synesthésique, visuel et sonore, l’Oscillation invite le visiteur à l’épochè, terme grec signifiant la « mise entre parenthèse » provisoire de sa relation avec le monde extérieur, la suspension du jugement, vers une sorte de « lâcher prise » ouvrant à un autre état de conscience. Plaçant la perception du spectateur au centre de l’oeuvre, l’artiste explique que celle-ci est « capable d’agir directement sur le cortex cérébral pour mettre le spectateur en état de réceptivité particulière, accroissant ses fonctions sensorielles ».Le travail de Béatrice Bissara, qu’on pourrait qualifier d’« ésoesthétique » cherche à atteindre et à provoquer, par l’expérience artistique, quelque chose qui puisse se rapprocher de l’expérience mystique. Pour l’artiste, l’expérience cosmique de l’environnement - qui peut se faire au travers d’une oeuvre d’art - réévalue la place de l’homme dans la nature en le dessaisissant de sa singularité et de sa grandeur proclamée.

VITACENE, une exposition personnelle de Béatrice Bissara à l'Atelier, Espace Arts Plastiques de Mitry-Mory, à partir du 1er mars
VITACENE, une exposition personnelle de Béatrice Bissara à l'Atelier, Espace Arts Plastiques de Mitry-Mory, à partir du 1er mars

Le voyage proposé par l'exposition Vitacène s’achève avec une danse, un mouvement de notre propre corps comme clé vers l’union avec le monde qui nous entoure. Une danse ritualisée nous invitant à changer de regard.

Il s’agit d’une projection numérique de sculptures représentant des derviches tourneurs, en mouvement, démultipliant les points de vue, et rythmée par la percussion du tambour chamanique et le tintement du bol tibétain. Inspirée de la mystique de Rumî, de la danse du Samâ et des rituels soufis, que l’artiste a découvert il y a vingt ans en Anatolie. Derviches Tourneurs ou Ecologie de la Conscience se déploie dans le temps et l’espace, dans lesquels mouvement, son et lumière engagent le regardeur sur la voie de la confusion perceptive, d’une forme de synesthésie propice à la méditation. Au fil d’un programme de rotations, les sculptures de derviches effectuent une danse giratoire, le tissu de leur robe blanche, symbole de pureté, déroulant leur mouvement flottant sous la force de Coriolis. La cérémonie se déroule, comme un Samâ, en sept mouvements, un voyage partant de l’évocation de la lourdeur de l’enveloppe charnelle, puis vers l’éveil de la conscience et des âmes, de la lumière s’opposant aux ténèbres, jusqu’au retour au monde dans l’état de subsistance.

La danse initiatique du Sâmâ est un chemin comme un autre qui permet d’accéder à des mondes supérieurs. « L’important », explicite l’artiste, « est de comprendre le rôle que joue le corps dans l’accès à ce chemin initiatique , il reste le véhicule indispensable à cette exploration ».

VITACENE, une exposition personnelle de Béatrice Bissara à l'Atelier, Espace Arts Plastiques de Mitry-Mory, à partir du 1er mars

VITACÈNE

L’ère d’après...

Béatrice Bissara

Du 1er mars au 3 mai 2024

 

Commissariat de l'exposition : Marie Deparis-Yafil

Un guide de visite , disponible pur le public, a été réalisé.

Un catalogue de l'exposition est disponible sur demande

VITACENE, une exposition personnelle de Béatrice Bissara à l'Atelier, Espace Arts Plastiques de Mitry-Mory, à partir du 1er mars

Une rencontre avec l'artiste et le commissaire de l'exposition est prévue le 

SAMEDI 16 MARS à 15h

Visite de l'exposition, Performance-rituel de fertilité pour fêter, ave quelques ours d'avance, l'arrivée du printemps...

On vous attend!

VITACENE, une exposition personnelle de Béatrice Bissara à l'Atelier, Espace Arts Plastiques de Mitry-Mory, à partir du 1er mars

L’Atelier – Espace Arts Plastiques

20 rue Biesta

77290 MITRY-MORY

Tél : 01 64 27 13 94

Mail :espaceartsplastiques@mitry-mory.net

 

Entrée libre

 

Du mardi au jeudi de 14h à 18h30 – Le vendredi de 14h à 17h – Le samedi de 10h à 12h et de 14h à 16h – Du lundi au vendredi de 14h à 17h durant les vacances scolaires

 

Venir à Mitry- Mory

En voiture: A 104 (La Francilienne), A1 (Paris-Lille-Bruxelles), A3, A4 ( Paris-Reims), RN2 (vers Soissons), RN3 (de Paris à Châlons-en-Champagne)

En train: Ligne K ou RER B en direction de Mitry-Claye

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20 février 2024 2 20 /02 /février /2024 11:57
TEMPORARY SANCTUARY - Un texte pour l'exposition personnelle de ZEVS - OTI Gallery, Bangkok, Thaïlande

Outre la satisfaction enfantine de voir mon texte et mon nom traduits en Thaï, pour la première fois, je suis ravie d'avoir pu rédiger ce texte au long court pour la première exposition en Thaïlande de Zevs, à la Over The Influence Gallery, à Bangkok, en Thaïlande. 

Un texte, et une exposition, qui signent une évolution de grande ampleur dans la réflexion et le travail de Zevs, tout en continuant à creuser certains sillons. Une exposition magnifique dans un environnement sublime. S vous passez par Bangkok, n'hésitez pas à venir voir, c'est surprenant, c'est jusqu'au 24 mars!

TEMPORARY SANCTUARY - Un texte pour l'exposition personnelle de ZEVS - OTI Gallery, Bangkok, Thaïlande

Il y eut une fois, dans un recoin éloigné de l'univers répandu, en d'innombrables systèmes solaires scintillants, un astre sur lequel des animaux intelligents inventèrent la connaissance.  Ce fut la plus orgueilleuse et la plus mensongère minute de l'" histoire universelle ". Une seule minute, en effet. La nature respira encore un peu et puis l'astre se figea dans la glace, les animaux intelligents durent mourir. – Une fable de ce genre, quelqu'un pourrait l'inventer, mais cette illustration resterait bien au-dessous du fantôme misérable, éphémère, insensé et fortuit que constitue l'intellectuel humain au sein de la nature. Des éternités durant il n'a pas existé; et lorsque c'en sera fini de lui, il ne se sera rien passé de plus. Car ce fameux intellect ne remplit aucune mission au-delà de l'humaine vie. Il n'est qu'humain, et seul son possesseur et producteur le considère avec pathos, comme s'il renfermait le pivot du monde.  Frédéric NIETZSCHE - Vérité et mensonge au sens extra-moral, 1873

 

Après une incursion au Louvre (Paris, France), dans la prestigieuse Salle des Etats, entre Monna Lisa et Les noces de Cana de Véronèse, puis une importante exposition personnelle à l'Hangaram Art Museum de Séoul (Corée du Sud), l'artiste français à la renommée internationale Zevs présente, pour la première fois en Thaïlande, un large ensemble d'oeuvres inédites à la Over The Influence Gallery, au cœur de Bangkok.

TEMPORARY SANCTUARY - Un texte pour l'exposition personnelle de ZEVS - OTI Gallery, Bangkok, Thaïlande

Chef de file du Street Art en France dans les années 1990, Zevs s'est toujours emparé des sujets les plus brûlants de son époque, pour les traiter plastiquement, dans son langage bien particulier et reconnaissable (graffitis propres, logos liquidés, attaques visuelles...). Aujourd'hui, l'ère de l'anthropocène dont nous vivons peut-être le crépuscule alarmant attire plus que jamais son attention et le désir d'y confronter son regard et sa pratique de plasticien et de peintre. Ainsi, il investit la totalité des espaces de la OTI Gallery pour y proposer un parcours nous plongeant dans des questionnements liés à la mer et à la terre, à la perdurance des éléments. Ainsi, les quatre éléments fondamentaux - eau, air, feu, terre- , dont les complexes combinaisaons forment la matière de l'Univers, «racines de toutes choses» depuis l'Antiquité et Empédocle d'Agrigente, sont ainsi tour à tour convoqués, plastiquement et techniquement, pour créer des oeuvres dans lesquelles la notion de stratification, de temporalité longue, donc, est cruciale. Ce faisant, l'artiste pointe de manière critique le rôle des industries pétrochimiques, ce qu'elles produisent à partir des fossiles et la manière dont cette extraction massive et invasive, pour produire toujours plus d'énergie, impactent les écosystèmes par sa toxicité – gaz à effet de serre, engluement...- entrainant le dérèglement climatique et la destruction de la nature que nul ne peut désormais nier.

 

Cette question de nature écologique était déjà présente dans le travail de Zevs depuis plusieurs années. Sa revisitation du plus célèbre tableau de David Hockney en témoigne, en même temps que de sa manière de dérégler une imagerie en y intégrant un élément signifiant et perturbateur du bel agencement. Ainsi sa série des Oil Paintings, conçue entre 2014 et 2016 reprenait le motif et l'esthétique de A Bigger Splash (1967), jouant sur l'ambiguité de la forme chromatique et du fond critique. Si à première vue, les œuvres de Zevs imitaient avec une certaine fidélité la technique et la palette colorée de Hockney, évoquant avec lui le calme luxueux d'une piscine de villa californienne, le mur blanc de la villa en arrière-plan était «tagué» d'un logo – celui d'une compagnie pétrolière-, logo «liquidé» à la façon de Zevs. La peinture coulait sur le sol et se répandait dans la piscine comme un déversement d'huile, à la place du splash attendu. L'oeuvre de Hockney, connue pour sa célébration d'un mode de vie azuréen, se retrouvait détournée et requalifiée de manière critique. Zevs transformait ainsi ce «scénario» idéal en une réflexion acide sur le capitalisme et le pouvoir de nuisance, économique et écologique, du pétrole, de ses usages et dérivés, cette image idyllique se trouvant souillée par les émanations d'un activité industrielle aux conséquences polluantes majeures.

L'artiste s'intéresse depuis longtemps aux fonds sous-marins – il pratique la plongée- mais sans doute sa récente installation en Bretagne, au bord de l'Océan, a modifié sa perception du monde, en créant une proximité immédiate et quotidienne avec la nature, les élements, et notamment avec la mer. Cela retentit très sûrement d'un écho différent dans son travail, l'éloignant un peu de la dimension réputée urbaine de son travail, lui qui à ses débuts taguait dans les couloirs sous terrain du métro parisien. Ici, se déroule alors le thème devenu cher à l'artiste du devenir maritime et de l'écologie des fonds, et, avec Temporary Sanctuary, Zevs avance d'un pas dans cette réflexion critique, cherchant, dit-il «à capturer l'urgence de la préservation environnementale à travers le prisme de la dystopie.»

TEMPORARY SANCTUARY - Un texte pour l'exposition personnelle de ZEVS - OTI Gallery, Bangkok, Thaïlande

L'espace en étages de la galerie investi par Zevs peut être compris comme une sorte de Stupa, symbole architectural de l’univers matériel tel qu’il existe dans l’espace, mais aussi du monde de l’esprit et de l’énergie spirituelle. De la topologie terrestre au cosmos évoqués dans ses oeuvres se constitue un fil conducteur «vertical» de l’exposition semblant s'élancer depuis l’entrée de la galerie jusqu’au dernier étage ouvrant sur la ville, créant une sorte de ligne d’énergie, à la fois visible et invisible, de la terre vers le ciel, de ce «sanctuaire temporaire» qu'est la Terre, vers l'infini.

Car la Terre, comme la mer, affirme l'artiste par le titre qu'il a choisi, n'est qu'un «sanctuaire temporaire», des espaces dont nous sommes locataires. Cette conception d'un rapport «d'emprunt» au monde reste, dans la pensée occidentale -nourrie par l'idée issue de la Renaissance et résumée par le philosophie français René Descartes dans la formule «L'homme, maître et possesseur de la nature»- une pensée nouvelle. Il faudra attendre le début du vingtième siècle pour que la notion critique d'une humanité «extorquant» à la nature sa richesse sans jamais rien lui rendre émerge ( notamment avec le philosophe allemand Martin Heidegger).

Ces espaces, nécessaires à nos vies, sont aussi sanctuaires, à la fois dans le sens d'espaces «sanctuarisés», c'est à dire sacrés ou qui devraient retrouver leur dimension sacrée et sacralisée, qu'on ne pourrait ni ne devrait toucher, abîmer, détruire, mais aussi dans le sens d'abris, de lieux protégés, de temples, d'espaces spirituels. « Temporary Sanctuary » évoque donc d'emblée, dans ce titre comme un oxymore, puisque la dimension sacrée devrait a priori exclure celle de temporalité, le fait même d'une pensée contemporaine qui intégrerait la dimension fugace de notre présence sur Terre autant que sa rareté, et la préciosité de la nature qui nous accueille. Un oxymore, d'une certaine manière, pas si éloigné de cette étincelle d'humanité perdue le temps d'un souffle dans l'immensité de l'univers, unique mais insignifiante, que décrit le philosophe allemand Frédéric Nietszsche en exergue de ce texte.

 

TEMPORARY SANCTUARY - Un texte pour l'exposition personnelle de ZEVS - OTI Gallery, Bangkok, ThaïlandeTEMPORARY SANCTUARY - Un texte pour l'exposition personnelle de ZEVS - OTI Gallery, Bangkok, Thaïlande
TEMPORARY SANCTUARY - Un texte pour l'exposition personnelle de ZEVS - OTI Gallery, Bangkok, Thaïlande
TEMPORARY SANCTUARY - Un texte pour l'exposition personnelle de ZEVS - OTI Gallery, Bangkok, ThaïlandeTEMPORARY SANCTUARY - Un texte pour l'exposition personnelle de ZEVS - OTI Gallery, Bangkok, ThaïlandeTEMPORARY SANCTUARY - Un texte pour l'exposition personnelle de ZEVS - OTI Gallery, Bangkok, Thaïlande

L'exposition s'ouvre sur Oilspill Islands, faisant partie de ce que l'artiste appelle Jet Paintings, c'est -à-dire, des peintures réalisées à l'aide d'un souffle puissant, d'air ou d'eau, qui les modèlent et les informent. Les Oilspill Islands sont donc composées d'une série de tableaux et d'études représentant des îles cernées par les eaux, vues du ciel. Comme des sortes de bas-reliefs, à la frontière de la peinture et de la sculpture, semblables à des relevés topographiques, on découvre avec fascination ces visions aériennes, la mer, ses différentes zones et ses reliefs insulaires, ses rifts, ses dénivelés, jusque dans ses profondeurs, dans les épaisseurs de couches de peintures stratifiées puis révélées.

Sur fond de wallpaper répétant à l'infini des coraux blanchis, en dépérissement, Zevs a choisi, pour les œuvres de grand format, cinq îles: la Corse, dite Ile de beauté, en France, Maui (Hawaï), Hiva-Oa, en Polynésie, autre île «de rêve», l'île de Moorea, île du Pacifique Sud , située dans l'archipel de la Société en Polynésie française, entourée d'une importante barrière de corail, connue autant parce qu'ele fut une des premières îles où se tinrent les essais nucléaires française en Polynésie dans les années1960 que pour son revirement touristique, et enfin l'île thailandaise Ko phi phi, parangon du tourisme de masse, souvent dévastateur d'écosystèmes fragiles, sans cesse menacés, assiégées, par une trop grande emprise de l'impérialisme de l'activité humaine, qu'elle soit touristique ou industrielle. On se souvient qu'il y a un peu plus de vingt ans, le film de Danny Boyle, La plage, avec Leonardo di Caprio, était devenu un film si culte, avec son histoire de paradis perdu et retrouvé, que des hordes de touristes s'y déversèrent, détruisant durablement les massifs coralliens, obligeant les autorités à en interdire l'accès et, auourd'hui encore, la possibilité de cette île est réservée car devenue intensément fragile...

Dans cette série, les îles émergeant des fonds sont d'un noir luisant, comme couvertes du goudron d'une marée noire, leur donnant une présence inquiétante et apocalyptique. La mer prend des reflets nacrés, comme des vagues d'hydrocarbure, texturées par la matière repoussée, modelée par la puissance de l'air à haute-pression appliqué «comme un pinceau» sur la toile, explique l'artiste, conservant malgré tout la beauté de la vision de fonds marins vus d'en haut, avec ses nuances colorées, ici exacerbées, comme artificielles, créant une complexité visuelle qui rappelle la dynamique de l’eau et la propagation de la pollution. Ces Jet paintings emmène le visiteur au bord du permanent parodoxe de la beauté du désastre.

TEMPORARY SANCTUARY - Un texte pour l'exposition personnelle de ZEVS - OTI Gallery, Bangkok, Thaïlande
TEMPORARY SANCTUARY - Un texte pour l'exposition personnelle de ZEVS - OTI Gallery, Bangkok, ThaïlandeTEMPORARY SANCTUARY - Un texte pour l'exposition personnelle de ZEVS - OTI Gallery, Bangkok, Thaïlande
TEMPORARY SANCTUARY - Un texte pour l'exposition personnelle de ZEVS - OTI Gallery, Bangkok, Thaïlande

Puis, le parcours de l'exposition mène à une nouvelle série de Liquidated Logos, cinq peintures évoquant quelque vue idyllique, des ciels colorés entre sunset et sunrise, perturbés par la présence d'un logo noir, parmi lesquels celui de PTT, s'élevant au dessus de la ligne d'horizon, et liquidé à la manière de l'artiste, par ce dripping de peinture signifiant à la fois la liquidation, la liquéfaction, et l'attaque critique de l'entreprise citée. Le chromatisme est comme chimique, donnant une sorte d'aura d'étrangeté un peu apocalytique, évoquant un incendie, un vent de Sahara, une altération du climat, une nature encore belle mais déréglée. Ces logos de compagnies mondiales d'énergie flottant dans un ciel acide, apparaissent tels des soleils de synthèse de mondes dystopiques, renvoient à une dimension qui pourrait être mystique, si n'était l'impression de divinité d'artifice.

TEMPORARY SANCTUARY - Un texte pour l'exposition personnelle de ZEVS - OTI Gallery, Bangkok, Thaïlande
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Les Shell paintings forment une série d'oeuvres à la fois picturales et en volume, complétées de vidéos. Ici, dans un jeu de signifié et de signifiant, ce sont à la fois le logo bien connu de la multinationale pétrolifère et le coquillage qui sont convoqués, dans une sorte de synthèse circulaire, la marque Shell ayant été à ses origines...une société qui vendait des boîtes décorées de coquillages. Les oeuvres sont particulièrement travaillées, balançant, formellement et sémantiquement, entre les deux occurrences. Les pourtours des coquilles en bois peint sont recouvertes de goudrons, tandis que les intérieurs scintillent d'effets irridescents évoquant la délicatesse de la nacre autant que l'hydrocarbure. Si, sur le logo de la compagnie, les couleurs et les formes sont censées évoquer la puissance du feu et du soleil, ici, les arêtes noircies de la coquille rappellent davantage des barreaux de prison. En outre, les œuvres présentées ici ont toutes subi l'épreuve du feu, comme en témoignent les vidéos qui accompagnent les oeuvres. Sur le lit de coquillages d'une plage de Bretagne, soumis au vent et aux embruns, l'artiste embrase l'oeuvre, produisant une forme de liquidation par le feu: le goudron coule et se combuste, carbonise, se bitume, la peinture métallisée noircit... Cette symbolique du feu, que l'on retrouve dans le travail de Zevs de manière récurrente, joue à la fois de la notion de destruction, de ruine et de tentative de purification, ouvrant, dans cette réflexion sur la nature, à un questionnement sur la consommation au sens propre, c'est à dire sur la combustion, la consomption des ressources et sur le jaillissement d'un feu cosmique ou créateur, d'une possible renaissance, à la manière dont on dit que le phénix renaît de ses cendres. Alors, pourrait émerger l'idée d'un sorte d'«inversion» ou de retournement de la fonction destructrice de Shell. «Les éléments», explique Zevs, «le feu, comme la lumière, révèle, transforme, et détruit...il y a une ambivalence entre créer et détruire ». il aurait pu détruire ses Shell paintings mais il ne l'a pas fait, les présentant dans un état transitoire, qui n'est peut-être rien autre chose que l'état réel et précaire du monde, qui, pour perdurer, doit perpétuellement remettre en jeu son équilibre entre les opposés.

TEMPORARY SANCTUARY - Un texte pour l'exposition personnelle de ZEVS - OTI Gallery, Bangkok, Thaïlande
TEMPORARY SANCTUARY - Un texte pour l'exposition personnelle de ZEVS - OTI Gallery, Bangkok, Thaïlande

L'exposition se termine au dernier étage, ouvrant sur un panorama de la ville et le temple bâti face à la galerie, dans une ambiance épurée et minimaliste. Ici sont installées deux oeuvres se faisant rejoindre les préoccupations de l'artiste et la spiritualité asiatique. La sculpture High Combustion Ceramic montre la Terre, au coeur de laquelle se consume une flamme, la creusant comme si le Pôle nord avait fondu. Une flamme, donc, entre espoir et destruction, entre la résurgence, la survivance, et la fin. A la surface de la sculpture, on peut distinguer, rappel des premières œuvres de l'exposition, un relief terrestre, une lithosphère, mais aussi la trace des mains de l'artiste qui a creusé, matérialisation symbolique de la présence et de l'activité humaine, une sorte de géographie anthropocène. De taille modeste, cette oeuvre replace la planète à l'échelle d'un univers bien plus grand qu'elle. Puis au dessus d'elle, une dernière peinture, représentant une sorte de cercle de feu embrasant le ciel ou la mer, avec ses éclats, ses éclaboussures, implosion ou big bang. Cette dernière œuvre, dans laquelle le cercle et l'infini font écho à la pensée asiatique, poursuit sans l'achever la longue réflexion de l'artiste sur le devenir du monde. Peut-être sommes-nous dans une eschatologie, une histoire de fin du monde, ou encore dans une pensée cosmologique, laissant une part de conviction en un certain ordre du monde, en la résilience de la nature et, dit Zevs, de «  son incroyable capacité à se rétablir, à condition que nous lui en donnions l’opportunité ». Ainsi les notions de renaissance ou de régénération ne seraient pas exclues et peut-être l'humanité finirait par accueillir la fragilité et panser les plaies de ce sanctuaire temporaire qu'est la planète.

TEMPORARY SANCTUARY - Un texte pour l'exposition personnelle de ZEVS - OTI Gallery, Bangkok, Thaïlande

ZEVS – TEMPORARY SANCTUARY

Over The Influence Gallery

Bangkok

DU 9 février au 24 mars 2024

81 Tri Mit Road
Talat Noi, Samphanthawong
Bangkok, Thailand

General Inquiries
bkk@overtheinfluence.com

Gallery Hours
Wednesday – Sunday, 11AM – 8PM

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4 août 2023 5 04 /08 /août /2023 13:23
"Le colosse et la jeune fille" - Un texte pour le catalogue de l'exposition de Violaine Laveaux, "Métamorphoses- Violaine Laveaux dialogue avec Paul Dardé", au Musée de Lodève

Si vos pas vous mènent dans l'Hérault cet été, il ne faut pas hésiter à faire une halte au très beau Musée de Lodève. Ici, c'est le royaume de Paul Dardé, le sculpteur lodévois qui aurait pu être Rodin. Et, pour la première fois, une artiste contemporaine entre en dialogue avec ses œuvres, souvent aussi colossales que lui, puissantes en tout cas. 

 

"Le colosse et la jeune fille" - Un texte pour le catalogue de l'exposition de Violaine Laveaux, "Métamorphoses- Violaine Laveaux dialogue avec Paul Dardé", au Musée de Lodève

C'est donc avec grande joie et beaucoup d'intérêt que j'ai eu l'occasion de signer un texte pour le catalogue de la très belle exposition de Violaine Laveaux au Musée de Lodève, qui dialogue à la fois avec l'œuvre de Dardé, presque un oxymore, et la figure de la méduse, celle de Dardé, un chef d'œuvre, mais aussi celle de la mythologie, dont, au travers de son œuvre d'une grande finesse, et d'une exposition nimbée de toutes les nuances de blanc, elle a imaginé l'enfance et l'adolescence.

La Méduse de Dardé, conservée au Musée d'Orsay

La Méduse de Dardé, conservée au Musée d'Orsay

LE COLOSSE ET LA JEUNE FILLE

 

Une exposition nait toujours d'une longue histoire, construite lentement de hasard en rendez-vous. Pour Violaine Laveaux, il y eu d'abord cette rencontre avec une planche botanique médiévale, représentant « l’herbe aux cent têtes », un chardon au bout duquel chaque racine était figurée par une tête de Gorgone. Son intérêt, d'abord éveillé par la beauté du dessin, mais aussi par la symbolique mélancolique de la plante résonnant avec son univers artistique, se voit quelque temps plus tard confirmé par une autre rencontre, plus imposante encore, avec une autre Gorgone: celle, renversante, de Paul Dardé, au musée de Lodève.

Ainsi, comme les pièces d'un puzzle, se rassemblent en son esprit les liens entre plusieurs inclinations récurrentes dans son travail, pour le monde végétal et la botanique, et pour la mythologie, le conte et le fantastique.

En rencontrant «L'éternelle douleur» (1914) de Paul Dardé, sublime tête de Méduse reposant sur son abondante chevelure emmêlée, désormais montrée au Musée d'Orsay, à Paris, chef d'oeuvre de marbre d'un artiste hors norme du début du 20ème siècle, Violaine Laveaux eut un coup de foudre, mais ignorait encore l'aventure qui l'attendait, dans l'intimité créatrice d'un colosse a priori très éloigné de son univers.

"Le colosse et la jeune fille" - Un texte pour le catalogue de l'exposition de Violaine Laveaux, "Métamorphoses- Violaine Laveaux dialogue avec Paul Dardé", au Musée de Lodève

Cette rencontre aurait en effet pu sembler aussi improbable que celle d'une machine à coudre et d'un parapluie sur une table de dissection, pour reprendre l'expression de Lautréamont*, mais il n'en fut rien et l'exposition qui en résulte n'en fait aucun doute. Il n'y avait pourtant a priori rien de moins évident que la mise en regard de l'oeuvre de ces deux artistes.

D'un côté, Paul Dardé, personnage tonitruant, gargantuesque presque, sculpteur un peu oublié qui aurait pu devenir Rodin s'il avait été moins intègre, moins entier, moins attaché à sa terre, auteur d'un oeuvre d'une puissance hors norme, étrange, à l'expressivité fascinante et à la force saisissante -ses sculptures monumentales, comme ce faune stupéfiant trônant dans l'entrée du Musée de Lodève, sont à son image-. De l'autre, l'oeuvre contemporaine de Violaine Laveaux, d'où émanent avec évidence délicatesse, finesse, fragilité...On pense à un frêle David contre un Goliath occitan, et pourtant, aussi détonnante qu'elle paraisse, la rencontre a lieu, une véritable rencontre, une plongée au cœur même de ce qui préside à la création. Car si Violaine Laveaux est allée puiser au cœur de l'oeuvre de Paul Dardé de quoi nourrir son propos, elle ne l'a jamais forcé, ni ne s'est artificiellement immiscée dans l'oeuvre de Dardé pour se la réapproprier. On lui a ouvert les archives, elle a regardé chaque dessin, sorti des vitrines ces études de corps sculptés, pieds, mains, de quelques centimètres, contrastant de manière étonnante avec la monumentalité de la plupart des œuvres du sculpteur lodévois, mais qui faisaient tant écho à son propre travail, et à cet univers peuplé d'animaux, de monstres, et d'enfants...

"Le colosse et la jeune fille" - Un texte pour le catalogue de l'exposition de Violaine Laveaux, "Métamorphoses- Violaine Laveaux dialogue avec Paul Dardé", au Musée de Lodève
"Le colosse et la jeune fille" - Un texte pour le catalogue de l'exposition de Violaine Laveaux, "Métamorphoses- Violaine Laveaux dialogue avec Paul Dardé", au Musée de Lodève

De manière infiniment subtile, elle a tissé un entrelac d'une grande intelligence et profondeur avec l'oeuvre de cet homme qu'elle ne connaissait pas, laisser émerger des points d'achoppements, des inspirations communes, des résonnances et des échos qui paraissent maintenant si évidents, comme un miracle. Ils se sont trouvés, comme on se découvre une filiation, une parenté, mystérieuse et inattendue, des affinités électives, comme dirait Goethe, aussi étrange que semble l'association au premier abord, entre la puissance robuste de l'oeuvre de cet artiste du passé, et ce que créé Violaine Laveaux, cet univers contemporain baigné de la délicatesse atemporelle et mystérieuse des talismans et des constellations.

Cette nature aimée, cette Gorgone si symbolique, ont ainsi permis à Violaine Laveaux de tirer, puis de tisser, patiemment, les fils d'une histoire commune et complexe, celle de Méduse, celle de Dardé. Un dialogue autour de la nature, de la magie, du mystère et de la poésie.

"Le colosse et la jeune fille" - Un texte pour le catalogue de l'exposition de Violaine Laveaux, "Métamorphoses- Violaine Laveaux dialogue avec Paul Dardé", au Musée de Lodève
"Le colosse et la jeune fille" - Un texte pour le catalogue de l'exposition de Violaine Laveaux, "Métamorphoses- Violaine Laveaux dialogue avec Paul Dardé", au Musée de Lodève

Car tout fait sens, tout fait lien, depuis l'extraordinaire finesse de ces chardons de porcelaine, véritables végétaux récoltés par l'artiste puis trempés dans un bain de porcelaine liquide, qui sont comme des fossiles, dont il ne reste que la grâce de la trace, de l'empreinte, jusqu'aux objets talismans et protecteurs - les colliers, par exemple - . Ainsi déroule-t-elle l'exposition comme un récit aux accents de mythe, de l'enfance imaginée de la Gorgone à son adolescence, jusqu'à une salle des miroirs, aveugles par nécessité.

On le sait, Méduse a le terrifiant pouvoir de pétrifier qui croise son regard...Qu'est le travail de sculpture sinon, justement, de pétrifier quelque chose du vivant? Tout sculpteur est-il peu ou prou une Méduse? Pourtant, dans le travail de Violaine Laveaux, flotte une douceur contraire à ce foudroiement, dans sa manière de pétrifier les objets dans une atemporalilté apaisée, proche du concept de vie figée, de temps suspendu, entre ombre et lumière et par dessus tout, dans l'attention portée au détail, à l'infime présence des objets, même et surtout ordinaires, dans la beauté nichée dans la simplicité, quasi minimale. Cette atmosphère se dégageant de l'oeuvre de Violaine Laveaux, évoquant tout à la fois une sensation de modestie et de plénitude face à la nature, un goût pour l'atemporel et la patine du temps, l'idée de l'objet « fait de ses mains », avec son imperfection et sa finitude, fait ainsi écho, au delà d'autres références, à ce que les japonais appellent wabi-sabi.

"Le colosse et la jeune fille" - Un texte pour le catalogue de l'exposition de Violaine Laveaux, "Métamorphoses- Violaine Laveaux dialogue avec Paul Dardé", au Musée de Lodève

Dans cet univers onirique, fragile et poétique, règnent les traces d'une part d'enfance permanente, partageant l'imaginaire de Dardé -comme en témoigne le travail autour des contes, comme le Petit Poucet, qu'il a réalisé pour la Cheminée monumentale des Halles de Lodève (vers 1925)- perdue dans une nature arcadienne. Ici, ces petites chaises parfois occupées d'un animal carrollien, ces bustes infantiles comme tirés d'un conte nordique ou slave, couronnés de végétaux subtils. Là, des dizaines d'oiseaux de céramique aux milles et infimes nuances de blanc, de beiges et de gris, formant une lune blanche et pleine, suspendue à la métamorphose des cieux. Ou encore, lièvres et loups, formant un bestiaire récurrent sorti du fond des âges comme de l'enfance et de ses contes, des «robes herbiers» dessinés de souples branchages de rosiers de Banks peints à l'encre de Chine, comme un geste dans l'espace, laissant belle la part au blanc et au vide, ce blanc décliné à l’infini, et enfin, dans la pléthore de pièces en céramique, grès, faïence, porcelaine ou porcelaine saturée, la plupart conçues pour cette exposition, des objets de natures mortes, vaisselles, ballerines, toutes piquées de chardons de porcelaine, rappelant toujours, en filigrane, la présence planante, et mélancolique, de la finitude et de la mort.

 

"Le colosse et la jeune fille" - Un texte pour le catalogue de l'exposition de Violaine Laveaux, "Métamorphoses- Violaine Laveaux dialogue avec Paul Dardé", au Musée de Lodève
"Le colosse et la jeune fille" - Un texte pour le catalogue de l'exposition de Violaine Laveaux, "Métamorphoses- Violaine Laveaux dialogue avec Paul Dardé", au Musée de Lodève

Car la chevelure, symbole de sensualité, devenue serpents par la disgrâce divine, de Méduse, se faufile partout, sur une chaise d'enfant, envahissant des mains entrelacées, débordant d'une jarre...Signe d'une beauté, peut-être perdue, en tout cas volée, et fragile - car Méduse est autant monstre que femme fatale-, c'est aussi tel un talisman apotropaïque, une protection postée çà et là contre le mauvais sort. Il y a quelque chose d'ambigu dans la figure de la Gorgone, tenant à la fois de la beauté de la jeune fille et de l'horreur que suscite la vue des masses de serpent, mais plus encore, elle symbolise quelque chose de l'au-delà, faisant entendre, pour reprendre les mots de Jean-Pierre Vernant «Ce cri aigu, inhumain, qu'outre-tombe font entendre les morts dans l'Hadès»**, car Gorgone «est chez elle au pays des morts dont elle interdit l'entrée à tout homme vivant.»** Ainsi, pour l'artiste, la Méduse incarne t-elle l'absence, une empreinte, encore, dont il ne reste, «jonché de feuilles et têtes de chardons, qu’un bras pétrifié, et une main ouverte sur deux miroirs échappés, au milieu de jarres aux serpents».

"Le colosse et la jeune fille" - Un texte pour le catalogue de l'exposition de Violaine Laveaux, "Métamorphoses- Violaine Laveaux dialogue avec Paul Dardé", au Musée de Lodève
"Le colosse et la jeune fille" - Un texte pour le catalogue de l'exposition de Violaine Laveaux, "Métamorphoses- Violaine Laveaux dialogue avec Paul Dardé", au Musée de Lodève

A la fin, dans une scénographie à l'onirisme évoquant des univers cinématographiques – ceux de «La Belle et la Bête» de Cocteau, du «Peau d'Ane» de Jacques Demy-, la «Salle des miroirs» (52 miroirs de porcelaine saturés et laine d'acier), comme un mur de miroirs sans tain clôt le récit et l'histoire. Car on le sait, Méduse mourra pétrifiée par son propre regard croisé dans le bouclier-miroir de Persée. N'avait-elle pas dit, selon Calderón***, qu'elle préférait périr de son glaive plutôt que de se voir dans un miroir?

Sous la Loggia des Lanzi, sur la Piazza della Signoria à Florence, le jeune Persée de Cellini, fort de son triomphe sanglant, la tête de Méduse portée haut à bout de bras, le corps de la femme mutilé à ses pieds, nous toise de son regard insolent...

Il faudra toute la délicatesse de Violaine Laveaux pour lier sans heurt l'inouie violence de ce récit et l'onirisme de son univers, ambivalence que l'on retrouve aussi dans l'oeuvre de Dardé...Il faut croire qu' au cœur même de la douceur mélancolique de l'enfance, l'Enfer n'est donc jamais bien loin...

 

 

* D'après Isidore Ducasse, dit comte de Lautréamont -Les chants de Maldoror (1869) - Chant VI, strophe 1

** Jean-Pierre Vernant, La mort dans les yeux : Figures de l'Autre en Grèce ancienne. Artémis, Gorgô, Paris, Hachette, 1985.

***Pedro Calderón de la Barca - Auto Sacramental alegórico intitulado Andromeda y Perseo (1680)

"Le colosse et la jeune fille" - Un texte pour le catalogue de l'exposition de Violaine Laveaux, "Métamorphoses- Violaine Laveaux dialogue avec Paul Dardé", au Musée de Lodève

Métamorphoses, Violaine Laveaux dialogue avec Paul Dardé

Musée de Lodève - Hôtel du Cardinal Fleury

Square Georges Auric

34700 Lodève

Jusqu'au 27 août 2023

Catalogue en vente à la boutique du musée ( 15€)

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19 mai 2023 5 19 /05 /mai /2023 17:51
Room 711 - Un texte pour l'exposition et le catalogue du solo show de Zevs / Aguirre Schwarz au Hangaram Museum and Art Center de Séoul, en Corée

Je suis particulièrement ravie de voir, pour la première fois, un de mes textes traduit vu et lu en coréen, sur les murs, et bientôt dans le catalogue, de l'exposition de Zevs / Aguirre Schwarz, au Hangaram Museum de Séoul, en Corée.

Room 711 - Un texte pour l'exposition et le catalogue du solo show de Zevs / Aguirre Schwarz au Hangaram Museum and Art Center de Séoul, en Corée
Room 711 - Un texte pour l'exposition et le catalogue du solo show de Zevs / Aguirre Schwarz au Hangaram Museum and Art Center de Séoul, en Corée

Un texte présentant "Room 711", son solo show dans cette impressionnante institution, qu'on peut aussi lire en français, et que je publie ici

Room 711 - Un texte pour l'exposition et le catalogue du solo show de Zevs / Aguirre Schwarz au Hangaram Museum and Art Center de Séoul, en Corée
Room 711 - Un texte pour l'exposition et le catalogue du solo show de Zevs / Aguirre Schwarz au Hangaram Museum and Art Center de Séoul, en Corée

Le Seoul Arts Center invite l'artiste français Zevs, internationalement reconnu, notamment pour son implication dans le développement du mouvement street-art dans les années 90, à investir le second étage du Hangaram Museum pour y dévoiler sa première exposition personnelle en ses murs.

Si «Room 711», le titre énigmatique de l'exposition, fait penser dans un premier temps au numéro d'une chambre d'hôtel, il est en réalité un code secret. Un code donnant la clé de l'exposition, mais qui est aussi le nom, connu des seuls initiés, donné à la Salle des Etats, salle majeure et emblématique du Musée du Louvre, à Paris, là où reposent et se dévoilent au regard de millions de visiteurs chaque année deux chefs d'œuvre majeurs de l'histoire de l'art occidental: La «Joconde», de Léonard de Vinci, et «Les Noces de Cana», de Véronèse. C'est ici, au cœur d'un des plus grands musées du monde, et qui fascine l'artiste depuis toujours*, que le 12 juillet dernier, Zevs a pu pénétrer afin de réaliser, dans une relative effraction, une performance mettant en abîme plusieurs questionnements qui parcourent toute son oeuvre, et qui font significativement écho dans une institution telle que le Louvre: les rapports intenses qu'entretiennent depuis toujours, et aujourd'hui encore, l'art, l'institution artistique, et l'argent, le mécéne ; l'instrumentalisation de l'art comme objet de pouvoir, s'inscrivant aujourd'hui dans une relation de plus en plus intime avec l'industrie du luxe; mais aussi, car cela n'est pas anecdotique, l'amour que l'artiste porte à la peinture depuis toujours, y compris lorsqu'il était encore un street-artist posant ses graffitis dans les tunnels du métro parisien.

Room 711 - Un texte pour l'exposition et le catalogue du solo show de Zevs / Aguirre Schwarz au Hangaram Museum and Art Center de Séoul, en Corée
Room 711 - Un texte pour l'exposition et le catalogue du solo show de Zevs / Aguirre Schwarz au Hangaram Museum and Art Center de Séoul, en Corée

Aussi, avant de pénétrer dans cette Room 711, le visiteur entamera un parcours au cœur de la peinture qui inspire l'artiste avec, d'abord, sur fond bleu pétrole, les variations dystopiques autour de la célèbre peinture de David Hockney, «A Bigger Splash» (1967), jouant sur l’ambiguité d'une forme chromatique et d'un fond critique. Apparemment fidèle à la technique et la palette de Hockney, évoquant originellement le calme luxueux d’une piscine de villa californienne, le visiteur comprend assez vite que quelque chose s'est déréglé ici: les logos de compagnies pétrolières bien connues coulent sur le sol et se répandent dans la piscine comme un déversement d’huile, au lieu du splash attendu. L’oeuvre de Hockney, connue pour sa célébration d’un mode de vie azuréen, se retrouve détournée et requalifiée de manière critique, transfigurée par une réflexion acide sur le capitalisme et le pouvoir de nuisance, économique et écologique, du pétrole, de ses usages et dérivés. Cette imagerie idyllique souillée par les émanations d’un activité industrielle aux conséquences polluantes majeures se poursuit dans la seconde série d'oeuvres hockniennes, faisant également écho aux paisibles Nymphéas de Monet. Avec ces fleurs d'eaux ici assombries, l'artiste fait allusion à une théorie, développée par le chercheur français récemment disparu Albert Jacquard, dite de l'«Equation du nénuphar», ou comment un écosystème s'autodétruit, par étouffement, et ici, en raison de la prolifération capitalistique. Les peintures revisitées par Zevs ne sont jamais dénuées d'un sens critique plus qu'aiguisé.

 

Ses «Liquitated Logos», que l'on retrouve dans la salle suivante, mais aussi en préambule à l'exposition, avec des marques coréennes bien connues, revisitent un pan majeur de son travail depuis plus d'une décennie. Elles permettent d'appréhender cette double dimension picturale et critique, dans la manière dont la peinture, dans son acception la plus brute, au travers de ces drippings, liquide, c'est-à-dire attaque et détruit, les logos et les marques toutes puissantes, symboles de richesse, de luxe et de pouvoir, qui ont nourrit la concupiscence d'un monde aujourd'hui au bord de la faillite mais toujours fasciné par ce qu'ils symbolisent.

Room 711 - Un texte pour l'exposition et le catalogue du solo show de Zevs / Aguirre Schwarz au Hangaram Museum and Art Center de Séoul, en Corée
Room 711 - Un texte pour l'exposition et le catalogue du solo show de Zevs / Aguirre Schwarz au Hangaram Museum and Art Center de Séoul, en Corée

Logos, symboles...Le Giverny de Monet, comme Paris et sa Tour Eiffel, vus d'ici, ne restent-il pas des rêves?

Zevs a toujours aimé s'approprier ce que les histoires et les lieux ont de mythiques pour écrire de nouveaux récits. Alors, en 2018, à l'occasion de la Nuit Blanche**, il réussit l'exploit de tenir l'illumination du symbole de la Ville Lumière, la Tour Eiffel, au creux de ses mains. Avec «Eiffel Phoenix», performance dont on peut découvrir un aperçu dans l'exposition, il joue à reprogrammer l'éclairage du monument le plus mythique du monde pour en faire tomber une pluie d'étoiles. C'est donc les yeux encore pleins de ce cliché de Paris que le visiteur entre alors dans la fameuse «Room 711» comme si, avec l'artiste, il accédait, en visiteur privilégié, dans les plus belles salles d'un musée parisien.

 

Le réusage et la recontextualisation de la peinture classique est une pratique récurrente dans le travail de Zevs, mais il s'y inscrit comme, dit-il «un voleur d'image», un iconoclaste. Autour de sa réinterprétation toute personnelle des «Noces de Cana» - dans laquelle un Jeff Koons tout à la fois triomphant et enchaîné, tel un bel esclave consentant vendu à l'homme le plus riche du monde mais pourtant hôte de marque du dîner le plus VIP du monde, le tout sous l'oeil de la Joconde-, hommage est rendu à la peinture classique occidentale, qui, du Louvre à Orsay, attire à Paris les foules du monde entier. Ici, la Joconde est dénudée, côtoie la controversée «Origine du monde» de Courbet, une érotique Gabrielle d'Estrées, une Madeleine noire, une ingresque baigneuse, trois Grâces raphaeliennes, une Eve renaissante ou encore une nymphe endormie. Nues ? Pas vraiment, car leur image, tel un palimpseste, est recouverte d'une stratification de signes et de matières. La peau, d'abord, recouverte, marquée, comme autant de tatouages a priori indélébiles, du logo d'une des marques les plus convoitées au monde, symbole de l'ambiguité de cette relation qu'entretiennent les femmes, mais pas seulement, avec le luxe, la fascination exercée par le pouvoir de l'apparence et le désir d'appartenance à une élite supposée. La peinture, ensuite, qui, par ses coulées plus ou moins sauvages, obstruent la claire visibilité de l'oeuvre, tantôt pluies dorées, coulures ruisselantes, érotiques ou non, torrents de larmes, jaillissements, giclées, rayonnement salvateurs, autant de substrats transvaluant, ou dévoilant in fine, son sens parabolique.

 

Room 711 - Un texte pour l'exposition et le catalogue du solo show de Zevs / Aguirre Schwarz au Hangaram Museum and Art Center de Séoul, en Corée
Room 711 - Un texte pour l'exposition et le catalogue du solo show de Zevs / Aguirre Schwarz au Hangaram Museum and Art Center de Séoul, en Corée

Tout se dit dans la peinture, tout peut émerger à partir d'elle. Vers 1886, un quasi inconnu du nom de Vincent Van Gogh peint, dans une sorte de pastiche « à la flamande », un memento mori des plus sarcastiques, «Crâne de squelette fumant une cigarette» (Skull of a Skeleton with Burning Cigarette) . Celui-là même que se réapproprie Zevs en le transformant en icône d'une marque de cigarette, avec le même sarcasme, sans doute, et le sentiment d'appuyer là où un certain Leo Burnett, inventeur de la mythique figure du Marlboro Man, croyait pouvoir récupérer son art comme un territoire possible de publicité. Zevs, ici, au travers d'une scénographie spécifique (un film, une installation, une peinture...) choisit de théâtraliser la mort nécessaire d'un mal – d'un mâle- triomphant, d'une image et de toute l'industrie qui va avec: la fin d'un mythe, d'une époque, d'une légende, la mise au tombeau du dernier cowboy, qui, du Grand Canyon au sommet d'une usine sur la Neuköllnische Allee de Berlin, pouvait encore faire croire au miracle d'une économie soumise aux seules lois du marché. Ainsi s'achève et se referme, dans un nuage de fumée, comme un mirage qu'on peine à dissiper, le mystère de la «Room 711».

 

*En 1999, Zevs réalise une de ses premières œuvres conceptuelles, intitulée «Ma Musée». Dans cette œuvre sonore, il s'entretient au téléphone avec des personnalités du monde de l'art parisien pour leur signifier son désir d'être artiste. Il est alors totalement inconnu. Jean Fournier, à l'époque important galeriste de Saint Germain des Près, lui demande alors s'il connait l'art, s'il aime la peinture, et s'il est déjà allé allé au Louvre..ce qui mènera l'artiste à une première performance, effractive, dans ce musée. C'est donc une longue histoire, de plus de vingt ans, qui lie l'artiste au plus beau musée du monde.

**La «Nuit Blanche» est une manifestation parisienne qui, chaque année, ouvre la ville entiçre à l'art contemporain le temps d'une nuit, les visiteurs étant invités à déambuler d'un lieu à un autre pour y découvrir des oeuvres, des installations, des performances...

ROOM 711

ZEVS - AGUIRRE SCHWARZ

HANGARAM MUSEUM Seoul Arts Center, Nambusunhwanro 2406, Seocho-gu, Seoul, Republic of Korea

Jusqu'au 06 juillet 2023

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9 mars 2023 4 09 /03 /mars /2023 10:50
"Médiéval Technicolor"- Publication du catalogue du nouveau Solo Show de Mai TABAKIAN au Centre d'Art Jean-Prouvé, Issoire

Je suis ravie de revenir à Issoire ( après l'exposition et le catalogue de PietSo l'année dernière), cette fois pour l'exposition et le lancement du catalogue de Mai TABAKIAN. J'ai eu le grand plaisir de rédiger pour le catalogue un texte, et, pour la première fois de notre longue et belle collaboration, un entretien avec Mai Tabakian. 

Telle est ma quête, 2014, Mai Tabakian

Telle est ma quête, 2014, Mai Tabakian

Artiste franco-vietnamienne, Mai Tabakian développe un travail textile architectural et sculptural entre couture, suture et matelassage. Se définissant elle-même davantage comme sculptrice que comme «artiste textile» à proprement parler, elle construit des objets résistants aux catégories, ni tableau ni sculpture au sens traditionnel du terme, ni couture ni broderie, ni tapisserie, flirtant constamment avec l’hybride et la mutation, le textile constituant pour elle un vocabulaire plutôt qu'un propos.

Sa démarche plastique, aux apparences suaves et colorées, est sous-tendue par une quête physico-métaphysique d’explication du monde, la recherche d’une logique dans le fonctionnement de l’univers, notamment à travers l’observation de la Nature comme de notre propre nature, de ce qui nous compose, de la cellule aux grandes questions existentielles. « La nature, « le Grand Tout », n’est finalement qu’un assemblage de « petits touts » », dit-elle, « comme mes sculptures et mes installations sont un assemblage de textiles , mettant l'angoisse à distance mais gardant aussi un certain mystère. »

Sous leurs apparences colorées, chacune de ses œuvres est une tentative de lutte contre ce que la tradition japonaise appelle « monde flottant » (le Ukyiô), un monde – le notre- marqué par l'impermanence et la relativité des choses. Drainant toute la pensée asiatique, le sentiment d'incertitude, la difficulté de capturer, de maîtriser les éléments du monde se trouvent chez Mai Tabakian confrontés, écho à la double culture de l'artiste, à la tentation rationnelle, notamment au travers de l'intérêt qu'elle porte à la géométrie et aux mathématiques, à la perfection des formes, à la modélisation du réel. Carré, triangle, cercle, rectangle, pentagone, hexagone ou octogone, les formes de la « géométrie sacrée », à l'œuvre dans la nature comme chez les bâtisseurs, s'inscrivent partout dans son travail, comme pour consolider son monde et en conjurer la fluidité.

Ses œuvres conservent toujours néanmoins une dimension ludique, avec leurs formes sensuelles et leur chromatisme exacerbé. Les formes géométriques, les compositions colorées, franches ou acidulées, le souci des volumes et des surfaces semblent résulter d’un brassage de références historiques, de l’abstraction géométrique à l’op art, de l’orphisme à l’art concret, de l’abstraction américaine aux jeux de couleurs et de formes du new pop superflat, en passant par les rondeurs colorées de Kusuma, par Felice Varini ou Calder, mais aussi par Hokusai ou Stanley Kubrick jusqu'au mathématicien polonais Waclaw Sierpinski. Dans le même temps, elle est parvenue à créer une esthétique très personnelle, et ses œuvres sont désormais reconnaissables au premier coup d'œil dans le paysage artistique contemporain.

Pour « Médiéval Technicolor », Mai Tabakian a créé deux œuvres sérielles inspirées de l'Abbatiale Saint-Austremoine : « Vitrominos », qui reprend, comme un jeu de dominos, les motifs des vitraux de l'église, et un Zodiaque coloré, faisant écho à celui décorant l'extérieur du bâtiment. L'exposition est aussi l'occasion de découvrir – ou de retrouver- les œuvres les plus emblématiques de l'artiste et son langage plastique bien particulier.

 

Serpentaire, Série des zodiaques - Mai Tabakian, 2023

Serpentaire, Série des zodiaques - Mai Tabakian, 2023

Marie Deparis- Yafil – Le titre de l'exposition, « Médiéval Technicolor », semble accoler deux mots aux univers a priori très éloignés l'un de l'autre...Comment expliques-tu ce choix et en quoi ton exposition pourrait-elle se définir comme un oxymore, cette figure de style qui rapproche des termes opposés ?

Mai Tabakian - « Médiéval Technicolor » d'abord, çà « sonne » bien ! Cela pourrait être le nom d'un jeu, qui est une notion récurrente dans mon travail : en 2019, pour le Centre d'Art de Châteaugiron, j'avais réalisé un jeu de l'oie, ici, je présente un jeu de dominos, que j'ai appelé « Vitrominos » -un nom qui pourrait être tout droit sorti de mon enfance ! -.

Tout d'abord, les médiévistes le savent, contrairement à ce que l'on a tendance à croire, le Moyen-Age est une période dans laquelle la couleur tant dans sa symbolique que dans sa pratique, est très importante...On oublie souvent, parce qu'elle a été perdue, la polychromie des statues, des églises...donc il n'y a pas de contradiction entre une inspiration « médiévale » et l'usage que je fais de la couleur, depuis toujours, dans mes œuvres...sans restriction ! Evidemment le terme « Technicolor » fait allusion au procédé né au début du 20ème siècle pour donner de la couleur aux films jusqu'alors exclusivement tournés en noir et blanc, donc cela paraît deux choses très éloignées historiquement. Mais c'est surtout pour moi une manière d'appuyer cette dimension colorée de mon travail, mais aussi de dire combien cette présence massive de la couleur dans mon travail rejoint toute une histoire de la couleur dans l'humanité, dans son art, depuis toujours.

MDY – Pour cette exposition au Centre d'Art Jean-Prouvé, tu présentes des œuvres non seulement spécialement réalisées pour l'exposition mais aussi imaginées, inspirées par le patrimoine local, en en particulier par l'Abbatiale Saint-Austremoine. Pourquoi et comment ce « pont » entre ton travail et ce monument patrimonial ?

MT- Toute une partie de mon travail relève de préoccupations à la fois très personnelles et universelles, mais autour de thématiques qui peuvent sembler loin de l'histoire patrimoniale de telle ou telle ville où je suis invitée à exposer. Pourtant cela m'intéresse, représente à la fois une curiosité et un défi, un challenge, d'imaginer une œuvre qui soit contextualisée par une histoire locale – que çà « dise » quelque chose aux visiteurs-. Cela m'amène à m'intéresser de près à des éléments du patrimoine dont je découvre, comme ici avec, par exemple, les vitraux de l'Abbatiale Saint-Austremoine, à quel point cela converge avec mon travail, mes recherches.

MDY- Oui, j'ai souvent comparé ton travail à une sorte de « marqueterie textile » c'est-à-dire un assemblage minutieux d'éléments formant un motif, une représentation, mais quand on regarde les vitraux dont tu t'es inspirée, et l'œuvre réalisée à partir de ces vitraux, parfaitement cohérente avec ton corpus d'œuvres, la filiation saute aux yeux !

MT- Je crois qu'ils sont plus modernes que le reste du monument, mais la beauté colorée et géométrique de ces vitraux m'a véritablement séduite, puis je me suis demandée comment m'en saisir. J'ai alors pensé à un jeu de dominos, qui, comme d'ailleurs le zodiaque, décorant le pourtour de l'Abbatiale, et dont je me suis également inspirée pour la seconde œuvre nouvelle, exprime quelque chose d'une continuité, d'un enchainement cyclique des choses.

MDY- Il s'agit donc davantage d'une rencontre, finalement, entre ton travail, les réflexions qui le soutiennent depuis de nombreuses années, et ces éléments du patrimoine local, que d'une manière de « soumettre » ton travail à des « impératifs locaux »...

MT- En effet, l'idée est plus de créer une coïncidence, une rencontre, une correspondance, entre ce qui m'entoure, ce qui m'est donné, et ce qui est au cœur de mon travail, que de venir, en transformant si besoin ma manière de créer tant sur le plan formel que dans ce qui le sous-tend, m'immiscer dans une histoire locale. Il se trouve que beaucoup de choses, dans l'Abbatiale Saint Austremoine, appelaient mon « commentaire » ! La richesse des jeux formels et géométriques, de la polychromie, avec ces motifs floraux, les vitraux, et le zodiaque ! Si c'est la première fois que je représente à proprement parler un zodiaque, ce qui m'a permis d'en étudier la symbolique, comme, une fois encore, l'importance de la couleur, les questions de l'ordre et du désordre, du sens et de la complexité de l'univers suscitent depuis toujours mon intérêt, dans lequel les mathématiques, la géométrie, mêlées à la question du vivant, du microcosme au macrocosme, sont toujours présentes.

Bélier, Série des zodiaques - Mai Tabakian, 2023

Bélier, Série des zodiaques - Mai Tabakian, 2023

MDY- Cela rejoint comme nous le commentions tout à l'heure, le titre que tu as choisi pour l'exposition – « Médiéval Technicolor »-, le fait de se faire rejoindre des éléments anciens et contemporains par des préoccupations qui restent actives et communes, comme cette insatiable recherche de l' « Arché », de ce qui préside à la fondation même des choses et des êtres, d’un principe qui, pour reprendre les mots de Jean-Pierre Vernant, «rend manifeste la dualité, la multiplicité incluse dans l’unité», et qui irrigue ton travail depuis le début.

Cela me fait aussi penser à tes « Blasons-codes », également montrés dans l'exposition, que tu avais réalisé à partir des blasons encore visibles dans la chapelle de Châteaugiron, où tu avais exposé en 2019. Ils reprennent l'esthétique symbolique réelle de l'héraldique, mais la devise est remplacée par un QR code renvoyant à une phrase, par ailleurs inspirée d'un Haiku ! ...Le mélange des genres, et des cultures...

MT – Oui, il y a d'abord eu les « Haikus Codes », vers 2011 ; avec ma technique, il s 'agissait de reproduire un QR code, qui renvoyait à une phrase courte, un Haiku, mêlant la modernité à la tradition japonaise, la technologie à la poésie. Puis, il y a eu cette rencontre avec les blasons, à Châteaugiron, et je me suis intéressée à l'héraldique. Cela a fait sens, de manière multiple : reprendre les codes et les symboliques véritables de l'héraldique, mais remplacer la devise par un QR code, renvoyant à une phrase que l'on peut lire avec son smartphone. J'aime bien ce grand écart temporel, sur lequel j'ai pu jouer aussi ici, à Issoire. Cet écart n'est peut-être pas si grand, car nous nous posons toujours, au fond, les mêmes questions que les Anciens, sur l'Univers et la manière dont il est composé, sur les parties et le tout, le divers et l'unicité, l'un et le double, le particulier et l'universel, le vivant et le mécanique, l'organique et le spirituel...

MDY- Cette dimension métaphysique que tu évoques, il faut quand même bien avouer que ce n'est pas la première chose que l'on remarque quand on regarde tes sculptures, qui paraissent souvent au premier regard plus sensuelles qu'intellectuelles! Ces formes rondes, ces couleurs, appellent au toucher, à une forme de gourmandise, à une sorte de joie enfantine...

MT- C'est tout à fait vrai et je l 'assume pleinement. Je joue d'ailleurs souvent sur le « double sens », sensuel voire érotique de certaines de mes pièces, que le visiteur comprend et relis parfois en découvrant le titre de l'œuvre.

MDY- Tes « Oversized fairytales », comme tes « Petits soldats » ou encore l'œuvre « En plein dans le mille », jouent de l'ambiguïté du jeu, parfaitement innocent, et d'un sous-texte sexuel, amenant une lecture à plusieurs niveaux de ton œuvre, comme d'ailleurs les contes de fées auxquels tu fais, dans le titre, clairement allusion !

MT- C'est un peu le propre du symbole, ou de la parabole, et du conte de fées, de dire quelque chose et autre chose en même temps ! Cela étant dit, l'allusion sexuelle, si on veut, n'est pas gratuite ou juste amusante, elle relève, pour moi, de la même quête du tout, de la complétude...

MDY- Un peu comme dans le mythe d'Aristophane, qui voit en l'amour le « daimon », l'intermédiaire liant ou reliant ce qui a été déchiré, séparé, permettant les retrouvailles de deux éléments qui s'emboîtent parfaitement, quelques soient ces éléments, re-formant une unité originelle, primitive et ultime.

MT- Ou encore, car j'y reviens souvent en raison de ma culture asiatique, qui fait partie de mes origines et dont je me nourris aussi, comme les formes de « lingam » et de « yoni », que l'on retrouve un peu partout dans mes œuvres. Les «lingam», ce sont ces pierres dressées et symboles ouvertement phalliques qui, parfois enchâssés dans leur réceptacle féminin, le «yoni», symbolisent à la fois la nature duelle de Shiva (physique et spirituelle) et la notion de totalité du monde, entre puissance créatrice et «lieu», accueil.

MDY- Dans « Telle est ma quête » œuvre réalisée en 2014, tu proposes une interprétation du célèbre ensemble de tapisseries médiévales de la Dame à la Licorne. Sur un parterre de fleurs façon « Mille fleurs », s'élèvent des arbres évoquant chêne, oranger, houx, pin ou encore sorbier, chacun porteurs de leurs symboliques de persistance mais aussi de fertilité. Tu y joues des symboles de manière transversale : au milieu des fleurs, principe féminin représentant la coupe destinée à recevoir la semence, et des arbres, se dresse un cône – la corne de la licorne, révélation divine autant que phallique- sur lequel se love une couronne, à la fois signe d'éternité par le cercle qu'elle épouse, forme sans début ni fin, évocation christique, symbole de l'élection paradisiaque, mais aussi de l'union ou encore...organe féminin. Car au milieu de ce jardin symbole de la chrétienté, s'unissent « lingam » et « yoni »pour l'éternité. On retrouve bien ici ton goût pour le croisement des époques, des cultures mais aussi pour l'équivocité des représentations, toujours avec malice ! La multiplicité des interprétations possibles, si ce n’est leur duplicité, est bien un levier essentiel de ton travail, et il me semble que ton « Garden Sweet garden » en est le plus bel exemple...et le plus connu !

MT- Oui , c'est une installation que j'ai beaucoup montré, et que je montre encore avec beaucoup de plaisir, car c'est vraiment une œuvre centrale dans mon corpus.

MDY- Cette œuvre, qui est un peu ta « signature », ouvre à une grande diversité d'interprétations, des plus innocentes au plus sombres, malgré l'explosion de couleurs. On ne sait si on a affaire à un joli jardin ou à d'inquiétantes fleurs dévorantes, à des champignons vénéneux ou des plantes psychotropes susceptibles de provoquer des hallucinations ou pire encore, à des confiseries géantes dignes de l’imagination de Willy Wonka, ou bien si nous sommes dans une métaphore sexuelle pour rêve de jeune fille : un délice psychanalytique!

MT- Tout dépend du regard !

MDY- Cette installation, comme la plupart de tes œuvres fait écho à une notion d’intention, à la disposition d’esprit de celui qui regarde. Cela rappelle l’idée freudienne d’une « rencontre inconsciente » entre l’artiste et le regardeur, dont l’œuvre fait médiation, rencontre qui, comme dans la rencontre amoureuse, opèrerait en amont de la conscience…Dans les écarts entre l'attraction et la répulsion, le tendre et le dévorant, l’explicite et l’implicite, les entre-deux, les ellipses, il y a aussi beaucoup de « non-dit » dans tes sculptures, des choses probablement parfois plus sombres qu'il n'y paraît.

MT- Il est vrai que je suis toujours soucieuse d'une certaine légèreté de premier abord, alors qu'au fond, je suis très inspirée par des choses très rigoureuses, les lignes, la géométrie, la science, les échelles, les figures fractales, ou très angoissantes, le chaos, le cosmos, la destruction...

MDY- Je me souviens que parmi tes premières œuvres il y avait cette installation murale « La route de la soie », qui faisait référence au dégoût que tu avais ressenti lors d'un de tes voyages au Vietnam, face aux vers à soie, cuisinés après avoir servi à produire du fil de soie...J'ai souvent pensé, à propos de ton travail, qu'il était un perpétuel effort pour transcender un certain effroi, une lutte pour élucider le monde, ordonner la réalité, la dompter d'une certaine manière, et la comprendre. Mais par une belle vitalité, une belle force résiliente, cela ne se fait jamais sans humour, sans grâce, et sans couleurs !

MT- Comme dans le Ukyiô, la légèreté est une politesse et un devoir face à l'incertitude et la fugacité du monde...

 

MEDIEVAL TECHNICOLOR

MAI TABAKIAN

DU 18 mars au 29 mai 2023

Centre d'art Jean-Prouvé

19 rue du Palais

69300 Issoire

Entrée libre tous les jours sauf le lundi

Du mardi au dimanche de 14 à 18h - le samedi de 10h à 12h30 et de 14h à 18 h

 

Catalogue disponible au Centre d'Art, ou ici sur demande.

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17 octobre 2022 1 17 /10 /octobre /2022 15:06
"INSECTUM, Merveilles et émerveillement" - Un texte pour le catalogue de l'exposition de Chahrazed FEKIH, Galerie Le Violon Bleu, Sidi Bou Saïd

Je suis ravie d'avoir rédigé la préface du catalogue de l'artiste Chahrazed Fekih, pour son exposition personnelle à la Galerie Le Violon Bleu, à Sidi Bou Saïd, près de Tunis, "Insectum, Merveilles et émerveillement", du 27 octobre au 15 décembre 2022.

"INSECTUM, Merveilles et émerveillement" - Un texte pour le catalogue de l'exposition de Chahrazed FEKIH, Galerie Le Violon Bleu, Sidi Bou Saïd

«Le goût du merveilleux est un goût général,

c’est ce goût qui fait lire plus volontiers des romans,

des historiettes, des contes arabes, des contes persans,

et même des contes de fées, que des histoires vraies.

Il ne se trouve nulle part autant de merveilleux,

et de merveilleux vrai que dans l’histoire des insectes.»

 

René Antoine Ferchault de Réaumur – (1683-1757)

Mémoires pour servir à l'Histoire des insectes, 1734


 

Le dictionnaire de l'Académie française nous apprend que le mot «merveille» dérive du latin classique mirabilia- mirabilis, désignant, dès le 11ème siècle «un phénomène, un objet, causant une vive admiration mêlée d'étonnement, par sa grandeur, sa beauté, ses qualités exceptionnelles».

Pour l'artiste Chahrazed Fekih, parmi les «merveilles de la nature», les insectes jouissent d'un statut particulier, car, de son propre aveu, ils la passionnent depuis toujours. Cette inlassable fascination, mêlée de curiosité et d'admiration, la place dans une longue lignée d'artistes- naturalistes, qui, pourrait-on presque dire depuis Aristote, entretiennent avec la nature, et avec le «petit monde» des insectes, une relation puissante, balançant entre science et poésie.

A l'orée de la modernité, le cabinet de curiosités, ancêtre des musées, petit théâtre d'un monde qu'on découvrait alors, dévoilait à un public choisi et médusé les surprises issues de la nature, de l'art et de la science. Ces « chambres des merveilles », Wunderkammern ou Studiolo, nées à la Renaissance, faisaient donc la part belle aux Mirabilia, merveilles créées par une main humaine, appartenant au domaine de l’art ou de la technique (les «artificialia») et surtout «naturalia», objets issus de la nature, dont les insectes aiguisaient particulièrement la curiosité et l'esprit.

Cela fait depuis bien des siècles que la science s'enquiert, observe et étudie la vie des insectes, notamment grâce à l'invention du microscope à la fin du 16ème siècle, et pourtant celle-ci garde à ce jour encore une part de mystère et d'inatteignable, tout un pan de réalité qui reste à découvrir, à expérimenter. ce n'est donc pas le «faux merveilleux», comme dirait Réaumur, celui des fables, mais bien le «merveilleux réel à observer» (1) - qui occupe Chahrazed Fekih.

S'il y a quelque chose de prodigieux – à la fois magique et massif- dans l'existence de ce monde parallèle qu'est celui des insectes, que l'artiste ne saurait épuiser, le titre de l'exposition ainsi choisi, faisant référence à l'origine gréco-latine du mot «insecte» - in-sect-um viendrait du grec ἔντομον,én-tom-on, «découpé» en trois parties : la tête, le thorax et l'abdomen - mais aussi aux notions de «merveille» et d'émerveillement, semble colorer d'emblée son projet d'une tonalité a priori désuète ou nostalgique. Une analyse attentive de son travail et de ses intentions oblitèreront cette première impression, car le travail de Chahrazed Fekih, loin des planches botanistes des siècles passés, et même si il s'y réfère d'une certaine manière, ouvre la voie à une réflexion des plus contemporaines sur le devenir de notre planète.

Car, à l'instar du projet de Fekih, on observe une résurgence du dispositif de type « cabinet de curiosité », qu'artistes et scientifiques convoquent comme laboratoire d’intelligence transversale et collective, et dans lesquels de nouveaux liens s'envisagent entre nature et culture, sciences et arts, héritage et innovation, réel et imaginaire, curiosité et connaissance…

«Tous les hommes désirent naturellement la connaissance», déclarait Aristote au début de la Métaphysique. Mais l'Histoire a montré que ce désir propre à la nature humaine, ce désir d’apprendre, de s’ingénier à nommer et comprendre, fonde un certain rapport au monde, associé à l’appropriation, au pouvoir exerçable sur la nature. Or c'est peut-être précisément ce rapport au monde qu'il s'agit aujourd'hui de repenser, ce à quoi s'efforce, au travers de son art, Chahrazed Fekih.

"INSECTUM, Merveilles et émerveillement" - Un texte pour le catalogue de l'exposition de Chahrazed FEKIH, Galerie Le Violon Bleu, Sidi Bou Saïd

Le travail de Fekih consiste donc en un premier temps à revenir au sens propre et premier de la «curiosité», cette forme de «premier regard», celui des premiers naturalistes, cette contemplation, cet émerveillement, cet étonnement face à la diversité, au caractère énigmatique et étrange des formes du vivant -tailles, couleurs, structures- et dont le monde des insectes est un parangon.

Car les dessins de Chahrazed Fekih prennent d'abord sens et motivation dans une démarche d'entomologiste – amateure mais sérieuse- pour observer, et essayer de comprendre la vie et les moeurs de quelques uns de ces millions d'espèces qui peuplent la planète depuis plus de 400 millions d'années. Plus nombreux que les humains, plus nombreux que la plupart des espèces animales sur terre, les insectes sont partout (2) et si le nombre faisait force, c'est eux qui gouverneraient le monde...mais tout n'est-il pas qu'une question d'échelle? Voici une des hypothèse qui pourrait expliquer le choix de ces grands formats, comme une manière, en renversant les échelles, de renverser les rapports et les cosmos.

 

Entomologiste et éthologue, Chahrazed Fekih observe et expérimente, dans son insectarium, le comportement des insectes, la manière dont elle peut interagir avec eux, sans jamais se départir de cette sorte d'émerveillement enfantin, qu'elle cherche à conserver précieusement, comme le garant d'un intérêt perpétuellement renouvelé pour cette partie animale de la nature. L'étonnement est la première condition, la première exigence, de la démarche philosophique et scientifique, et curieusement, dans le même temps, cela suppose de garder une sorte de part d'enfance en soi, motivant encore et encore le désir du savoir et du geste.

La série de «Planches d'études», dessins sur ancien papier d'écolier constitués de collages de dessins et de définitions classiques d'insectes, tracées à la main, évoque un peu cet état d'enfance nécessaire peut-être pour nourrir l'émerveillement pour ce monde «autre qu'humain», selon une expression récurrente de l'artiste, pour garder intact ce moment où culmine la curiosité et la soif d'apprendre.

 

"INSECTUM, Merveilles et émerveillement" - Un texte pour le catalogue de l'exposition de Chahrazed FEKIH, Galerie Le Violon Bleu, Sidi Bou Saïd

«L'œil toujours en éveil sur la bête et sur la plante, ainsi s'exerçait tout seul, sans y prendre garde, le futur observateur, marmouset de six ans. Il allait à la fleur, il allait à l'insecte comme la Piéride va au chou et la Vanesse au chardon.»

 

Ainsi Jean-Henri Fabre, naturaliste ethologue et poète français du 20ème siècle, décrivait -il son enfance, dans ses Souvenirs entomologiques, ouvrage qui souvent inspira Charahzed Fekih.

La démarche d'essence scientifique de Fekih, à l'instar de celle de Fabre et plus encore de celle d'Anna Maria Sibylla Merian, figure exceptionnelle de l'histoire de la zoologie, n'entrave en rien, au contraire, sa démarche et son inspiration artistique et ces croisements, entre science et art, sont plus que jamais d'actualité. Nul doute que si l'oeuvre de Merian peut éveiller des vocations, jusqu'à celle de Vladimir Nabokov (3), l'artiste est aussi pour Chahrazed Fekih une figure inspirante, un modèle de femme ayant su allier la précision de l'étude scientifique à la poésie et la pure créativité de l'art. Ainsi la série de Fekih « Cycle de vie d'un papillon de nuit » fait-elle écho au célèbre travail de Mérian sur la métamorphose des papillons, résultat d'un inédit voyage exploratoire au Surinam et rapporté dans l'ouvrage Metamorphosis insectorum Surinamensium, au début du 18ème siècle. Comme Anna Maria Sibylla Merian, ou plus lointainement encore Léonard de Vinci, il y a certes dans le travail de Fekih une forme d'accomplissement humaniste, cherchant à comprendre, mais aussi une manière de concilier curiosité pour le vivant et aspiration à le rendre artistiquement, c'est-à-dire avec ce supplément esthétique, spirituel, cette liberté formelle et chromatique que l'art peut imposer à ce qui ne pourrait être qu'un objet d'étude froidement restitué.

Ainsi, le phénomène de la métamorphose, la chrysalide, continue de fasciner Chahrazed Fekih qui, dans des séries plus anciennes, abordait déjà ces thèmes au travers de figures hybrides, à la fois femmes, végétales et animales, et ici, dans des collages superposant photos et gravures anciennes, figures humaines et corps insectes. Sans aller jusqu'à la folie hallucinatoire, à la mutation fantasmée conduisant au monstre d'un film de David Cronenberg, la question de l'hybridation homme-animal, que pose également l'éthologie contemporaine – et certains artistes comme, par exemple, le duo français Art Orienté Objet (4)- s'esquisse ici.

 

"INSECTUM, Merveilles et émerveillement" - Un texte pour le catalogue de l'exposition de Chahrazed FEKIH, Galerie Le Violon Bleu, Sidi Bou Saïd

Car au fond, quelle finalité l'artiste entend-elle donner à la vision qu'elle déploie de ce microcosme, au delà du plaisir de spectatrice de ce monde ? L'Histoire naturelle, comme « enquête et étude de la diversité du monde vivant et du monde minéral et de ses interactions avec l'homme » (5), devenue aujourd'hui « écologie », comprise comme la science interrogeant nos conditions d’existence, questionnant la manière dont la conscience peut informer ses relations avec elle-même et avec le monde qui l'environne, demande aujourd'hui à être redéfinie, et s'inscrit bien au cœur de la démarche artistique de Fekih et de ses créations autant poétiques que politiques.

Ce monde de la nature, si riche, si puissant, mais aussi si fragile, voilà bien longtemps que nous avons oublié de nous en émerveiller. Depuis l'ère de la modernité, de la technique, de l'industrie, nous l'avons, comme l'expliquait déjà le philosophe allemand Martin Heidegger au mitan du 20ème siècle, et avec acuité, soumis à la brutalité de ce qu'il appelle «arraisonnement» (6), c'est-à-dire, une manière asymétrique de lui arracher, de lui soustraire, sans lui rendre, ce dont nous avons besoin. Voici donc plusieurs siècles, depuis que Descartes prononça l'homme «Maître et possesseur de la nature», que celle-ci ne représente pour nous le plus souvent rien autre chose qu'une réserve -que nous découvrons aujourd'hui épuisable-. A l'épuisement de la nature correspond peut-être le déclin accéléré de l'anthropocène, et la fin de notre puissance, sans que nous sachions en quoi consistera l'apocalypse. Cette manière de considérer la nature, qui est peut-être le propre de l'homme homo faber, mais dont l'inclination s'est prodigieusement accélérée depuis l'ère industrielle, peut s'appréhender, dit encore Heidegger comme une «provocation», une mise en demeure adressée à toutes choses d'apparaître comme un fonds ou un stock disponible, jusqu'à l'homme lui-même. «L’homme», prédisait Heidegger (6), «suit son chemin à l’extrême bord du précipice, il va vers le point où lui-même ne doit plus être pris que comme fonds disponible.»

 

"INSECTUM, Merveilles et émerveillement" - Un texte pour le catalogue de l'exposition de Chahrazed FEKIH, Galerie Le Violon Bleu, Sidi Bou Saïd

C'est de cette «calculabilité intégrale» qu'il s'agit urgemment de sortir, et c'est ce que, dans son rôle et son travail d'artiste, tente de nous dire Chahrazed Fekih.

Car pour elle, il n'y a pas d'autre urgence, ni d'autre lecture, au fond, de son art, que de nous enjoindre à se reconnecter avec les choses, avec la nature, et avec le vivant, à tenter d'abandonner ou du moins de raisonner notre relation instrumentale à la nature pour, à nouveau, la regarder d'un œil désintéressé, si ce n'est pour en apprendre quelque chose qui n'est pas nouveau, qui a toujours été là, et à laquelle nous sommes devenus aveugles. Reprendre, en quelque sorte, les leçons de choses de nos ancêtres...réapprendre...l'émerveillement. Voici pourquoi aussi ces grands dessins, pour bien voir, pour bien saisir, pour que naisse une émotion là où souvent le premier mouvement est celui de la répulsion, pour nous montrer « plein cadre » une beauté qu'on a oublié, parce que l'émerveillement n'y est plus depuis longtemps. La littérature, la philosophie l'ont longuement analysé : l'ère industrielle a signé le désenchantement du monde. Henry David Thoreau, déjà, l'avait pressenti, en faisant de Walden (1854) une critique de la révolution industrielle et des prémices de la société de consommation, Max Weber (7) ensuite le théorisa: l'avènement de l'industrie et de la production de masse est aussi un moment de désenchantement du monde. Si « désenchanter le monde », c'est le débarrasser des croyances archaïques, des superstitions et de figures de l'irrationnel qui peuvent être perçues comme autant de formes d'ignorance, d'oppression et de violence, il n'est pas impossible que ce désenchantement soit aussi au fondement du monde contemporain capitaliste et à la racine de la crise environnementale que nous traversons. Car comment se sentir intimement partie prenante, comment prendre soin, d'un habitat vidé de tout symbole, et pour lequel on a retiré tout affect, sinon celui du profit? Comment continuer à vivre, alors, dans ce monde «abîmé», pour reprendre l'expression de l'essayiste française Marielle Macé (8), si ce n'est en le réenchantant?

S'émerveiller de la beauté du monde, de ces insectes si complexes et si étranges, est peut-être une des plus jolie voie – un des plus jolies voix- pour revenir à la nature, s'y reconnecter, comprendre l'intérêt de la sauver et nous avec. Car s'il est vrai que l'humain est fondamentalement un être de calcul, alors c'est aussi une stratégie pour survivre, car rien n'a changé depuis Darwin, la survie d'une espèce dépend toujours de sa capacité à s'adapter à son milieu, et cette adaptation au milieu, ce que font les insectes sans cesse, ce sont les leçons que l'humain peut tirer de leur observation, ré apprendre à vivre dans et avec la nature.

A l'heure de la Doomsday Clock (9), nous sommes à moins de deux minutes de la fin du monde. Alors si au moins une œuvre de Chahrazed Fekih pouvait contribuer, ne serait-ce qu'une seconde, à l'espoir de refondre ce monde, l'art n'aura pas été vain.

1- René Antoine Ferchault de Réaumur (1683-1757) - Mémoires pour servir à l'Histoire des insectes, 1734

2- D'après Wikipédia: On estime leur diversité entre 5 et 80 millions d'espèces ce qui représenterait plus de 80 % des différentes formes de vie animale. Leur biomasse totale serait 300 fois plus importante que la biomasse humaine, quatre fois supérieure à celle des vertébrés, sachant que les insectes sociaux représentent à eux seuls la moitié de la biomasse des insectes.

3-«Je devais avoir huit ans quand, dans une chambre de débarras de notre maison de campagne, parmi un pêle-mêle d’objets poussiéreux, je découvris quelques livres merveilleux achetés au temps où ma grand-mère s’intéressait à l’histoire naturelle et faisait donner à sa fille des leçons particulières par un éminent professeur de zoologie de l’Université (Chimkévitch). […] Je transportai en bas, glorieusement, de lourdes brassées de volumes singulièrement attirants : les charmantes gravures sur bois d’insectes du Surinam de Maria Sibylla Merian (1647-1717), le splendide Die Schmetterlinge, d’Esper (Erlangen, 1777), et Icônes historiques de lépidoptères nouveaux ou peu connus de Boisduval», Vladimir Nabokov - Autres rivages — Autobiographie (Conclusive Evidence, 1951, devenu Speak, Memory, an Autobiography revisited, 1966 et 1967)

4 – Art orienté objet est un duo artistique créé en 1991 à Paris et composé de Marion Laval-Jeantet et Benoît Mangin. Voir, par exemple, les série « Félinologie », dans laquelle l'artiste utiise des prothèses lui permettant de se déplacer, puis de tenter d'interagir, avec des chats, et « Que le cheval vive en moi », où l'artiste se fait injecter du sang de cheval.

5- selon Charles Darwin

6- Martin Heidegger – La question de la technique, in « Essais et conférences », 1954

7- Max Weber - L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme, 1904

8 – Marielle Macé, Nos cabanes, 2019

9- L’horloge de la fin du monde ou horloge de l'Apocalypse (Doomsday Clock en anglais) est une horloge conceptuelle créée en 1947, peu de temps après le début de la guerre froide, et mise à jour régulièrement depuis par les directeurs du Bulletin of the Atomic Scientists de l'université de Chicago, sur laquelle « minuit » représente la fin du monde, l'apocalypse.

 

"INSECTUM, Merveilles et émerveillement" - Un texte pour le catalogue de l'exposition de Chahrazed FEKIH, Galerie Le Violon Bleu, Sidi Bou Saïd

INSECTUM, Merveilles et émerveillement

Chahrazed Fekih

Galerie Le Violon Bleu

Sidi Bou Saïd

Tunisie

Vernissage le 27 octobre 2022

Jusqu'au 15 décembre 2022

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6 juin 2022 1 06 /06 /juin /2022 14:35
"Savez-vous planter les choux?" - Un texte pour l'exposition et le catalogue de Piet.sO, Centre d'Art Jean-Prouvé, Issoire

Un beau printemps chargé pour Piet.sO qui assure une double exposition personnelle à Issoire: "Merveilleuses disparitions", dans les rues de la Ville, et "Savez-vous planter les les choux?", au Centre d'Art Jean-Prouvé, au cœur de la ville. 

C'est à cette occasion que j'ai le plaisir de répondre à l'invitation de l'artiste à rédiger un texte pour le catalogue publié dans le cadre de l'exposition. 

A découvrir dès le 11 juin, à Issoire!

"Savez-vous planter les choux?" - Un texte pour l'exposition et le catalogue de Piet.sO, Centre d'Art Jean-Prouvé, Issoire

Il s'en faut de rien pour que ce ne soit plus rien du tout.

Il s'en faut de rien pour que le presque-rien se transforme en rien du tout.

Vladimir Jankélévitch - « L’aventure, l'ennui, le sérieux »  - Flammarion, 1963

« Savez-vous planter les choux ?» Le titre que Piet.sO a choisi pour son exposition personnelle au Centre d'Art Jean Prouvé d'Issoire, est pour le moins intriguant pour une exposition d'art contemporain, dans une tonalité a priori innocente, qui fait d'emblée écho à un univers enfantin. Cette comptine ancrée dans la culture populaire française, remontant au Moyen Age, porte, comme toutes les comptines, un sens caché – et paillard le plus souvent-, qui n'est pas à privilégier ici. Il s’agirait plutôt de clins d'œil de l'artiste, d'une part, à son installation en terre auvergnate (le chou, patrimoine culinaire régional), et d'autre part, au sens « non masqué » de cette chanson, qui parle de la manière dont on apprend à faire quelque chose...avec ce que l'on a et « à la mode de chez nous ». Ceci n’est pas tant anecdotique. La question de l'adaptation, de l'opportunité qui oriente et modifie un projet, de « ce qui arrive », de la « sérendipité », cette disposition à se saisir heureusement du hasard ou de ce qui se présente, constitue une des premières questions cruciales à propos du travail de Piet.sO. Comment et pourquoi l'artiste, qui vécut longuement à Bruxelles et Paris a-t-elle choisi de s'installer, pour vivre et travailler, à Saint-Germain l’Herm ? Ici, d'autres paysages, une nature qu'elle ne connaissait peut-être pas, inévitablement, transforment son regard sur le monde, son inspiration, et son rapport à la création. D'autant plus quand elle s'installe dans un lieu atypique et chargé de centaines d'histoires, l'ancien Hôtel de Paris qui jusque dans les années 60, sur la route de la Chaise Dieu, permettaient aux voyageurs de faire halte sur le chemin des villes thermales. Ici, entre les chambres laissées intactes, la « mercerie quincaillerie jouets » regorgeant de vestiges intouchés, chaussures, jouets, vêtements…, l'artiste passionnée de matières et d'objets, surtout quand ils ont une histoire si ce n'est « une âme », redéfinit certains contours de son art. La rencontre, le hasard, sont au cœur même de sa démarche, comme en atteste les performances « ballades quantiques », dans lesquelles l'itinéraire du promeneur est conditionné par sa perception de ce qu'il interprète comme « signe ».

"Savez-vous planter les choux?" - Un texte pour l'exposition et le catalogue de Piet.sO, Centre d'Art Jean-Prouvé, Issoire

Probablement aussi ces rencontres nouvelles, cette sortie de territoire déjà conquis, renforce la dimension expérimentale de son travail, et notamment dans son travail d'assemblage et d'hybridation à partir d'objets tant issus de la nature, que d'une industrie révolue.

Un crâne animal prend greffe sur la ligne de marteaux d'un vieux piano, une céramique ornée de feuilles de choux se prolonge par des ossements montés sur un ancien obus, un arbre « godassier » se pare de chaussures d’une autre époque...Certaines sculptures de Piet.sO semblent comme des énigmes, des rébus, cultivant avec une poésie mélancolique les distorsions, les discontinuités, le décalage et souvent l'inattendu. Mais sous le caractère a priori hétéroclite de ces combinaisons, rien n'est gratuit, tout raconte quelque chose, dans le collage, le glissement, l'association, pas très loin de ce que l’on dirait en psychanalyse : cette liberté d'associer signes, images, objets pour raconter quelque chose qui échappe d'abord pour remonter dans l'attention du regard, par bribes et reconnaissance, d'un souvenir, d'une mémoire, d'un passé.

Piet.sO nourrit pour les objets, et surtout pour ceux qui ne présentent a priori aucune valeur, un sentiment profond. Les cinquante chambres de l'Hôtel de Paris, son atelier, ne suffiront bientôt plus pour contenir ses trouvailles par centaines, trésors de plastique seventies, sandalettes de plage, épluche-légumes vintage, bobines de fil d'époque, écheveaux de laine, boulets de charbon…qu'elle trouvera toujours moyen de sublimer en œuvre délicate.

Elle explique cette inclination par, dit-elle, le manque d'objets quand elle était enfant. Sans doute imagine-t-elle qu’au fond de chaque enfance gît une malle à trésors remplie de souvenirs liés à des objets qui, exhumés à nos vues, ainsi se ravivent. N'en ayant que peu conservé de sa propre enfance, Piet.sO s'ingénie à créer de la fiction mémorielle, empruntant ici et là, au travers des choses glanées, des histoires qu'elle fait sienne, ou reconstruisant à travers elles des bribes de sa propre histoire. Chacune constitue une véritable matière mémorielle, dont elle travaille l'épaisseur presque comme un matériau plastique, et, d’une certaine manière, comme une justice rendue ou un « parti pris », pour reprendre le titre d’un célèbre recueil de Francis Ponge, comme si sa banalité pouvait enclore une poésie que l’artiste extrairait comme une gemme de sa gangue.

On a parfois le sentiment que dans notre monde submergé d'objets, rares sont ceux qui conservent quelque charge émotionnelle authentique, tant ceux-ci sont jetables, remplaçables, relatifs. Piet.sO cherche à restituer cette rareté non de l'objet mais du souvenir, de la trace qui peut y être attachée, comme sont gravés d'une manière indélébile dans nos mémoires d'enfants, le dessin sur la boîte de gâteaux, le vase sur le buffet ou le tableau accroché dans le salon...De ses origines familiales rurales et ouvrières, elle garde une sorte de tendresse pour les objets de la culture populaire comme ces «cadeaux Bonux» authentiques ou ces clowns en céramique, aussi inquiétants que kitsch, produits tout spécialement pour décorer les intérieurs modestes, et qui pointent aussi la question du goût et de la culture de classe. Cette dimension sociétale des objets qu'elle choisit n'est pas innocente et rend compte d'une réflexion approfondie sur la valeur à la fois sociale et intime des objets avec lesquels nous vivons.

"Savez-vous planter les choux?" - Un texte pour l'exposition et le catalogue de Piet.sO, Centre d'Art Jean-Prouvé, Issoire

Les œuvres hybrides de Piet.sO font parfois songer à la fameuse « Complainte du progrès » de Boris Vian qui, dès les années 50, au sortir de la guerre où tout manquait et à l’entrée des Trente Glorieuses et du réconfortant royaume de la société de consommation, pointait déjà une forme critique de cette croissance à tout prix. Piet.sO a vécu son enfance dans les années 70, son adolescence dans les années 80, des époques dans lesquelles on venait de poser le pied sur la Lune, où on croyait aux Ovni et à la conquête spatiale, où le plastique était fantastique, les objets lisses, colorés et désirables. Elle, entre désir et frustration, envie de « mode de chez nous » et conscience de l’exogène, construisait alors son rapport au monde et à une identité fragmentée, et fragmentaire, oscillant entre « la vie moderne », un monde net, structuré- celui de la banlieue propre des années 80- et la béance, les manques et les mystères de son histoire familiale : « Ma famille », racontait-elle un jour, « venait de nulle part. Le pays d’où avaient surgi mes grands-parents était inaccessible, englouti par l’histoire, érodé comme leurs pauvres souvenirs. Ce monde, en revanche, ils le portaient bien en eux. Il surgissait parfois de leurs gestes. On pouvait l’attraper au vol, y puiser des forces mais aussi de la mélancolie. Il englobait la posture souveraine de mes grands-mères, les tourments de la forêt des contes, tout élément merveilleux glané alentour qui pouvait m’ouvrir la voie de cette initiation particulière de la petite fille en princesse-fée douée de pouvoirs ».

On voit ainsi comment son travail se tient sur le fil entre une mémoire sociale -celle de toute une époque, révolue, que les trésors de l’Hôtel de Paris ont continué de nourrir avec opportunité-, et une mémoire intime, celle de sa famille diasporique.

Avec ses robes de bal pour princesse morte, ses robes de mariée torturées de monstres, ses vanités fragiles ou vomissantes, ses cœurs battants sous des globes Empire, ses reliquaires, on assimile souvent le travail de Piet.sO a une œuvre onirique et romantique -dimension qu’elle assume par ailleurs que pourraient expliquer ses origines slaves. Mais en deçà de cette surface esthétique de conte de fées, c’est bien l’histoire d’un déracinement qui est en jeu, déracinement propice au rêve, au fantasme, un « terreau pour l’imaginaire », dit-elle, s’inventant des histoires de femmes sorcières ou de Baba Yaga. Dans cette œuvre très personnelle, Piet. So construit ses propres mythes, poursuit son propre chemin, parcours initiatique encore. A l’instar de sa « Série de papiers froissés sur objets en porcelaine », qui semblent oblitérer des parties des objets comme l’oubli, des pans de mémoire, l’œuvre de Piet.sO persévère dans une conscience aigüe de la perte et de la disparition, du mystère et de la fragilité de la mémoire, dont l’artiste sait combien elle conditionne la persistance du « presque rien » du monde.

"Savez-vous planter les choux?" - Un texte pour l'exposition et le catalogue de Piet.sO, Centre d'Art Jean-Prouvé, Issoire

"Merveilleuses disparitions" - Parcours d'oeuvres monumentales de Piet.sO dans les rues d'Issoire / Art dans la ville 2022 - Jusqu'au 9 octobre 2022

"Savez-vous planter les choux?" - Exposition personnelle de Piet.sO au Centre d'Art Jean-Prouvé

Du 11 juin au 18 septembre 2022

19, rue du Palais
63500 Issoire
Tél. : 04 73 89 25 57

HORAIRES D'OUVERTURE :

Du 11 au 30 juin 2022 et du 1er au 18 septembre 2022 :

  • Du mardi au dimanche, de 14h à 18h
  • Samedi, de 10h à 12h30 et de 14h à 18h

Du 1er juillet au 31 août 2022 :

  • Du mardi au dimanche, de 10h à 12h30 et de 14h à 18h

Fermeture tous les lundis

 

Entrée gratuite

 

CATALOGUE EN VENTE AU CENTRE D'ART JEAN-PROUVE et sur demande

 

"Savez-vous planter les choux?" - Un texte pour l'exposition et le catalogue de Piet.sO, Centre d'Art Jean-Prouvé, Issoire

Je ne sais si Piet.sO, finalement, présentera ou non cette œuvre dans son exposition, mais je souhaitai faire un focus sur cette œuvre, ce "contre-néon" qui fait toujours partie du projet d'exposition "Qui ne dit mot...(une victoire sur le silence)", projet pour lequel je continue de me battre, et qui fait explicitement référence à une affaire bien connue du monde de l'art contemporain et bien évidemment retournée vite vite au silence, afin d'être bien sûr que la honte ne change pas de camp...

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2 avril 2022 6 02 /04 /avril /2022 18:28
FORMES SENSIBLES - Mai TABAKIAN expose à la Manufacture, Roubaix, à partir du 9 Avril!

Je suis particulièrement ravie de participer, par la rédaction et la publication de ce texte, à l'exposition "Formes sensibles", exposition monographique de Mai Tabakian à la Manufacture, Musée de la mémoire et de la créatio textile, à Roubaix, dans le cadre de la saison Lille3000!

Une belle exposition en forme de rétrospective, où on pourra retrouver les grandes pièces de Mai, "Le Grand Chemin", le célèbre "Garden sweet garden" ou encore "Les gardiens", mais aussi, par exemple, le "Phoenix" que je montrai il y a quelques semaines à La Ruche!

Les Gardiens, 2018

Les Gardiens, 2018

«Formes sensibles», l'exposition monographique de Mai Tabakian à la Manufacture de Roubaix, se présente comme une sorte de rétrospective. Montrant un ensemble d'oeuvres réalisées au cours de ces dix dernières années, l'exposition parcourt et unifie les préoccupations esthétiques, formelles et philosophiques de l'artiste franco-vietnamienne, qui se définit elle-même davantage comme sculptrice que comme «artiste textile» à proprement parler. Car si l'artiste construit des objets résistants aux catégories, ni tableau ni sculpture au sens traditionnel du terme, ni couture ni broderie, ni tapisserie, flirtant constamment avec l’hybride et la mutation, le textile est pour elle en soi non un propos mais un vocabulaire.

Dans l'oeuvre de Mai Tabakian, les formes géométriques, les compositions chromatiques franches ou acidulées, le souci des volumes et des surfaces semblent résulter d’un brassage de références historiques, de l’abstraction géométrique à l’op art, de l’orphisme à l’art concret, de Stilj à l’abstraction américaine en passant par, peut-être, les jeux de couleurs et de formes du new pop superflat ou les rondeurs colorées de Kusama…

Dans le même temps, tout dans l’oeuvre de Mai Tabakian laisse supposer un pas de côté, une fuite libre hors de ces sentiers déjà battus. La dimension sculpturale -voire architecturale- de son travail dans le médium qu'elle a choisi, l'esthétique globale de son œuvre, offrent des alternatives inédites, à la fois à ces attendus de l’histoire de l'art moderne et contemporain, mais aussi aux actuelles productions d’oeuvres textiles.

 

Le grand chemin (détail), 2018

Le grand chemin (détail), 2018

Les formes sculpturales que présente Mai Tabakian, entre couture, suture et matelassage, sont à bien des égards – et au premier regard- sensibles, en ce qu'elles appellent l'oeil et le séduit, dans une approche initiale qui semble ludique, exacerbée par un chromatisme chatoyant et des effets de volume sensuels provoquant la tentation haptique. Dans cette oeuvre à la dimension a priori délibérément décorative, et plastiquement hautement désirable, le rendu plastique, reconnaissable comme une signature, les formes à la fois lisses, brillantes, rebondies, la richesse des motifs ouvrent à un éventail d'impressions et de sensations rassasiantes pour notre perception, qui récolte ici une abondante moisson d'images et de suggestions.

Des sensations vibratiles des «Nucleus» à la profusion de motifs des «Slices» ou d'un monumental «Grand chemin», les œuvres de Mai Tabakian affirment une présence hautement sensible, dans l'immédiateté du plaisir esthétique qu'elles procure.

 

En outre, l'oeil averti du visiteur aura tôt fait de saisir les ambiguités correlant l'évidente sensualité, quoique contenue dans ses formes, de ces œuvres. La plupart d'entre elles ouvrent en effet à une réjouissante pluralité des interprétations, volontairement entretenues par l'artiste, notamment au travers des titres qu'elle choisit. Ainsi l'impressionnante installation « Garden sweet garden » oscille entre fleurs dévorantes et champignons vénéneux, visions hallucinatoires ou plantes psychotropes susceptibles de les provoquer, confiseries géantes dignes de l’imagination de Willy Wonka (1)...Ou bien : métaphores sexuelles pour rêves de jeunes filles, comme un délice psychanalytique! La multiplicité des interprétations possibles, si ce n’est leur duplicité, se rapportant donc à l’intention, à la disposition d’esprit de celui qui regarde, suggère par là même l’idée freudienne d’une « rencontre inconsciente » entre l’artiste et le regardeur, dont l’oeuvre fait médiation, rencontre qui, comme dans la rencontre amoureuse, opèrerait en amont de la conscience… Autrement dit, jouant des écarts entre l’explicite et l’implicite, dans ses entre-deux, ses allers retours, ses retournements, ses doutes, ses ellipses, Mai Tabakian s’amuse autant du non-dit que du déclaratif, de la représentation symbolique comme de la métaphore. Ainsi de sa « Cinderella » dont l’emboitement des deux parties (comme « En plein dans le mille ») doit davantage à l’analyse psychanalytique de Bruno Bettelheim (2) et du sens métaphorique de l’expression « trouver chaussure à son pied » qu’au sport de cible à proprement parler, ou de cet haltère mesurant le « poids de l’adultère » (« Haltère adultère »), duel et léger.

Phoenix, 2018

Phoenix, 2018

Mais il serait réducteur de ne voir en l'oeuvre de Mai Tabakian qu'une gourmandise pop, légère et colorée. Car de la même manière que la tradition platonicienne ne voit en le monde sensible – auquel, mimesis par excellence, appartient l'oeuvre d'art- qu'un monde d'apparence au-delà duquel il faut se porter pour apercevoir quelque solide vérité, les préoccupations de Mai Tabakian la portent bien au-delà du joyeux foisonnement apparent de ses œuvres.

Il y a d'abord chez elle l'intuition de l'impermanence du monde, du péril de sa stabilité, source d'angoisse et d'inquiétude. De nombreuses oeuvres semblent une réponse, une réaction, une tentative contre la réalité de ce « monde flottant » (le Ukyiô de la tradition japonaise). Draînant toute la pensée asiatique, le sentiment d'incertitude, la difficulté de capturer, de maîtriser les éléments du monde se trouvent confrontés, écho à la double culture de l'artiste, à la tentation rationnelle, notamment au travers de l'intérêt que l'artiste porte à la géométrie et aux mathématiques, à la perfection des formes, à la modélisation du réel. Carré, triangle, cercle, rectangle, pentagone, hexagone ou octogone, les formes de la « géométrie sacrée », à l'oeuvre dans la nature comme chez les bâtisseurs, s'inscrivent partout chez Mai Tabakian, comme pour consolider son monde et en conjurer la fluidité.

 

Au-delà des formes immédiatement perceptibles, et de la confusion du réel, toute l'oeuvre de Mai Tabakian est sous-tendue par une quête physico-métaphysique d’explication du monde, la recherche d’une logique dans le fonctionnement de l’univers, notamment à travers l’observation de la Nature comme de notre propre nature, de ce qui nous compose, de la cellule aux grandes questions existentielles. « La nature », dit Mai Tabakian, « « le Grand Tout », ne serait peut-être qu’un assemblage de « petits touts » », ou une imbrication d'ordres logiques, à l'instar des théories organico-mécaniques nourissant la pensée classique, depuis les théories atomistes de Démocrite ou Lucrèce, en passant par Aristophane, Descartes, Goethe ou Hegel. Ainsi l'’installation des «Trophées» présente une série de haut-reliefs de fruits étranges en coupe, comme les deux moitiés d’un même organisme : un couple. Cette oeuvre se rapporte explicitement au célèbre «mythe d’Aristophane»: retrouver sa moitié originelle perdue, dans les limbes du mythe et de l’histoire anté-séculaire, afin de (re)former l’unité primitive et ultime.

Ensemble (Together), 2015

Ensemble (Together), 2015

La démarche de l’artiste repose in fine sur une sorte de recherche de l’ «archè», de ce qui préside à la fondation même des choses et des êtres, d’un principe qui, pour reprendre les mots de Jean-Pierre Vernant, «rend manifeste la dualité, la multiplicité incluse dans l’unité» (3), que l’artiste, avec la tradition grecque, place dans ce que nous pourrions appeler avec elle «l’Eros», principe créateur et ordonnateur du chaos. Le combat d’Eros, fondamentalement puissance vitale de création, d’union et de totalité, se poursuit inlassablement contre les forces de la déliquescence, de la destruction et de la mort.

 

C'est ici que l'oeuvre colorée et a priori inoffensive, comme une sorte de politesse, de Mai Tabakian, se fait plus implicitement douloureuse qu'elle n'en a l'air. Er ses «formes sensibles» le sont aussi par sensibilité. Toujours s'agit-il pour elle de mettre l'angoisse à distance, car son travail est traversé d'une conscience aigue de la mort et de son rapport au vivant, du sentiment du lien étroit entre la beauté et la finitude, dans ce que cela peut avoir de plus inquiétant, une sorte d’effroi devant le mystère de l’organique, comme devant l’indépassable de la destruction.

Il s'agit alors, comme dans une sorte de catharsis, de transformer la laideur et la mort en art, qu’il se fasse géométrique ou qu’il soit délesté de sa dimension «intestinale», dans un subtil jeu d’entre-deux entre attraction et répulsion, de retourner ce qui, dans l’organique, peut paraître impur et déliquescent, de «transcender le négatif» dans une expression plastique et esthétique harmonieuse et mouvante, abstraite et suggestive, aspirante et impénétrable à la fois.

Comme une forme de lutte contre une cruauté dont nous ne savons pas tout mais que nous connaissons tous, Mai Tabakian donne ainsi mystérieusement figure à son histoire intérieure.

 

Au-delà de cette dimension intime, les œuvres de Mai Tabakian témoignent à vif de la vie sensible, de cette sensibilité qui est la vie même et que l'oeuvre d'art dévoile en même temps qu'elle dévoile une forme de la vérité. Aucune pensée ni aucune émotion ne sont transmissibles sans avoir été transformées pour devenir sensibles. Dans la complexité de sa pensée et de ses émotions, Mai Tabakian fait de son travail l'«expression de son esprit», pour le dire en terme hégéliens, car c'est dans la forme sensible de ces sculptures que se dévoile les significations, que se révèle une forme de vérité peut-être plus profonde et complète que celle de n'importe quel raisonnement. «L’art est ce qui révèle à la conscience la vérité sous forme sensible» écrivait Hegel...Ce pourquoi Mai Tabakian aura choisi l'art et ces formes, et non un autre ordre de discours, reliant par des liaisons ténues mais visibles l'âme et le monde.

 

  1. Héros du conte de Road Dahl « Charlie et la chocolaterie »

  2. - Psychanalyse du conte de fées – Bruno Bettelheim – 1976

  3. - L'individu, la mort, l'amour. Soi-même et l'autre en Grèce ancienne,- Jean- Pierre Vernant- 989

Garden Sweet garden, 2012-2013

Garden Sweet garden, 2012-2013

FORMES SENSIBLES

MAI TABAKIAN

DU 9 AVRIL AU 20 JUIN 2022

dans le cadre de LILLE3000 saison UTOPIA

La Manufacture

Musée de la mémoire et de la création textile

29 avenue Julien Lagache -59100 Roubaix

03 20 20 98 92 – contact@lamanufacture-roubaix.fr

Horaires d’ouverture Du mardi au dimanche de 14h à 18h

Site web lamanufacture-roubaix.com

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7 mars 2022 1 07 /03 /mars /2022 12:27
Yancouba Badji, peindre et renaitre - Une publication dans la Revue des littératures de langue française

Je suis ravie d'annoncer la sortie du N° 31 de la Revue des littératures de langue française, consacrée cette fois au Sénégal et à sa jeunesse, sous le titre: "La jeunesse des Lettres, l'être de la jeunesse". 

Rédacteur en chef invité, Marc Monsallier y a réuni textes et essais de nombreux contributeurs, parmi lesquels Elgas, Diary Sow ou Sylvain Sankalé.

Yancouba Badji, peindre et renaitre - Une publication dans la Revue des littératures de langue française

Je suis honorée d'avoir été invitée à y publier le texte que j'avais rédigé récemment pour l'exposition personnelle de Yancouba Badji à a Galerie Talmart, et qui accompagnait la sortie du film Tilo Koto, de Sophie Bachelier et Valérie Malek. L'exposition et le film ont eu un large retentissement, public et médiatique, et nous en sommes heureux!

Yancouba Badji, peindre et renaitre - Une publication dans la Revue des littératures de langue française

La Revue des littératures de langue française se trouve partout dans les bonnes libraires, sur les plateformes et sur www.riveneuve.com

Revue des littératures de langue française

N°31 - "Sénégal, La jeunesse des Lettres, l'être de la jeunesse"

Éditions Riveneuve

ISBN : 978-2-36013-618-6

20 euors

www.riveneuve.com 

Yancouba Badji, peindre et renaitre - Une publication dans la Revue des littératures de langue française
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20 octobre 2021 3 20 /10 /octobre /2021 22:31
Lieux d'être 2021, acrylique et collage sur toile 146x89 cm

Lieux d'être 2021, acrylique et collage sur toile 146x89 cm

Je suis ravie d'annoncer la sortie du premier ouvrage monographique de l'artiste Hélène Milakis, pour lequel je signe une préface, que vous pouvez découvrir ici;

Lieux d'être 2020, acrylique sur papier affiche  150x197 cm

Lieux d'être 2020, acrylique sur papier affiche 150x197 cm

Petits prolégomènes


De son enfance passée dans le pittoresque quartier Saint-Séverin, à Paris, Hélène Milakis ne conserve pas le souvenir d‘un moment de révélation qui l'aurait menée là où elle est aujourd’hui, la peinture comme compagne quotidienne et jamais assouvie. Pourtant, lorsqu’elle entre en 1993 dans l'atelier de l’artiste Dominique Chauveau, s’ouvre devant elle un univers qui ne se refermera pas. Très vite, elle entre aux Beaux-Arts, sous la tutelle de Bioulès, Alberola ou Velickovic. Son univers pictural y prend forme, marqué par la disparition prématurée de son père, dont la figure de l’absence s'inscrira ensuite en filigrane de toute son œuvre.

 

Il suffit de se rendre dans l'atelier d’Hélène Milakis pour constater la diversité et la profusion de sa production: dessin, peinture, gravure, dans une grande diversité de supports, de techniques ou de formats, des plus amples aux plus atypiques, des miniatures au rouleau de dix mètres de long, frise de motifs animaux aux allures pariétales, jusqu’au multiples carnets qu'elle emplit de dessins, esquisses, peintures, qu’elle conçoit non comme croquis préparatoires mais comme oeuvres  à part entière, et qui pourraient tout à fait couvrir un vaste mur d’une salle d’exposition. A la modestie de format du carnet peut tout à fait répondre une œuvre créée sur l’endroit recouvert d’une grande affiche de cinéma ou de publicité, récupérée dans la rue ou le métro. Ce n’est ici pas tant le support qui prend sens - comme bien sur chez Villeglé par exemple-, que la texture lisse de l’affiche, sur laquelle glisse le pinceau et sous laquelle on devine l'épaisseur des affiches, comme une sorte de palimpseste (écho à ce mystère du dessous, que l’on retrouvera, avec ses ajouts de papiers comme des masques, sur certaines de ses oeuvres).

 

Immédiatement, on reconnaît, dans cette production foisonnante, la marque de ce qui fait l’essence même d' “être artiste”, cette volonté de travailler un sujet jusqu’à exténuation, cette inextinguible soif d'expérimentation et de recherche, par delà le style, l’univers que l’artiste se construit, et la reconnaissance, y compris formelle, que l’on peut en faire.

 

S’il fallait replacer la peinture d’Hélène Milakis dans un contexte, une lignée artistique, Der blaue Reiter s’impose d’abord à l'esprit, en raison des chevaux bleus de Franz Marc, sans doute. Mais il serait réducteur de s’en tenir à cette filiation. car si, comme Marc, l’artiste tend à occulter la représentation humaine au profit de l’animal, et que s’y retrouve aussi cette sorte de simplicité formelle et chromatique, elle n’ attribue pas pour autant, comme le fit l'artiste allemand, quelque vertu que ce soit à l’animal, qui répond ici, on le verra à d'autres enjeux symboliques. 

C’est donc plutôt du côté du néo-expressionnisme d’un Baselitz ou d’un Lüpertz qu’il conviendrait de regarder, dans cette manière, parfois, de représenter les corps, de cadrer ses compositions, dans le choix d’un chromatisme sourd, dans une intention plus proche de la sensation, de l’atmosphère, que d'une quelconque vérité. Il s'en faut cependant que la peinture d’Hélène Milakis en soit une simple réappropriation contemporaine. Et elle sait prendre la bonne distance de toute communauté picturale.


 

Lieux d'êtres  2020, acrylique et collage sur toile 27x35 cm

Lieux d'êtres 2020, acrylique et collage sur toile 27x35 cm

Etre là et disparaître

Celui dont les yeux brillent dans la nuit (1)


A l’acrylique rehaussée de craie, de fusain ou de sanguine, une de ses premières séries , “Sommeil profond” (2004-2008), donnait à voir des oeuvres où le blanc - la lumière?- domine, présentant des corps entre gisants et décorporation, esquissés comme en apesanteur, des visages émergeant parfois de la peinture dans la transparence des blancs rosés, d’où affleure parfois un rouge sanguin, reste de vie.

Cette question, ce fait,  de la présence, de l'être-là, et de la disparition nourriront dès lors la peinture et les intentions de Milakis.

 


Lorsqu’en 2012 Hélène Milakis entreprend de dresser des “Portraits de famille”, ce sont d’abord des portraits de groupes, dans lesquels humains et animaux - des chiens, compagnons de l’humain par excellence- semblent nous regarder dans le silence. Pourtant très vite, les visages et les corps s'effacent, au point de ne devenir que contours, silhouettes ou aplats, et peu à peu, les familles canines se substituent aux familles humaines. L’humain, relégué au second plan, s’épuise dans l’ombre, figures déchirées ou recouvertes de ces fameux papiers collés qu’elle utilise comme ajout ou masque, nous y reviendrons. La tête du chien se fait plus précise que la nôtre...Curieusement, pour l’artiste, cet effacement progressif de la figure humaine n’est pas pressentie comme une noirceur, les prémisses ou l’expression d’une angoisse, mais au contraire comme un soulagement, comme si elle se délestait de quelque chose. Le poids de l’être-là...La série "De l'autre côté” (2015),  dans laquelle même les animaux semblent disparaître dans une épaisse forêt picturale, confirme cette inclination à l’effacement. Plus tard, la série “Dead end”, qui affermit le goût de l’artiste pour les aplats noirs, offre, à la frontière de l’abstraction, ou, selon la leçon du néo-expressionnisme, cette figuration qui connait l’abstraction, des formes juste identifiables, renvoyant à une représentation de l’ordre de l’image furtive, de la sensation, paradoxalement à la fois dans le flou et fixé. Etre-là et disparaître…

Et donc avec le temps, voici la figure humaine disparaissant des tableaux de Milakis, au profit d’une figure animale devenant récurrente.

 


Représenter l’animal, dans l’art n’a a priori rien de novateur. Le chien, comme le cheval, font d’ailleurs partie des animaux les plus couramment représentés dans l’Histoire de l’Art et l’art contemporain continue de s’en emparer souvent. De Koons à Cattelan, de Huang Yong Ping à Velickovic, jusqu’à la folle expérience de “Devenir cheval” de Marion Laval-Jeantet (Art Orienté Objet), chiens et chevaux font partie d’un bestiaire usité.

Souvent, il s’agit d’en faire un symbole, un médium d’une dénonciation critique de la société ou d’un moment de l’Histoire. Pour d’autres, l’animal est une occasion décorative, voire humoristique, d'une intention soulignant les concordances entre l’homme et les autres animaux. Pour d’autres encore, de manière plus sérieuse, il s’agit de pointer l’humaine animalité, ou l’animalité humaine, ou encore d’interroger le spécisme, les rapports de domination utilitariste de l’animal ou l’impact anthropocène. Rien de tout cela ne prévaut vraiment dans les intentions de Milakis. De son propre aveu, bien que soucieuse de ces questions - comme nous le sommes tous aujourd’hui - l’écologie et le rapport de l’homme à l'animal ne sont pas au centre de ses préoccupations artistiques. 

 

Il faut donc chercher ailleurs les indices de cette présence animale quasi exclusive dans son corpus pictural, de cette “résistance” à la figure humaine et de la récurrence de ces animaux.

Il y aurait bien l’anecdote de cette rencontre fortuite et presque fantasmatique, avec cette meute de chiens sauvages, quelque part au nord de l’Argentine, dans la province de Jujuy. C'est de là, dit-elle, que naîtra le début de sa longue série des "Chiens errants” (à partir de 2010). 

Il y aurait bien aussi cette tentation tirée de l’étymologie, que ne renierait pas un amateur de jeux de mots signifiants et autres glissements sémantiques (Freud ou Lacan en tête), d’analyser ce qui inspire l’artiste comme une réponse cynique -au sens propre- à ses interrogations ontologiques. En effet, quand on parcourt l'œuvre de Milakis, on ne peut qu’être frappé par ce doute, cette hésitation qui le surplombe, à propos d’un “statut de l’humain” qu’on ne saurait définir, essentiellement. “Je cherche un homme”, clamait Diogène de Sinope, parcourant les rues d’Athènes, sa lanterne brandie en plein jour sous le visage des passants. A l’instar du “chien céleste” (2), il n’est pas impossible qu’Hélène Milakis souscrive à ce mystère. Cela expliquerait, dans le même temps, cette pléthore de chiens et de chevaux sans cesse à nouveau représentés, comme si, avec Diogène, elle voyait bien “le cheval, et non la caballéité” ou encore comme si, se soumettant à l’infortune du concret, il lui fallait soit effacer soit représenter sans cesse ce qui existe (Dasein) à défaut de ce qui est (les grecs diraient ‘To ti esti”)

 


Cette hypothèse, pourtant, si elle esquisse un univers, ne suffit sans doute pas encore à élucider cette massive présence animale dans l'imaginaire de Milakis. Dans ce parcours d’indices, ce jeu de mystères, il reste encore à parier sur la dimension symbolique de l’animal, et de profondes réminiscences, qui s'étendent bien au-delà de la simple métaphore.

 


Si sa symbolique est riche et multiple, le chien possède, dans de nombreuses cultures, en Egypte, en Amérique du Sud, en Afrique subsaharienne comme en Orient un rôle de messager entre l’au-delà et le monde des vivants, mais aussi de protecteur et de passeur. Dans la culture mexicaine ancienne, les chiens étaient le plus souvent sacrifiés à la mort de leur maître, car eux seuls avaient le pouvoir d'accompagner le défunt à l'image de Xolotl, le Dieu-chien, afin d’aider à franchir les neuf fleuves qui séparent le défunt de Chocomemictlan, le royaume des morts. Le chien représente donc le psychopompe par excellence, c'est-à-dire, guide des âmes au bout de la nuit... Dans le panthéon grec, le chien participe à cet univers chtonien, porteur et portier d’un passage vers les mondes souterrains, ce qui implique aussi quelque chose de l’ordre de la renaissance, d’un lien entre les mondes. 

Les chiens parfois errants d’Hélène Milakis, nous regardent, nous invitent, se détachant d’un fond sombre presque monochrome si ce n'étaient des formes distinguées dans la pénombre et ici, là, un trait de lumière - le papier déchiré comme un voile-, une couleur acide comme un réveil.

Et puis, à partir de 2016, apparaît un autre animal, le cheval, représenté le plus souvent de manière frontale, sans mouvement, calme et serein, grave et silencieux. 

Il est probablement l’animal le plus représenté dans l’Histoire de l’art, de l'art pariétal à Byzance, de l'Egypte à Vinci, de David à l’art contemporain. Le portrait équestre, dès le 16ème siècle, constitue même un genre en soi. 

 

Comme le chien, le cheval occupe souvent, dans les mythologies et cultures anciennes, une fonction de psychopompe et se déploie depuis toujours autour de lui un riche imaginaire, questionnant notamment la dualité de force et de raison, d'instinct et d’intelligence, dont la figure du centaure réalise la synthèse.

Il ne paraît donc pas hors de propos d’hypostasier que la présence massive, tant formellement qu'en nombre, de ces animaux dans la peinture de Milakis puisse constituer l’expression métaphorique ou symbolique de ce qui draine et nourrit son oeuvre et sa réflexion, cette question lancinante de la présence, de la disparition, de l’absence, et de la concordance des mondes.


 

Lieux d'êtres 2020, acrylique et collage sur toile 27x35 cm

Lieux d'êtres 2020, acrylique et collage sur toile 27x35 cm

Papier déchiré, papier collé

Un trait de lumière tout contre le secret du masque


D’autres éléments, d’abord plastiques, viennent attester de ce souci récurrent. Ainsi, la technique de collage dont l’artiste fait usage de manière régulière bien que non systématique dans la composition de ses œuvres.  

Ce rajout de papier sur la toile s’avère parfois peu visible au premier regard, caché sous la peinture. Parfois au contraire, la déchirure du papier collé ponctue la composition, comme une zébrure de lumière dans un ensemble chromatique souvent sombre, ou encore, le collage se fait manifeste, produisant par la superposition un volume inattendu dans la toile. Le papier, posé sur la tête ou le visage, devient alors comme un masque sur les représentations figurées, redoublant cette sensation de mystère qui entoure les toiles de Milakis. 

 

Bien sûr, le masque constitue une thématique filant toute l’Histoire de l’Art. Il est souvent, comme chez Goya, la marque des faiblesses et cruautés humaines, le symbole, comme chez Ensor par exemple, de la mascarade sociale. Délaissant cette dimension critique, Hélène Milakis recouvre ce que l’on ne verra pas d’une autre figure, jouant plutôt de la fonction autant négatrice que créatrice d'identité du masque, poursuivant cette quête-enquête du mystère de l’être, dans cette permanente dialectique entre montrer et dissimuler. Et puis ce masque de papier, redoublement de la figure en même temps que son effacement ne peut que faire écho à son usage chamanique. Le masque, objet transitionnel,  n’est-il pas alors comme un écran interposé entre deux mondes, matérialisation ou extériorisation des forces présentes, mouvantes et agissantes dans la nature? Outil d'anonymat universellement usité, ouvrant à une "métaphysique de la présence", le masque, au delà de sa présence sensible, opère en médiateur spirituel par lequel celui qui le porte - homme ou animal, se désincarne pour incarner “autre chose”. Au Japon, on dit que le masque que l’on pose, qui n'est pas porté, est "terasu", “ en sommeil ”(3). Ceux que Milakis colle sur ses figures, eux, sont  “vivants”, et c’est là que s’incarne vraiment le mystère de la continuité des deux mondes.


 

Des tableaux de rêve

Dans les profondeurs de la réminiscence


 

Sans être non plus monadique, ce qui interdirait probablement toute communication émotionnelle, la peinture d'Hélène Milakis est, ou était jusqu'il y a peu, une peinture “intérieure”, explorant essentiellement une vie intérieure plutôt que le monde, d’une certaine manière. Une peinture qui parle d’un monde du dedans, de l'occupation intime à se tenir au bord des deux mondes, celui de l'être, celui de l’absence. C’est sans doute la raison pour laquelle la notion de trace, d'empreinte, et donc de double, importe tant à l’artiste.. Ainsi emploie-t-elle souvent cette technique proche du monotype consistant à  peindre un motif sur un support pour venir l'imprimer, le dupliquer sur un autre, créant ainsi une image et son double, une figure et sa trace, un être et un autre ( “une autre histoire”, 2020).


 

Bien que dans sa pratique, la notion de mouvement, en tant que geste, geste pictural, physique, de la main et du pinceau sur la toile, compte, la peinture de Milakis en elle même ancre ses représentations dans un contexte perceptif suspensif: aucun élément n’indique de temps ou de lieu défini, ni non plus quelque espace fictionnel déterminé. Autrement dit, de manière générale, nous ne savons jamais ni où ni quand, ni dans quelle histoire se situent les œuvres que nous voyons, que n’entrent dans aucun schéma narratif clair. 

 

Ce sont des tableaux, presque au sens théâtral du terme, c’est-à-dire des scènes capturées, dans un décor donné, qui sans connaissance du contexte, ne donnent que peu d'indices hors du tableau lui-même. Le contraire du coup de théâtre selon Diderot (4), un état des lieux - des "lieux d’être”, dirait Hélène - un arrêt sur image ou encore, une manière d’aborder la scène qui nous fait écho aux “Rêves reconstitués” d’Edouard Levé (5). Dans cette série photographique, Edouard Levé avait demandé à ses proches de rejouer le plus fidèlement possible des scènes de ses propres rêves  afin d’empêcher leur évanescence naturelle. Cela donnait d'étranges images d'actions comme figées dans un espace-temps indéfini, comme souvent d'ailleurs le sont les images de rêves. Il y a un peu de cela dans les peintures de Milakis, quelque chose de l’ordre de l’image onirique - rêve ou cauchemar, d'ailleurs- flottant hors du temps et de l'espace conventionnels, hors de toute narration linéaire, un pur “moment” imaginaire, une durée décomposée, les fragments d’un temps discontinu.

 

Ici, rêve et souvenir se construisent et se maintiennent sur la toile de la même manière que présent et passé peuvent se superposer dans nos consciences et nos imaginaires. Hélène Milakis fait souvent référence au film de Carlos Saura, “Cria Cuervos” (6), dont l’univers peut éclairer celui de l’artiste, ou comment la force de la représentation - ces animaux, ces corps puissamment présents sur sa toile, hantés, dans leur présence même- , et  les images du monde réel se fichent dans le monde imaginaire, comme autant de rémanences, brouillant entre eux les limites. Entre rêve, vision et réalité, sans frontière, sans règles et sans échelle de valeur, avec toute la puissance de son imaginaire, Hélène Milakis nous fait ainsi pénétrer dans son monde intérieur, grondant dans le silence.


 

Du souvenir au “ressouvenir”, il n’y a qu'une plongée dans les profondeurs de l’âme que l’artiste, sans en avoir toujours la claire conscience, laisse ressurgir à la surface de ses toiles. Souvent dit-elle, il s ‘agit de se laisser porter par ce qui advient, de se laisser guider par cette inspiration, ce surgissement des images, qu’elle ne maîtrise pas toujours. Ainsi subsiste-t-il toujours un mystère indépassable, s’il n’était que, comme le souffle Platon par la voix de Socrate, le mystère des formes qu’elle peint ne soit que l’éveil d’images latentes qu’elle porte en elle, depuis toujours et au-delà.

 

« Ainsi, immortelle et maintes fois renaissante l’âme a tout vu, tant ici-bas que dans l’Hadès, et il n’est rien qu’elle n’ait appris ; aussi n’y a-t-il rien d’étonnant à ce que, sur la vertu et sur le reste, elle soit capable de se ressouvenir de ce qu’elle a su antérieurement. » (7)

 

Peut-être a-t-elle déjà vu la force tranquille de l’animal, la beauté antique des statues grecques et la puissance mythique du Minotaure, elle, que les origines ancrent dans ce pays, cette histoire, cette culture, sans y avoir jamais vraiment vécu. D’où lui viendrait sinon le surgissement du Taureau de Minos dans la bien-nommée série “Une autre histoire”(2018), ces paysages de ruines antiques qui peuplent ses fonds de tableaux, et dont le sens dépasse probablement le simple clin d’oeil à la tradition picturale ruiniste, ou encore ces corps masculins, tronqués de leur tête, que l'on retrouve dans son oeuvre de manière récurrente, massifs et mystérieux, rouge comme une argile ou un corps irrigué, vivant donc mais évoquant sans ambiguïté quelque chose de la statuaire grecque? 

La réminiscence, puisque c’est à cette hypothèse que nous souscrivons ici: une séduisante conjecture qui ne trouble pas tant le besoin de croire en la magie, et en la profonde poésie de l'inspiration.

Dès regards 2021, acrylique sur toile 27x35cm

Dès regards 2021, acrylique sur toile 27x35cm

Au hasard du destin

La sensation du paysage 


Récemment, pendant la pandémie, Hélène Milakis a entrepris un virage significatif dans son travail.

Cela commence avec la redécouverte d'une photo de sa sœur, enfant, et, sans qu’elle sache vraiment pourquoi, ce cliché sorti du tiroir et ressurgi du passé agit comme un déclic.

Dès lors, l’artiste réintroduit la figure humaine dans son travail, au travers de cette image de petite fille, toujours positionnée de la même manière, de trois quart, tenant dans ses mains  un oiseau au destin tragique, comme une sorte d’Anankè moderne (8), et qui constitue peut-être, a posteriori, une des clés du travail de Milakis....Plus tard, dans cette série intitulée “lieux d’êtres”, l’oiseau disparaît parfois, mais autre chose surgit...


 

Car, sans autre transition, l’artiste ouvre sa gamme chromatique à une palette de verts et de bleus peu usités jusqu’alors. Depuis toujours, elle avait privilégié une palette qu’elle définit elle-même comme sommaire, composée de tons rompus ou rabattus de noir, avec parfois une pointe acide. Cette échappée chromatique semble symboliquement signaler une ouverture plus globale de sa peinture vers un extérieur nouveau.

Sans arguer d’une peinture de plein air, on en est loin, Hélène Milakis semble ouvrir portes et fenêtres, offrir et s'offrir une forme de respiration et une sensation nouvelle, quelque chose comme une sensation de paysage. 


 

Ce faisant, la peinture à venir d’Hélène Milakis pourrait alors prendre le parti d’une réconciliation, de la pose et du mouvement, des figures humaines et animales, du dedans et du dehors, du mystère et du réel, du passé et du présent, de la tragédie et du bonheur.

 

(1)Selon le linguiste Albert Joris Van de Windekens, le mot “chien” prendrait une de ses origines dans l'idiome indo-européen Keu, qui signifie “luire, briller”  -Langue, dialecte, littérature. Études romanes à la mémoire de H. Plomteux, Leuven, Leuven Univ. Pr., 1983, pp. 455-458.

(2) Comme le nommait Kerkides de Megalopolis dans ses Poésies Mimiambes ( III av.JC)

(3) D'après Erhard Stiefel, in "Rencontre avec Erhard Stiefel et Ariane Mnouchkine" - Entretien réalisé par Béatrice Picon-Vallin, au Théâtre du Soleil, le 29 février 2004.

(4) Denis Diderot - Entretiens sur le Flls naturel (1757)

(5) Edouard Levé - Artiste plasticien et écrivain français, 1965-2007

(6) Cria Cuervos, réalisé par le réalisateur espagnol Carlos Saura, en 1976, avec Géraldine Chaplin et Ana Torrent

(7) - Platon dans Ménon, 81b

(8) - Dans la mythologie grecque, la déesse Ananké est à la fois un concept et la personnification de la destinée, de la nécessité inaltérable et de la fatalité.

LIEUX D' ETRES

Exposition du 22 au 30 octobre 2021 De 12h à 19h sauf le lundi

Présence de l’artiste les 23, 24 et 30 octobre 2

2, rue du Cloître Saint-Merri, 75004 Paris

06 20 15 67 22

 

Vernissage et signature à l’occasion de la sortie de la monographie Lieux dEtres le samedi 23 octobre de 18h à 21h

 Un grand merci à Stéphane Boulin, pour sa passion de l'art et des artistes, et sa générosité.

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