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21 mai 2015 4 21 /05 /mai /2015 23:52
Rest Energy - Marina Abramovic et Ulay - Vidéo-Performance – Amsterdam, janvier-août 1980 – 4'05'' – Musée  d'art contemporain de Lyon – Inv. 997.9.1.8

Rest Energy - Marina Abramovic et Ulay - Vidéo-Performance – Amsterdam, janvier-août 1980 – 4'05'' – Musée d'art contemporain de Lyon – Inv. 997.9.1.8

L'amour comme au premier jour...

 

« Il sera, cet amour que nous préparons en luttant durement : deux solitudes se protégeant, se complétant, se limitant, et s’inclinant l’une vers l’autre ».

R.M. Rilke- Lettres à un jeune poète, 1929

 

Mais avant que d'enfanter, cette «part d’éternité et d’immortalité qui est accessible au mortel» (7), il faut d'abord s'unir et si possible s'aimer. Passion joyeuse ou ruse de la nature pour perpétuer notre espèce quand bien même celle-ci fut infinie source de souffrance (8), lEros se manifeste le plus souvent dans l'expérience du «choc amoureux», pour reprendre l'expression de Francesco Alberoni, cette force révolutionnaire dans laquelle l'Autre (ré)apparaît et répare. Tel est, entre autres, le sens du célèbre Mythe d'Aristophane, exposé dans Le Banquet de Platon, qui voit en la quête amoureuse la recherche d'une fusion, d'une unité première et perdue, de cette fameuse «moitié» qui, passée dans le langage courant entend (re)trouver «l'âme sœur», condition du bonheur: «C’est de ce moment que date l’amour inné des êtres humains les uns pour les autres : l’amour recompose l’ancienne nature, s’efforce de fondre deux êtres en un seul, et de guérir la nature humaine. [...] Notre espèce ne saurait être heureuse qu’à une condition, c’est de réaliser son désir amoureux, de rencontrer chacun l’être qui est notre moitié, et de revenir ainsi à notre nature première » (9).

Que l'amour ne soit, peut-être, que «l'infini mis à la portée des caniches» (10), qu'une invention, une illusion, se fait inessentiel, s'il n'est aucune illusion qui ne soit plus nécessaire et indissociable de l'existence humaine. Même les plus désabusés de nos contemporains en conviendront: « Le désir d’amour est profond chez l’homme, il plonge ses racines jusqu’à des profondeurs étonnantes, et la multiplicité de ses radicelles s’intercale dans la matière même du cœur. », écrit Michel Houellebecq (11)

Alors nous pouvons donner une chance à cet Eros, à ces couples photographiés par Susanna Hesselberg, à cet homme et cette femme (Still man et Still Woman), sculptés par Gilles Barbier, absorbés chacun dans un foisonnement végétal. Le premier homme, la première femme, à l'orée de l'amour, avant que ne soit perdu l'Eden, ce sont aussi ceux de la vidéo de mounir fatmi (Quelque chose est possible). Dans leurs caresses, ni projet, ni idée, mais le « possible », le « pas encore », l'«attente de cet avenir pur sans contenu (12) », expression de la perdurance du désir, qui, ne se bornant pas à un désir sexuel factuel, s’enracine dans les profondeurs ontologiques de ce perpétuel effort pour « persévérer dans son être », dans cet appétit qui ne serait rien d’autre que l’essence même de l’homme.

Et puis, chaque couple amoureux n'est-il pas celui pour qui « l'amour est toujours neuf (...), et qui prononcent en effet les mots mille fois ressassés de l'amour comme si personne ne les avait jamais dits avant eux, comme si c'était la première fois depuis la naissance du monde qu'un homme disait la parole d'amour à une femme, comme si ce printemps était le tout premier printemps et ce matin le tout premier matin» ? (13)

 

L'amour à mort

 

De nombreux penseurs, et la psychanalyse elle-même, au travers de l'usage des termes Eros et Thanatos, pour désigner cette «pulsion de mort» qui tend au retour à l'inorganique, ont tenté d'élucider le sombre lien entre la sexualité et la mort. Tristan et Iseult, Roméo et Juliette, Orphée et Eurydice...La tragédie amoureuse est un classique de la littérature, et les amants tragiques pullulent dans tous les arts. C'est donc que cette violence sous-jacente, la possibilité de la mort est, comme le ver dans le fruit, au coeur même de ce qui se joue dans l'amour, une des ombres d'Eros, comme bonheur jamais définitivement conquis, imminence toujours possible de la catastrophe, lutte contre la destinée...
Ainsi, de la célèbre performance de Marina Abramovic et Ulay présentée ici, Rest Energy, sans doute la plus connue que les deux artistes, tels l'”androgyne” du mythe d'Aristophane, réalisèrent ensemble. Dans Minima Moralia, Adorno écrivait: "Tu seras aimé lorsque tu pourras montrer ta faiblesse sans que l'autre s'en serve pour affirmer sa force." Evocation d'un Cupidon qui expérimenterait les tensions réelles, entre amour et interdépendance, du couple, et les ambiguités d'un amour fusionnel, Rest Energy fut, aux dires de Marina Abramović, une des performances les plus éprouvantes: "Une seconde d’inattention, et c’était la mort." La mort, préférable à la soumission, dans une lutte sans merci qu'exprime la danse de Pilar Albarracin dans la vidéo Bailaré sobre tu tumba.
Ainsi aussi, d'une manière différente, de cet amour fou qui s'enfonce en deçà de la surface du corps, périssable siège de l'amour: dans ses Saint-suaires, Christophe Lambert capture les contours de la femme sous/sur la robe, exprimant le véritable sens de ce «suaire», destination finale et véritablement linceul de ses amours défuntes. Ces représentations d’os et de squelettes s’enracinent dans l’inquiétude pour l’être aimé qui est un corps, avec sa fragilité, sa finitude, son intimité organique. L’amour total, et sublime, y compris dans sa trivialité. Hilda dira à Goetz: « Chaque jour tu ressembles un peu plus au cadavre que tu seras et je t'aime toujours (...) tu pourriras entre mes bras et je t'aimerai charogne: car l'on n'aime rien si l'on n'aime pas tout.» (14)
..........

 

(7) Discours de Diotime in Le Banquet, Platon- 380 AVJC – Ed. Garnier Flammarion

(8)- Pour Spinoza, « "L'amour n'est autre chose que la joie, accompagnée de l'idée d'une cause extérieure" Définition générique de l'amour, non dans sa réalité concrète -qui suppose aussi souffrance et tourment,- mais de droit :« Toute notre félicité ou infélicité dépend d’une seule chose, à savoir, de la qualité de l’objet auquel nous adhérons par l’amour. En effet, jamais des disputes ne naîtront à cause d’un objet qui n’est pas aimé; on n’éprouvera nulle tristesse s’il périt; aucune envie, s’il est possédé par un autre, aucune crainte, aucune haine et, pour le dire en un mot, aucune commotion de l’âme. Tout cela a lieu, par contre, dans l’amour des choses périssables (…). Mais l’amour d’une chose éternelle et infinie nourrit l’âme d’une joie pure, qui est exempte de toute tristesse, ce qui est éminemment désirable et doit être cherché de toutes nos forces ».- Traité de la réforme de l'entendement (1665-1670) – Ed . Librairie Philosophique Vrin

« C’est justement parce que l’amour se définit comme joie qu’il peut être source de malheur : s’il n’était pas joie, nul ne s’attacherait autant à des objets au point de courir à sa perte. En somme, si Spinoza n’avait pas défini l’amour comme joie, il n’aurait jamais pu expliquer le malheur d’aimer » ( C.Jaquet, P. Sévérac, A. Suhamy, Spinoza, philosophe de l’amour, extrait de la Préface, PUSE, 2005)

En revanche, pour Schopenhauer, tel qu’il l’expose dans le chapitre Métaphysique de l’amour, Compléments au Monde comme Volonté et comme Représentation " - 1818 - Ed. PUF : l’amour n’est qu’une illusion, une ruse de la nature qui incite l’homme à procréer et qui participe à la continuelle « reproduction des espèces » qui se trouvent forcées de subir ce monde violent où la souffrance et le désespoir sont les maîtres mots. Toute passion, en effet, quelque apparence éthérée qu'elle se donne, a sa racine dans l'instinct sexuel, ou même n'est pas autre chose qu'un instinct sexuel plus nettement déterminé, spécialisé ou, au sens exact du mot, individualisé. Considérons maintenant, sans perdre de vue ce principe, le rôle important que joue l'amour, à tous ses degrés et à toutes ses nuances, non seulement au théâtre et dans les romans, mais aussi dans le monde réel. Avec l'amour de la vie il nous apparaît comme le plus puissant et le plus énergique de tous les ressorts (...) Mais l'esprit de vérité découvre peu à peu la réponse à l'observateur attentif. Non, ce n'est pas d'une bagatelle qu'il s'agit ici ; au contraire, l'importance de la chose en question est en raison directe de la gravité et de l'ardeur des efforts qu'on y consacre. Le but dernier de toute intrigue d'amour, qu'elle se joue en brodequins ou en cothurnes, est, en réalité, supérieur à tous les autres buts de la vie humaine et mérite bien le sérieux profond avec lequel on le poursuit. Ce qui se décide là, c'est bel et bien la composition de la génération future. »

(9) - Discours d'Aristophane in Le Banquet, Platon- 380 AVJC – Ed. Garnier Flammarion

(10)- Louis Ferdinand Céline – Voyage au bout de la nuit – 1932 – Ed. Folio Gallimard

(11) - Michel Houellebecq – Extension du domaine de la lutte – 1994 – Ed. Maurice Nadeau

(12) - Emmanuel Levinas – Totalité et infini – 1961 – Ed. Biblio essais- Le Livre de Poche

(13) - Vladimir Jankelevitch – La mort- 1966 - Ed. Flammarion

( 14) - J.-P. Sartre- Le Diable et le Bon Dieu, p.225 – 1972 – Ed. Gallimard

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A suivre....

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20 mai 2015 3 20 /05 /mai /2015 23:04

A l'occasion de l'exposition "A l'ombre d'Eros - l'amour, la mort, la vie!" paraîtra un catalogue, dont je suis l'auteur.

Date de parution: 15 juin 2015

Disponible, entre autre , sur fnac.com, amazon.fr, decitre.fr, e-leclerc.com...

144 pages, couleur - Edition Silvana Editoriale - ISBN/EAN: 978-88-366-3100-1 - 9788836631001    

General Motoeurs - black version - Ghyslain Bertholon - Courtesy l'artiste et SchoolGallery, Paris

General Motoeurs - black version - Ghyslain Bertholon - Courtesy l'artiste et SchoolGallery, Paris

Je publie ici l'essai en préface, en plusieurs parties...

 

« Le bonheur de l'homme semble avoir été oublié dans le plan de la création du monde. C'est nous, et nous seuls, avec notre capacité d'amour, qui donnons une signification à un Univers froid et indifférent. Et pourtant la plupart des êtres humains semblent avoir la capacité de chercher, et même de trouver du bonheur dans les choses les plus simples, comme leur famille, leur travail et l'espoir que les générations futures sauront mieux comprendre. »

 

Louis Levy (Martin S. Bergmann) (1) – Crimes et délits, 1990 – Woody Allen

 

Le Monastère royal de Brou, une histoire d'amour et de mort

 

A l'ombre du jubé de la somptueuse église Saint-Nicolas-de-Tolentin, joyau gothique flamboyant, sous les arcades des cloîtres, les salles voûtées d'ogives, où durant des siècles, des moines augustins prièrent pour les princes défunts, partout flotte un parfum de romantisme, de grandeur et de mélancolie, d'amour sublimé, et de mort. Car ici plus que nulle part ailleurs, sous la promesse faite à sa belle-mère par la puissante Marguerite d'Autriche, et dans l'éploration de son amour défunt, le Monastère royal de Brou est devenu, à travers les siècles, un symbole d'amour, et de l'amour persistant par delà la mort.

Il n'en fallait pas davantage que cette extraordinaire histoire d'amour et de mort pour imaginer que le Monastère puisse devenir le cadre enchanteur et inspiré d'une exposition qui évoquerait cela même qui agite l'humanité du plus loin de ses fondements : l'amour, la mort, la vie !

 

Proposer une exposition d'art contemporain dans un lieu patrimonial est toujours un pari risqué et exigeant, tant au regard d'une dimension architecturale dont il est impossible de faire l'économie, que de la manière dont peuvent y résonner des œuvres contemporaines. Pourtant, s'y nourrit la certitude que cela révèle, pas tant par magie que par le pouvoir des contrastes, et de l'histoire, une sorte de filiation. Ainsi, en est-il d'Eros et Psyché, œuvre de Joël Paubel à entrée multiple, qui, se déployant autour des deux stèles de Richard Serra, dans le second cloître, et au pied des gisants de Marguerite et Philibert, renvoie l'infini reflet de l'Histoire. Puis, placée à l'entrée de l'église, la Fountain de Ghyslain Bertholon, hommage aux amours galantes si bien dépeintes par Fragonard, connecte d'emblée la force d'une représentation contemporaine avec l'histoire du monument, une fontaine de jouvence, le cœur séparé du corps de Marguerite, et peut-être, un indice du saint secret de l'amour (2).

 

Le Monastère royal de Brou, monument d'amour et monument funéraire, porte en son cœur les préoccupations les plus fondamentales, et rencontre ainsi celles de tous les artistes: la puissance de l'amour, « expérience personnelle de l’universalité » par excellence (3), l'évidence de la mort, et la question sans achèvement de la manière dont la vie peut prendre sens entre ces deux occurrences.

 

Ainsi est né « A l'ombre d'Eros », ou comment au-delà de l’amour, en son sens le plus prosaïque, le combat d’Eros, fondamentalement puissance vitale, puissance de création, se poursuit inlassablement contre les forces de la déliquescence, de la destruction et de la mort.

Invitation a donc été faite à cinquante artistes contemporains de tous horizons pour s'emparer avec eux du monument et y raconter cette histoire universelle et initiatique, une histoire où se mêlent l'amour et la mort et où se dessine, éternelle et vaine, et belle, la lutte de la vie contre l'entropie de l'univers, de l'existence contre le néant.

 

 

Eros, une histoire de cœur...

 

Eros, ce dieu grec de l'amour et de la puissance créatrice, né de l'oeuf cosmique issu de l'union de l'Ether et du Chaos, sert donc de fil conducteur à cette exposition, dans laquelle tous les aspects de la création, et de l'amour, sont évoqués. Eros parce qu'il a bien fallu, dans notre Histoire, tenter de savoir comment si ce n'est pourquoi « quelque chose et pas plutôt rien » (4), comment la conscience émerge du néant, comment et pourquoi l'amour, tentative de néguentropie nécessaire si nous voulons donner sens...Bien sûr, nous n'ambitionnons pas de répondre à cette question dans l'exposition. Tout au moins les artistes, au travers de leur propositions plastiques, lèvent ici et là des pans de ce voile posé sur la destinée du monde dans lequel nous sommes jetés (5), et nous saisirons leurs œuvres comme autant de paris sur notre compréhension du monde.
 
Eros donc, énergie vitale de l'homme, qui le pousse à croître, à créer, à s'unir et à aimer. Dans les traités d'anatomie de la Grèce ancienne, le cœur était perçu comme le siège de l'âme toute entière et le sang propulsé par le cœur, le véhicule de «l'esprit vital ». Ainsi, les battements du cœur, ses contractions, ses palpitations, ses hésitations révèlent l'agitation de notre vie intérieure, de nos pensées et de nos volontés comme de nos affections. General Motoeurs, deux cœurs surdimensionnés, noir et blanc, œuvres de Ghyslain Bertholon, expriment cette double dimension, le cœur comme siège réel (avec ses valves, ses artères) autant que symbolique de l'Eros, à la fois puissance vitale et organe hautement symbolique de l'amour, donnant à voir d'emblée la complexité fragile de cet état qu'on appelle « être vivant ».
 
Ici, donc, sans prétention scientifique aucune, c'est au cœur de ce cœur que nous logerons le siège du mouvement de la vie. Qu'il s'agisse d'une nécessité, d'une loi de la nature, ou d'une pure contingence, au fond, importe peu. Ce qui importe, c'est ce sentiment immédiat de la vie en nous comme puissance d’affirmation, cette « persévérance dans son être », enfin, comme dirait Spinoza (6), essence même du désir.
Et au premier plan, cette persévérance de la vie s'exprimant dans l'enfantement et la maternité, qui depuis la « Vénus » originelle de l'art paléolithique, femme-terre, matricielle, hante immémorialement nos réalités comme nos imaginaires. Ainsi se trouvent rassemblés dans le même espace trois œuvres dont nous soulignons la filiation. Un ventre de maternité Gelede Fon célèbre, au travers du culte de la "Mère", le pouvoir des femmes et leur rôle central dans l'organisation de la société Yoruba. Cet objet exprime l'universalité de ce mouvement et de cette quête d'énergie vitale, incarnée par le corps maternel et le pouvoir d'enfantement. Ici aussi, la figure maternelle qui nourrit toute l'œuvre de Louise Bourgeois, comme en témoigne ce dessin, œuvre tardive issue de la série The Good Mother, et dont le motif de la mère à l'enfant deviendra presque obsessionnel à la fin de sa vie. Ici enfin une Vierge noire à l'Enfant, fétiche contemporain de fécondité, que s'est réapproprié Dimitri Fagbohoun.

 

..................

 

(1)- Dans le film Crimes et délits (Crimes and Misdemeanors) – 1989 - de Woody Allen, Martin S Bergmann joue le rôle de Louis Levy, un philosophe auquel Cliff Stern (Woody Allen) consacre un documentaire. Martin S. Bergmann, qui n'a fait qu'une autre apparition au cinéma, dans son propre rôle dans le célèbre Schindler's List de Steven Spielberg, est psychanalyste, membre de la New York Freudian Society, membre honoraire de l'American Psychoanalytic Association et professeur à l'école post-doctorale de Psychologie clinique de la New York University

(2) – D'après Saint Bernard de Clairvaux- Sermon 96, de diversis – 12ème siècle – in Sermonts divers, 2012 – Ed. Cerf: «Du secret de la poitrine de Jésus sortent quatre fontaines, où l'on puise quatre sortes d'eau, et d'où est arrosée toute l'Eglise répandue dans le monde. Ces quatre sources sont : la vérité, la sagesse, la force et l'amour. Elles fournissent de l'eau, et chacune une eau particulière. A la fontaine de la vérité, on puise l'eau du jugement, à celle de la sagesse, l'eau du conseil, à la fontaine de la force, l'eau du secours, et à celle de l'amour, l'eau des désirs ».

(3)– Alain Badiou - Éloge de l’amour, 2009 – Ed. Flammarion

(4)- Selon la célèbre question de Gottfried Wilhelm , Principes de la nature et de la grâce fondée en raison – 1740 - Ed. Garnier Flammarion

(5)- Selon l'analyse du Da-Sein, qui « est toujours et déjà enfermé dans un horizon de possibilités en deçà desquelles il ne saurait remonter, il « est » ces possibilités » - Martin Heidegger – Etre et Temps – 1927 – Trad. François Vezin - Ed. Gallimard, 1990

(6)- «Chaque chose, autant qu’il est en elle s’efforce de persévérer dans son être. » Baruch Spinoza, Ethique livre III – 1677 - Ed. Garnier Flammarion

 

à suivre...

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25 septembre 2014 4 25 /09 /septembre /2014 15:40

A partir du 18 octobre, on pourra découvrir, dans le nouvel espace de la galerie de Mathilde Hatzenberger, à Bruxelles, "Cyclo", l'exposition personnelle de Mai Tabakian.


CP-Tabakian-CYCLO--recto--1-.jpg

Cette exposition sera l'occasion pour Mai et la galerie de présenter le catalogue monographique de l'artiste, édité par la MH Gallery, dans lequel on trouvera une version raccourcie du texte présenté ici.

 

« La vie des formes »

Depuis plusieurs années, Mai Tabakian développe une œuvre textile particulièrement novatrice, dans une technique – gardée secrète ! -  dont elle est l’initiatrice. Les formes géométriques -héritant parfois de la rigueur des mathématiques-, les compositions colorées, franches ou acidulées, le souci des volumes et des surfaces semblent résulter d’un brassage de références historiques, de l’abstraction géométrique à l’op art, de l’orphisme à l’art concret (parce que « rien n’est plus concret, plus réel, qu’une ligne, qu'une couleur, qu’une surface », comme dirait Theo van Doesburg), de Stilj, donc, à l’abstraction américaine – Sol Lewitt, Frank Stella, Ellsworth Kelly-. Plus près de nous, on pensera aussi, peut-être, aux jeux de couleurs et de formes du new pop superflat aux rondeurs colorées de Kusama…Mais tout dans l’œuvre de Mai Tabakian laisse supposer un pas de côté, une fuite libre hors de ces sentiers déjà battus.

Car dans cette œuvre à la dimension a priori délibérément décorative, et plastiquement hautement désirables, au-delà de ce rendu matelassé, reconnaissable comme une signature, de ces formes à la fois lisses, brillantes, rebondies, de la richesse des motifs, la dimension sculpturale -voire architecturale- offre une alternative inédite, à la fois à ces entendus de l’histoire de l’art moderne et contemporain, mais aussi aux actuelles productions d’œuvres textiles. L’artiste construit des objets finalement complexes, résistants aux catégories, ni tableau ni sculpture au sens traditionnel du terme, ni couture ni broderie, ni tapisserie. Son travail, flirtant constamment avec l’hybride et la mutation,  s’apparente presque à une sorte de « marqueterie textile », le tissu étant embossé sur des pièces de polystyrène extrudé. Ici émergent, assurément, des formes et des expressions nouvelles.

Après un premier temps d’expérimentation de tableaux-sculptures, privilégiant le plan et la surface, les plus récents travaux de Mai Tabakian prennent leur liberté dans l’espace, quittant la notion de « tableau », oscillant désormais le plus souvent du haut-relief, formes saillantes sculptées se détachant du fond au mur (« Trophées », 2013), à l’installation (« Garden, sweet garden », 2012-2013).

De manière générale, Mai Tabakian tire la richesse formelle de son travail de son intérêt pour les formes mathématiques et la géométrie, mais aussi pour le biologique et l’organique, pour l’architecture, ou encore pour l’esthétique numérique (les « Haikus codes », 2011, reprenant l’esthétique des QR codes). Les croisements de ces territoires, ces interactions, relevant toutes de principes d’organisation, de manière d’ordonner le monde, participent activement à cette dimension hybride de l’œuvre,  faisant appel à d’autres domaines de la pensée et de la création. Les liens ainsi tissés, inhérents à la production de l’œuvre, renvoient d’une certaine façon à une conception goethienne[1] d’un art évoluant de manière organique, dans la transformation et la métamorphose, et, peut-être, d’une origine commune de l’art et de la nature.

Dès lors nous pressentons qu’au travers de l’abstraction, s’esquisse une « vie des formes », des récits, des mythes. Et lorsque le géométrique s’allie à une forme sculpturale figurative (objets, fleurs, champignons..) une histoire, plus profonde qu’il n’y parait, peut naitre.

 

La plupart des œuvres de Mai Tabakian ouvre à une réjouissante pluralité des interprétations, l’artiste entretenant à plaisir les ambigüités, tant dans ce qu’il nous est donné à voir qu’à comprendre, lorsque nous en découvrons les titres.  Que dire, par exemple, de ce qui compose son mystérieux « sweet garden » : s’agit-il de fleurs dévorantes, de champignons vénéneux ? De visions hallucinatoires ou de plantes psychotropes susceptibles de les provoquer ? De confiseries géantes dignes de l’imagination de Willy Wonka, le héros du conte de Roald Dalh ? Ou bien…de métaphores sexuelles pour rêves de jeunes filles, comme un délice freudien? La multiplicité des interprétations possibles, si ce n’est leur duplicité, se rapportant donc à l’intention, à la disposition d’esprit de celui qui regarde, suggère par là même l’idée freudienne d’une « rencontre inconsciente » entre l’artiste et le regardeur, dont l’œuvre fait médiation, rencontre qui, comme dans la rencontre amoureuse, opèrerait en amont de la conscience…Autrement dit, jouant des écarts entre l’explicite et l’implicite, dans ses entre-deux, ses allers retours, ses retournements, ses doutes, ses ellipses, Mai Tabakian s’amuse autant du non-dit que du déclaratif, de la représentation symbolique comme de la métaphore. Ainsi de sa « Cinderella » (2013) dont l’emboitement des deux parties (« en plein dans le mille ») doit davantage à l’analyse psychanalytique de Bruno Bettelheim[2] et du sens métaphorique de l’expression « trouver chaussure à son pied » qu’au sport de cible à proprement parler ! Ainsi, de la turgescence de la pointe du casque de soldat de « retour à la vie civile » (2014), de cet haltère mesurant le « Poids de l’adultère » (2013), duel et léger. Ainsi, enfin, de ces « Wubbies » (2012-2013), doudous tendres et colorés, qui, sous des allures faussement ingénues, voire enfantines, manifestent une sensualité évidente.

Un parfum d’érotisme affleure donc dans toute l’œuvre récente de Mai Tabakian, une sensualité, contenue dans ses formes, célébrant l’union du masculin et du féminin. Mais au-delà de la simple évocation de l’amour en son sens le plus prosaïque, c’est, dans une inspiration constante vers les sciences de l’organique, les sciences physiques au sens propre (du grec φύσις, phusis : la nature), que l’artiste s’interroge sur ce qui préside aux rapprochements humains, à l’amour, à la quête de l’amour, à la fusion, à l’interaction entre les personnes, à la manière dont se créent les affinités. Un questionnement qu’elle exprimait déjà dans la série « Atomes crochus ou les affinités électives » (2011), se référant à la fois aux théories atomistes des philosophes grecs, Démocrite, Epicure, puis plus tard du latin Lucrèce, et aux « affinités électives » de Goethe[3]. « Cette installation », explique l’artiste, « met en image l'analogie entre les attirances amoureuses qui font et défont les couples et les opérations chimiques qui règlent les liaisons et les précipitations des substances chimiques. L'affinité devient loi de la nature produisant aussi bien ses effets en chimie que chez les êtres vivants. » Le bon sens populaire ne parle-t-il pas d’ailleurs de chimie, voire d’alchimie amoureuse ?

C’est encore à ce type de questionnement que renvoie l’installation des « Trophées «(2013), ensemble de haut-reliefs de fruits exotiques et étranges en coupe, comme les deux moitiés d’un même fruit : un couple. Cette œuvre se rapporte explicitement au célèbre « mythe d’Aristophane », discours développé par le personnage d’Aristophane dans le Banquet[4] de Platon, et  que le dicton populaire formule par l’expression « trouver sa moitié ». Retrouver sa moitié originelle perdue, dans les limbes du mythe et de l’histoire anté-séculaire, afin de (re)former l’unité primitive et ultime, tel est le sens de ce mythe qui donne à Eros une dimension particulière, celle d’un « daimon », intermédiaire liant ou reliant ce qui a été déchiré, séparé. Il est alors intéressant de noter, en parenthèse sur laquelle nous reviendrons, que Mai Tabakian voit son travail, précisément, comme un travail de séparation puis de « suture ». « Pour fabriquer l’œuvre » dit-elle, « il faut fendre, inciser le support pour ensuite remplir, colmater la blessure avec le tissu. »

Mais les formes que produit l’artiste, et notamment les formes phalliques que l’on retrouve, par exemple, dans la série « Champions league » (2012) ou encore « Les petits soldats» (2013), Mai Tabakian les fait émerger aussi et surtout depuis son rapport intime avec la culture asiatique, et en particulier avec le Vietnam dont elle tient une partie de ses origines. Ces œuvres évoquent les formes des « lingam »[5], pierres dressées et érectiles, symboles ouvertement phalliques qui, parfois enchâssés dans leur réceptacle féminin, le « yoni » -formes que l’on retrouve aussi fréquemment associées chez Mai Tabakian-, symbolisent à la fois la nature duelle de Shiva (physique et spirituelle) et la notion de totalité du monde. C’est donc également dans ces formes incarnées et « signes » de Shiva, entre puissance créatrice et « lieu », accueil, que Mai puise nombre de ses représentations, et le sens profond de sa recherche.

Elle nous emmène ainsi bien au-delà d’un simple jeu de formes et de sous-entendus érotiques tels que nous pouvons les comprendre au premier abord.  Nous comprenons alors que sa démarche repose in fine sur une sorte de recherche de l’ « archè », de ce qui préside à la fondation même des choses et des êtres, d’un principe qui, pour reprendre les mots de Jean-Pierre Vernant, « rend manifeste la dualité, la multiplicité incluse dans l'unité »[6], principe que l’artiste, à l’instar de la tradition grecque, place dans ce que nous pourrions appeler avec elle « l’Eros », principe créateur et ordonnateur du chaos. C’est encore Platon, dans le Banquet, qui verra Eros « dans les corps de tous les animaux, dans les productions de la terre, en un mot, dans tous les êtres ».

Le combat d’Eros, fondamentalement puissance vitale, puissance de création, d’union et de totalité, se poursuit inlassablement contre les forces de la déliquescence, de la destruction et de la mort.

Aussi, dans ses œuvres les plus récentes (la série « Aux âmes »- 2014), Mai Tabakian s’est attelée à une réflexion liée à sa connaissance des temples bouddhiques ainsi que de la pratique culturelle vietnamienne des autels domestiques voué au culte des ancêtres familiaux, aux travers d’attention et de dons divers. « Aux âmes » oscillent entre une forme de la vanité, engageant le lien avec les morts, la couronne mortuaire et l’offrande.

Emergent alors de manière plus visible ce qui était souvent sous-jacent dans son travail : une conscience de la mort et de son rapport au vivant, une sorte d’effroi devant le mystère de l’organique, comme devant l’indépassable de la destruction, le sentiment du lien étroit entre la beauté et la mort, dans sa dimension inquiétante et une relation d’attraction-répulsion.

L’œuvre peut alors être lue, parfois, comme une manière de mise à distance de l’effroi par l’acte de réparation, et par la transvaluation. Comme souvent chez les artistes qui travaillent autour du textile, les notions de blessure, et de suture sont manifestes, usant de la double fonction du tissu qui protège et répare. Voici donc le geste qui fabrique -revit- la blessure et qui la soigne, la colmate, rend lisse ce qui fut déchiré. Puis, s’exprime une démarche de l’ordre de la catharsis, en vue de transcender le négatif, les sources d’angoisse et d’effroi dans une expression plastique et esthétique douce, opaque et consistante, harmonieuse et mouvante, abstraite et suggestive, aspirante et impénétrable à la fois. Transformer la laideur et la mort en art. Retourner ce qui, dans l’organique, peut paraître impur et déliquescent, en essayant de rendre beau et apaisant ce même organique, qu’il se fasse géométrique ou qu’il soit délesté de sa dimension « intestinale », dans un subtil jeu d’entre-deux entre attraction et répulsion. Comme une forme de lutte contre une cruauté dont nous ne savons pas tout mais que nous connaissons tous, Mai Tabakian donne ainsi mystérieusement figure à son histoire intime.

Alors il se peut que chacune des œuvres de Mai Tabakian soit une pierre à l’édifice d’un temple et que, à l’image de ces lieux en hommage aux morts où l’on mange dort et prie, toutes puissent devenir pour nous des lieux d’accueil et de vie, dispensant une joyeuse et spirituelle sérénité.

 

1- J.W. Goethe, La métamorphose des plantes, 1790

2-Bruno Bettelheim, Psychanalyse des contes de fées, 1976

3-Goethe ayant lui-même puisé, dit-on, dans le Dictionnaire de Physique de Gehler et le phénomène chimique d'échange moléculaire, renvoyant à la doctrine et aux travaux d’Etienne-François Geoffroy en 1718, théorie dominante dans la chimie du XVIIIe siècle.

4- Tò sumpósion - Le Banquet, (190 b- 193 e),  Platon, env. -380 AVJC

5- signifiant aussi « le signe », en sanskrit लिङ्गं

6- Jean-Pierre Vernant, L’individu, la mort, l’amour. Soi-même et l’autre en Grèce ancienne, 1989

 

 

"CYCLO" - Mai TABAKIAN

MH GALLERY - 11 rue Léon Lepage - 1000 Bruxelles

Du 18 octobre au 22 novembre 2014

www.mathildehatzenberger.eu


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31 août 2014 7 31 /08 /août /2014 11:52

A l'occasion de la superbe exposition de Sylvie Kaptur-Gintz à Brzeniny, Lodz puis Kielce, en Pologne, un catalogue a été publié, avec une préface que je signe.

 

Textus, la trame invisible

 

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Tout commence à l’orée du siècle dernier.

Chuma Libfeld naît à Brzeziny, en 1907. 30 années plus tard, ce sera l’exil pour la petite couturière, de Brzeziny à Lodz, de Lodz à Maringues, petite commune au cœur de l’Auvergne, et de Maringues à Paris. En mai 1940, les Nazis établiront un ghetto dans sa ville natale.

Au début du siècle suivant, dans la banlieue parisienne, une artiste coud, brode, tisse. Des mots, des visages, des motifs. Chacune de ses œuvres, l’artiste la veut emprunte de mémoire, saturée d’émotion vive, nourrie du sens aigue de l’altérité et de la transmission que Sylvie Kaptur-Gintz porte en elle depuis toujours. Elle se remémore les récits de Chuma, lui reviennent aussi les images de sa propre enfance dans le quartier Montorgueil, à Paris, l’atelier de maroquinerie de son père, à Belleville, un autre quartier populaire de Paris, et le gout des bagels au pavot.

Brzeziny… Ce nom, dit l’artiste, « a bercé toute mon enfance et accompagne toujours ma vie ».

Alors elle se saisit du fil, des tissus, des aiguilles, et s’approprie et transforme en gestes artistiques contemporains les gestes des « petites mains », de ses ascendants, tailleurs, maroquiniers, passant comme eux, avec eux, des heures dans sa maison-atelier à couper, coudre ou broder…Ces gestes, dit-elle encore, « je ne les ai pas appris, je les utilise d'une main malhabile », mais la transmission de ce vocabulaire, le souci de préserver et de nourrir le fil des filiations et des transmissions, d’une histoire,  sont devenus la trame même de son travail.

En 2011, Sylvie Kaptur-Gintz réalise « La couturière », robe hommage à cette grand-mère adorée désormais centenaire, installation, présentée ici, reliant les mots de la couture – en yiddish, polonais et français-  à ses objets – fils bobines, vêtement brodé-.  Et puis il y eut aussi le voyage à Brzeziny, avec Chuma qui avait alors 104 ans, et la (re)découverte des racines et des raisons enfouies, peut-être, pour lesquelles le textile, qui fut si important dans l’histoire de cette région de Pologne, est si essentiel aujourd’hui dans son travail, tant comme matériau qu’en terme de sens. Le fil qui lie et rassemble. Les mots de la couture : repriser, bâtir, recoudre, reconstruire, raccommoder…Mais aussi, dans les au-delà symboliques de la suture : cicatriser, apaiser, adoucir, calmer, consoler. 

Voici pourquoi ce projet d’exposition, né ici, dans le pays de ses racines, s’intitule « Textus : la trame invisible ». « Textus », parce que le « tissu » et le « texte » partagent la même racine latine, parce que le travail de Sylvie Kaptur-Gintz, dans un même glissement sémantique, tisse avec les matières et les mots la trame de récits, comme un couple conceptuel à la fois unique et évident. Car le tissu, partout présent dans son travail, est davantage qu’un « voile tout fait, derrière lequel se tient, plus ou moins caché, le sens (la vérité) »(1). Il est d’une certaine manière, une forme du texte, si, pour en appeler à Roland Barthes, il est pour l’artiste là où « le texte [le sens] se fait, se travaille à travers un entrelacs perpétuel ; perdu dans ce tissu - cette texture - le sujet s'y défait, telle une araignée qui se dissoudrait elle-même dans les sécrétions constructives de sa toile. »(1) L’œuvre se construit, se tisse et se trame en une complexité de gestes, de mots, de pensées, d’histoires, dans ces tissus qu’elle use et dans lesquels, dit-elle, elle inscrit des trames de vie, et « les mille et mille histoires d’inconnus » avec elle. Si les dispositifs formels que produit Sylvie en appellent le plus souvent aux émotions les plus intimes, ils évoquent aussi toujours la singularité de la condition humaine, la présence humaine dans sa multitude et son unicité, dans sa force et sa fragilité.

C’est donc aux confins de sa propre histoire et d’une vision de l’histoire de l’humanité que l’artiste insère ainsi le sens de son œuvre. Poétique et spectaculaire envolée d’oreillers brodés,  l’installation « Seules les larmes sont pour l’oreiller » établit la jonction entre les deux dimensions, intime et universelle, de son travail. L’œuvre se veut d’abord un hommage à sa mère, au travers de cette phrase que l’artiste a souvent entendue dans la bouche maternelle, manière de dire que la nuit et le lit sont le temps et le lieu des songes, mais aussi ceux, dans le secret de la chambre, des tristesses, des regrets et des souvenirs douloureux. Les visages brodés sont ceux de femmes que connaît l’artiste, et avec qui elle entretient un lien, de transmission, ou d’amitié… Mais au travers de ces visages, elle exprime toute une forme de l’humanité, dans sa dimension organique, puissante mais fragile et temporelle. La technique même employée par l’artiste met en abîme cette dualité de joie et de souffrance, de force et de fragilité, de gravité et de légèreté, car sous leurs douces apparences, les oreillers, rigidifiés, se révèlent bien plus durs qu’ils n’y paraissent.

 

« Ne trouvez pas naturel ce qui se produit sans cesse ! / Qu'en une telle époque de confusion sanglante / De désordre institué, d'arbitraire planifié, / D'humanité déshumanisée, / Rien ne soit dit naturel, afin que rien / Ne passe pour immuable. » Écrivait Brecht en 1930(2).

Toujours dans ce mouvement de sa propre histoire à l’histoire du monde, Sylvie Kaptur-Gintz approfondit sans cesse sa réflexion sur le sens de l’histoire, se demandant ce que peut signifier, pour elle, d’être née de ce moment de l’histoire, et de quelle vigilance il ne faut jamais se défaire, s’il est encore vrai que, pour reprendre à nouveau les mots célèbres de Brecht, « Les peuples en ont eu raison, mais il ne faut / Pas nous chanter victoire, il est encore trop tôt : / Le ventre est encore fécond, d'où a surgi la bête immonde. »(3)

De cette conscience, sans doute, est issue « Le murmure du silence », une installation de sept taleths suspendus, comme habités. Cette œuvre, bien que porteuse d’une aura métaphysique, se veut plus politique que religieuse. Le premier des taleths est brodé d’une carte du monde, comme un manifeste, « pour que plus personne dans le monde ne soit persécuté au nom de quoique ce soit »,  affirme l’artiste. Les autres taleths, dont le tissu a été usé, sont rapiécés, reprisés, comme autant de traces d’une vie. Car le taleth, pour celui qui le porte, est un compagnon quotidien, qui enveloppe son corps pour la prière, la bénédiction et la mort, puisque, comme le turban chez les chiites, il sera le un linceul dans lequel il sera enseveli. Mais si Sylvie Kaptur-Gintz a choisi de transformer le taleth en objet plastique, c’est qu’il n’est ni un voile, ni un vêtement ordinaire et répond de manière extrêmement subtil au souci de mémoire, au sens intime et éthique, qui draine en profondeur toute son œuvre. Car, au-delà de sa fonction apotropaïque, ce châle de prière n'est pas tant un signe de foi, qu’un substrat de méditation et surtout de mémoire, comme le suggère Jacques Derrida dans « Un ver à soie - Points de vue piqués sur l'autre voile »(4). Plus encore, « il y a une logique du talith : celle qui, à partir du singulier, de l'unique fois (la naissance, la circoncision ou la mort), produit un récit unique qui vient en plus et ne se répète pas. Cette logique est celle de l'œuvre et aussi du texte »(5)

Puis, le talith est, dans sa complexité symbolique, ce qui rappelle chacun à la loi, dans sa matérialité, comme objet tangible, que l’on peut toucher, caresser, à qui on peut parler, comme le dit encore Derrida. Sorte de brèche vers l'inconnu, l' « imprononçable », il ne dévoile pas de vérité mais ouvre à la pensée.

Et c’est encore à la lutte pour la pensée,  cette pensée éthique qui ne doit jamais faillir, comme une perpétuelle idée directrice, comme loi, impliquant une vigilance de tous les instants, que nous invite Sylvie Kaptur-Gintz avec cette œuvre minimaliste mais redoutablement efficace, « l’Autre », présentée à la Maison de la Littérature de Lodz. Ici, une chaise, sur laquelle chacun pourra s’asseoir, devant un miroir, dans lequel chacun pourra se refléter. Entre les deux, un fil barbelé, simple objet évoquant de facto tout un pan de l’histoire, encore vivace. Par ce dispositif, l’artiste met en abîme la proposition du philosophe Emmanuel Levinas : « « Le moi, devant autrui, est infiniment responsable. »(6). Retournant d’abord la proposition du philosophe en faisant du visage de l’autre – premier chez Levinas- le reflet de mon propre visage, elle interroge ensuite le sens profond de cette responsabilité, jouant à la fois sur le sens commun (pouvoir « se regarder dans la glace ») et la notion de réciprocité (mon visage est l’autre visage pour autrui et inversement). Elle nous invite ainsi à expérimenter, dans ce jeu de miroir, ce moment fondateur et fondamental, la découverte de notre propre épiphanie, celle d’un visage humain, le nôtre, comme point de non-retour du sentiment éthique, inscrit au cœur de la véritable histoire de l’humanité.

 

  1. Roland Barthes- Le plaisir du texte (1973)

  2. Bertold Brecht -  L'Exception et la règle (trad. Bernard Sobel, Jean Dufour) (1930), dans Théâtre complet, vol. 3, Bertolt Brecht, éd. L'Arche, 1974 

  3. Bertold Brecht - La Résistible Ascension d'Arturo Ui (trad. Armand Jacob) (1941), dans Théâtre complet, vol. 5, Bertolt Brecht, éd. L'Arche, 1976 

  4. Jacques Derrida - Un ver à soie, points de vue piqués sur l'autre voilein Contretemps 2/3, 1997

  5. Mireille Calle-Gruber – Jacques Derrida, La distance généreuse, coll. Les Essais, éd. De la Différence, 2009,  à propos du texte de Derrida

  6. Emmanuel Levinas – Ethique et infini, éd. Fayard, 1982

 

"Textus, la trame invisible" - Sylvie Kaptur-Gintz

une exposition en 3 lieux

 

Musée de Brzeziny, Maison de la Littérature de Lodz, Musée de Kielce, Pologne

A partir du 28 aout 2014

plus de renseignements sur le Facebook de Sylvie:

https://www.facebook.com/sylvie.kapturgintz?fref=ts

Catalogue publié à l'occasion de ces expositions

Conception graphique du catalogue: Pierre Boggio

avec également un texte de Pawel Zybala, Directeur du Musée de Brzeniny

 

 

 

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5 juillet 2014 6 05 /07 /juillet /2014 21:40

Voici une de mes dernières publications...

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Le catalogue monographique de Yassine Balbzioui, édité par la Galerie Shart, Casablanca

Avec également des textes de Mohamed Rachdi, Nadine Siegert, Katharina Fink et Bonaventure Soh Ndikung

96 pages couleur - ISBN 2014 MO 662

(et un petit clin d'oeil façon "Les dents de la mer"...pour l'artiste!) 

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2 juin 2014 1 02 /06 /juin /2014 20:22

 

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Un escalier volant grâce à des ailes de libellules, un trophée d’hippopotame en bois qui, dixit une enseigne lumineuse en lettrage pop, fut « une yeye girl », des mini plaques funéraires pour légumes super héros défunts, un escargot de bois trainant sa chansonnette dans son sillage comme sa maison sur le dos, une forêt enchantée de tasseaux de bois garnis d’avantageuses bouches tout en dents blanches, une maison surplombée d’un rhinocéros en équilibre sur des échasses….Les œuvres d’Antonio Gagliardi semblent comme des énigmes, des rébus, des sortes d’haïkus, mêlant avec une poésie un peu folle l’organique et l’objet, le vivant et l’inanimé, dans un bestiaire extravagant, quelque chose de l’ordre du collage  - car comme dirait Max Ernst, « ce n’est pas la colle qui fait le collage », mais le regard-. Au premier abord, donc, toute l’œuvre de Gagliardi apparait comme une sorte de « fatras » visuel, au sens premier du terme, c’est-à-dire un équivalent plastique de ce genre littéraire né au moyen-âge, un poème de "non-sens"  cultivant l'absurde, le saugrenu et l'impossible, dans lequel toutes les distorsions, les discontinuités, les incohérences, les ruptures et les sauts « sémantiques » sont possibles. Antonio Gagliardi parait jongler avec les objets et les représentations avec autant d’aisance que d’imagination, sur le fil du dadaïsme ou du surréalisme, faisant partout surgir l’insolite.

Le goût du décalage, de l’absurde et du non-sens, et le sens de l’ironie (l’ Ironie du sortconstitue d’ailleurs le titre générique d’une partie de son travail) qui en découle, sont donc chez Gagliardi des données de base, les prémices évidentes d’une œuvre protéiforme et toujours en quête d’expérimentations et de tentatives nouvelles.

Puis dès lors qu’on admet le caractère a priori hétéroclite du travail de Gagliardi, on saisit que son travail s’inscrit dans un procédé particulier d’hybridation. Au propre – il n’est pas rare que ses œuvres témoignent d’un équilibre précaire- comme au figuré, il s’engage et nous engage dans un processus de déstabilisation au travers de multiples figures de l’hybride, s’inscrivant dans un registre où l’emprunt, le combinatoire, le mélange, ouvrent à des compositions, formes et figures inédites, une nouvelle dialectique des genres entre l’ordinaire et l’extraordinaire, le réel et le (l’) (im)possible, désordonnant et agençant autrement les catégories, cherchant à échapper à la logique des représentations. Il ouvre ainsi un vaste univers de potentiels de significations de ce monde complexe que nous habitons. 

Traversant toute l’histoire de l’art, la représentation de l’animal tient une place particulière dans nos imaginaires et nos cultures, notamment dans une perpétuelle tentative de saisir la frontière, soit-elle infime, qui sépare l’animalité de l’humanité, « cet animal que donc je suis », pour reprendre les mots de Derrida. Aussi, même placées sous le signe d’un humour presque potache, les hybridations homme-animal de Gagliardi, notamment dans la série photographique Gardiens de l’endroit (2007), dans laquelle l’artiste s’affuble de diverses prothèses animales (queues de requin, de tigre ou de crocodile) à la limite du déguisement d’enfant, expriment néanmoins un questionnement d’ordre ontologique et épistémologique, qui draine une bonne partie de son travail : quel passage, quelle ligne de démarcation de l’être au non-être, de l’objet au sujet, de l’inanimé à l’animé ? Partout la question du vivant en filigrane. De ce point de vue, les préoccupations d’Antonio Gagliardi réactivent les interrogations des naturalistes un peu oubliés des siècles passés, celles de Lamarck par exemple, père fondateur de la biologie moderne, qui, constatant le hiatus entre les corps physiques et les corps vivants, chercha à déterminer la spécificité du vivant par rapport aux objets inanimés qu’étudie la physique, mais aussi les analogies possibles entre le vivant et la machine.

Les expérimentations de Gagliardi, ses hybridations, ses collages de Dr Frankenstein (des légumes affublés de jambes en plastique de poupée mannequin) ou de néo Darwin fou, s’enquiert donc à la fois du lien ténu de l’homme à la nature, la possibilité d’un ordre des vivants mais aussi de la place de l’homme au sein de cette nature. La Série des greffes (2011) image ainsi comment le végétal pourrait prendre vie sur l’humain, comme une étrangeté botanique et zoologique - que l’on trouvait déjà dans J’aime les jacinthes d’eau (2003)-. L’hybridation homme-animal,  renvoyant à des représentations archaïques et au fantasme de la « bestialité », ou l’hybridation homme-machine, sont des classiques de l’art, de la littérature, du cinéma…Plus rare est l’idée d’une hybridation homme-végétal, bien qu’elle renvoie de manière encore plus radicale l’homme à sa condition d’objet immanent de la nature, lié à elle de manière organique et vitale.

C’est aussi pourquoi, d’une manière différente de celle de Michel Blazy ou de Pierre Huyghe, Gagliardi intègre régulièrement dans ses œuvres des éléments du vivant, végétaux mais aussi larves, mouches, pintades ou poissons rouges. Et si ses œuvres prennent parfois l’allure d’un biotope, c’est aussi sans doute parce que, comme le dit Huyghe de certaines de ses propres œuvres, “Le vivant introduit de l’accident, de l’imprévu”, perspective qui ne peut que séduire et réjouir l’iconoclaste qu’est Gagliardi.

De ce constant balancement de l’être à l’objet, de cette tentative de saisir le basculement de l’un à l’autre, de cette envie de « faire quelque chose avec le vivant », le travail de Gagliardi glisse alors vers la question plus franche du paysage, qui, comme on le sait depuis Marx, est le plus souvent un espace construit, produit du travail de l’homme, qui le façonne à son image. Dans le même temps, l’homme contemporain aura coutume de déplorer son éloignement de cette « nature ». L’artiste offre alors des dispositifs nous obligeant à nous immerger dans la nature, des sortes de « trou (s)  de verdure où chante une rivière»*, comme ce Faux plafond (2002), équipé de trous dans lesquels, en passant la tête, on découvre un paysage caché, une basse-cour avec des pintades vivantes, ou encore un Paysage portatif (2002), histoire de pouvoir assouvir à tout moment une envie de nature en le posant sur ses épaules, le visage à raz du gazon, ou encore des bottes-potagers ( Mon potager et moi (2002)), afin d’avoir les pieds dans la /sur  terre.

Cet intérêt pour la nature combiné à sa curiosité pour le vivant qui y croît conduit naturellement Gagliardi à un second glissement, le poussant vers une réflexion plastique sur la notion d’habitat et d’architecture. La conjonction de la cruciale question de l’habiter, du manque d’espace significatif des métropoles contemporaines (ses nombreux voyages en Asie auront pu lui montrer ce qu’il en est de la surdensité démographique) et de la manière dont la ville phagocyte peu à peu la nature pour s’étendre, conduit l’artiste, dans une partie de son travail regroupé sous le titre Besoin d’espaceà réévaluer la problématique de l’habiter, développant une réflexion autour de l’espace habitable, de l’architecture et de son lien avec le vivant, le corps, la manière dont il le protège,  l’épouse, le contient, le contraint ou le libère, et proposant de solutions plastiques inédites et, évidemment, insolites. Ainsi ses Maisons d’oiseaux, abritant de véritables volatiles, ses architectures mouvantes –maisons à l’équilibre précaire sans doute inspirées de ses voyages aux Philippines ou en Indonésie-, ses animaux taxidermisés, dans la série Sweet home (2012),  dont une sorte d’armure architecturale épouse et contraint la forme, ou encore ses Coquillages(2010), refuges de quelque crustacé décapode, améliorés de portes et fenêtres.

Antonio Gagliardi produit des objets sculpturaux mais n’est pas sculpteur, des photographies mais n’est pas photographe, dessine sans être dessinateur…Ce qui importe sans doute, est moins le moyen – le medium- que la création d’univers, des manières d’appréhender le réel, de questionner, avec une drôlerie et une ironie assumées, mais une poésie accidentelle, le conflit toujours présent, et sans cesse réactivé par la modernité, de l’homme avec son environnement. Une vision critique, donc, au sens propre, tentant d’évaluer en un tableau aussi réjouissant qu’inquiétant les possibilités et les limites d’une périlleuse humanité.

* d’après Arthur Rimbaud – Le dormeur du val

 

Photographie: Antonio Gagliardi - "Sweet home fouine", 2012 - Courtesy Galerie Porte-Avion, Marseille, Antonio Gagliardi

Antonio Gagliardi, catalogue- Avec des textes de Jean-Jacques Le Berre, Marie Deparis-Yafil, Céline Ghisleri et Anne Malherbe

Edité par la Galerie Porte-Avion, Marseille

ISBN 2-909101-31-2


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10 avril 2014 4 10 /04 /avril /2014 16:24

A l'occasion de l'exposition personnelle d' Ilias Selfati à la Galerie Shart, à Casablanca (Maroc), un catalogue sera publié avec un texte que j'ai signé.

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"Sangrita" - Ilias Selfati -

Galerie Shart

Ouvert de 10h à 12h30 et de 15h30 à 19h30
Fermé dimanche et lundi

12, rue El Jihani, Casablanca
+212 05 22 39 49 80
info@galerie-shart.ma

Casablanca (Maroc)

Jusqu'au 10 mai 2014 

 

 

« SANGRITA »

Pendant longtemps, c’est en quelque sorte l’enfance, dans ses bribes de souvenirs, ses  images remontées de la mémoire, ses sensations, ses impressions…qui, d’une certaine manière,  fondait l’art d’Ilias Selfati.

D’abord, les sensations au contact de la nature. Il se souvenait des arbres, des chevaux que son père, cavalier dans l’armée royale, lui fit aimer dès son plus jeune âge. De cela il tirait un intérêt sans cesse renouvelé pour la représentation botanique ou zoologique, pour les plantes et les fleurs, les animaux, cheval ou scarabée, avec une poésie solitaire et mélancolique.

Il se souvenait de la lumière blanche de Tanger, des contrastes avec la fraîcheur sombre des intérieurs, de la chapelle peut-être de l’école catholique qu’il fréquenta enfant. De là, aussi sans doute, sa fascination pour la beauté des ombres, de son amour pour le noir, la puissance du noir, sous toutes ses formes et dans toutes ses nuances. Voile de noir sur noir, ou noir profond sur fond clair…Dans ses jeux d’ombres, Ilias Selfati s’ingénie à des matités absorbant la lumière, des contrastes la restituant, des clairs obscurs moins graphiques que délicats. « Le beau perd son existence si l’on supprime les effets d’ombre » écrivait Tanizaki*.

Il se souvient de cette Sœur de l’école catholique, qui peignait des aquarelles qui le fascinait, et des premiers pinceaux qu’elle lui offrit. Il n’avait pas encore 7 ans. Il se souvient, un peu plus tard, de Khalil Laghrib, son professeur d’arabe, peintre qui, dit-il, lui donnera “le sens du crayon et du papier”, et des livres d’art de la Bibliothèque nationale espagnole de Tanger. Quelques années plus tard encore, naturellement, il fera l’école des beaux-Arts de Tétouan, puis poursuivra par les Beaux-Arts de Madrid, où il se spécialisera dans l’art de la gravure et de l’estampe.

On retrouve aujourd’hui toujours l’empreinte profonde de cette formation dans son œuvre, dans la manière de traiter les sujets en formes élémentaires et dépouillées. Dans la palette des noirs, des silhouettes se dessinent, presque minimalistes. Les formes archétypales, parfois au bord de l’abstraction, semblent aspirer à dégager une essence des formes, comme une tentative de saisir « les choses mêmes », quel qu’en soient leurs variations réelles. Ses dessins, ses peintures dégagent ainsi un essentialisme subtil,  ambitionnant de tirer les images vers une forme de l’éternité.

Mais il serait réducteur de voir en Selfati un artiste tourné vers le passé, un artiste de la nostalgie et dont une partie de l’œuvre, sous les dehors calmes et paisibles d’une peinture « naturaliste » soit seulement propice à la méditation. Car Ilias Selfati est aussi, et surtout, un homme de son temps, résolument sensible à l’époque trouble dans laquelle il vit et que nous traversons. Sans concessions, c’est à elle aussi qu’il pense, car il n’entend pas s’y soustraire, laissant peu à peu venir dans sa réflexion , sa pratique et ses sujets quelque chose de plus en plus politique, engagé, et percutant .

Déjà en 2011, il avait réalisé une série dont le sujet, apparemment moral – « Les sept péchés capitaux »- laissait entrevoir le sens de sa démarche. Voici, par exemple ce qu’il disait de la luxure : “C’est quand il y a une force exercée sur l’autre. Je l’ai dessinée sous forme de crâne, c’est la mort dans toutes les guerres. C’est l’Irak, le Rwanda, c’est chez les militaires…C’est quand on perd tout respect pour la vie”. Ou encore, lorsqu’il décide d’exprimer « La colère » avec un pistolet plein cadre sur une toile d’un mètre carré, au fusain. Se dessine alors avec force quelque chose de l’ordre de la rébellion, d’une authentique colère contre le mépris de la vie, la violence et la guerre, qui, l’artiste ne peut l’ignorer, constituent pourtant l’indépassable horizon de l’action humaine. C’est encore révolver au poing qu’il apparait, en 2012, dans une exposition intitulée « Please, bring punk back » : sous l’optimisme désespéré propre à la culture punk à laquelle Selfati fait ici allusion, sourd l’urgence d’une révolte. Puis, en 2013, à Paris, avec l’exposition « Arrest », Selfati dévoile de manière plus explicite qu’il ne l’a jamais fait ce qui le préoccupe et l’agite, et le regard, d’homme engagé, qu’il pose sur le monde contemporain. Depuis quelques années, Ilias Selfati archivait des photographies, la plupart issues de la presse quotidienne espagnole, montrant des arrestations, photographies le plus souvent prises sur le vif et sans qualité plastique, constituant ainsi le matériau qui allait lui servir pour « Arrest ». Nous y voici, dans cette observation bien plus inquiète que désabusée de la violence humaine, et en particulier, et ce n’est sans doute guère un hasard, de la violence instituée, impermanente et sujette à l’arbitraire. Dans ces « arrestations », la contrainte des corps figurée par Selfati manifeste le fameux paradoxe de la répression étatique, dans le totalitarisme comme en démocratie, « violence légitime » dont les Etats détiennent le monopole, selon l’expression de Max Weber**.

Dès lors, en artiste engagé dans son temps, Selfati nous invite à observer le monde présent sous le prisme de son art, romantique à sa manière, plus mélancolique que nostalgique, d’un romantisme contemporain nourri de l’observation des dérives de nos sociétés, de la guerre à l’obsession de la sécurité, du terrorisme à l’impérialisme marchand contre le vivant.

Et voici donc « Sangrita », mot espagnol – Ilias Selfati, qui a vécu vingt ans en Espagne, est profondément hispanophone- signifiant « petit sang ». Un titre coup de poing, polysémique, qui parle du sang qui coule, sur les trottoirs des villes en guerre et sur les champs de batailles contemporains, nombreux…

 

Les œuvres en technique mixte sur toile (dessins, fusain, acrylique),  de grand format  ou plus petits,  sur carton ou papier aquarelle, offrent un panorama d’images de guerre et de violence, traités dans sa manière désormais habituelle, à partir d’images d’actualités, alternant avec des focus symboliques : une main, un poing, un revolver… Passées au filtre de son énergie créatrice et de son art, ces images « documentaires », presque méconnaissables en tant que telles, se voient transvaluées plastiquement et esthétiquement, Selfati cherchant à en exfiltrer la permanence.

 

Aujourd’hui, avec « Sangrita », Ilias Selfati franchit un pas supplémentaire, qui corrobore son intuition esthétique. Dans sa manière de traiter l’image, la tirant vers l’essentiel, vers cette permanence étrangère au flux médiatique, il sentait que cette question de la violence et de la guerre, qui le hante depuis si longtemps, n’est pas une question d’actualité. C’est un fait. Immémorial, résistant à tout progrès, quoiqu’on en dise ou espère, le fait de la guerre se perpétue. S’intéressant désormais davantage à la « nature humaine » qu’à la nature naturelle, il saisit comment infuse la violence, dans le quotidien d’une vie sociale et politique, la même violence depuis toujours, même sous les dehors les plus policés, celle dont parlait le philosophe anglais Thomas Hobbes, théorisant la fameuse locution de Plaute « homo homini lupus est »***.

 

Et pour appuyer cette intuition, Selfati cette fois ne se limite pas à des images d’actualité mais se réfère aussi à l’histoire, et à l’histoire de l’art – pour laquelle le sujet de la guerre est un sujet majeur- se référant, par exemple, à Lee Harvey Oswald, l’assassin de Kennedy, ou à l’œuvre "Quartier Chinois, Saigon, 1er Février 1968"de Yan Pei Ming, avec qui l’artiste partage d’ailleurs une certaine manière de conceptualisation du réel, ou encore le célèbre « El dos de mayo de 1808 en Madrid» de Goya, grand peintre de la cruauté humaine s’il en est.

 

L’art de Selfati atteint ainsi son point d’universalité, exhumant et réinscrivant par son trait la réalité souvent sombre de l’histoire humaine au plus profond de la mémoire collective.

 

 

 

* Junichiro Tanizaki, Eloge de l’ombre, 1933

 

 ** Max Weber, Le savant et le politique, 1919

 

*** « L’homme est un loup pour l’homme » (Plaute- Asanaria, puis plus tard, Thomas Hobbes- De Cive)

 

 

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30 octobre 2013 3 30 /10 /octobre /2013 00:09

 

 

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Prospero : Nous sommes de la même étoffe que les songes, et notre vie infime est cernée de brouillard…

 

(Prospero : We are such stuff as dreams are made on, and our little life is rounded with a sleep)

 

La tempête (The Tempest) – Acte IV, scène 1, 1611, William Shakespeare (trad. Pierre Levris, Ed. Flammarion, Coll. Garnier Flammarion/théâtre bilingue, 1993

 

 

 

« Si j’avais bien dormi toujours, j’aurais jamais écrit une ligne ». Cette phrase de Louis-Ferdinand Céline, qu’il a écrite dans Mort à crédit, exprime un certain fantasme, sinon un mythe, de la création artistique. Tandis que le commun des mortels est plongé dans le sommeil, alors que partout l’activité et la production humaine se sont ralenties, l’artiste, lui, dans le silence et la solitude de la nuit, œuvre. La nuit serait le moment privilégié de la création, et finalement, bienheureux les artistes privés de sommeil. L’insomnie, compagne et muse des artistes ? L’insomnie, bienfaitrice des arts : une conception romantique, peut-être, d’un artiste si fiévreux et si tourmenté par ce dont il doit accoucher, tant appelé par l’inspiration, qu’il n’en trouve pas le repos. Bien sûr, nombreux sont les artistes, écrivains, penseurs (Kafka, Musset, Hugo, mais aussi Louise Bourgeois et ses 250 « Insomnia Drawings » par exemple), à trouver dans le temps suspendu des nuits rétives au sommeil l’espace idéal pour se raconter des histoires, nourrir ou vaincre ses obsessions, ses angoisses ou ses démons, les coucher sur le papier ou la toile. Au risque du sommeil, des cauchemars, des visions terrifiantes, à la « sensation du gouffre », pour reprendre l’expression de Baudelaire[1], certains préfèreront toujours la lucidité, même fatiguée, de la veille.

 

Mais si, en réalité, le sommeil et les rêves étaient les plus fertiles des terreaux créatifs l? Si dans les arcanes des rêves se cachaient justement la substance même de la création artistique ?

D’abord parce que c’est parfois dans leurs visions oniriques que les artistes puisent leurs intuitions les plus profondes, les images, les représentations qu’ils tenteront de redessiner plus tard, comme le fit Edouard Levé et ses « Rêves reconstitués » (Photographies, 1998). L’artiste raconte : « Je faisais peu de rêves, ou alors je m'en souvenais mal. Un jour, au réveil, un rêve m'est apparu très clairement sous la forme d'un fragment, c'est à dire une image arrêtée, et non sous celle d'un film avec un début et une fin. Ce fragment était porteur d'une étrangeté bienfaisante. Y repenser me ravissait. J'ai cherché comment me souvenir de ce rêve, et le réactiver quand je le voudrais. Je l'ai noté, puis je l'ai dessiné. Mais ça ne suffisait pas: la description et le dessin étaient éloignés de l'image dont je me souvenais, et je craignais qu'elle ne s'estompe avec le temps. J'ai alors pensé à photographier ce rêve pour le figer définitivement.»[2]

Ensuite parce que les rêves recèlent de suffisamment de mystère, d’absurdité, de poésie, de beauté ou d’effroi pour nourrir n’importe quel esprit en quête de produire une œuvre au plus près de soi. Plonger dans le sommeil c’est plonger en soi-même comme en un territoire inconnu, dont l’esprit fantasque de l’artiste ne saurait qu’être avide. Tout un monde, un autre monde, à sa portée, chaque nuit, un réservoir inépuisable d’inspiration, de sens et de non-sens.

Enfin, parce que le processus même à l’œuvre dans la création artistique, que son contenu ou son sujet s’inscrive ou non dans un lien direct avec le rêve, partage sans doute avec lui une filiation, dans son élaboration plus ou moins consciente –vision, mais aussi, association d’images et d’idées, glissement, condensation, langage, décalage -.

Telle est sans doute une des raisons pour laquelle les univers oniriques inspirent tant les artistes toutes disciplines confondues et dans toute l’histoire des arts.

 

 

« La nuit pendant que vous dormez je détruis le monde », a écrit Claude Lévêque (néon blanc, 2007), s’inspirant d’une phrase qu’aurait prononcé le criminel Charles Manson. A cette noire assertion, nous avons préféré son « Rêvez ! » (Néon coloré, 2008), injonction polysémique, selon que l’on soit naïf ou lucide, idéaliste ou résigné…S’agit-il d’une invitation à l’espoir (« Il faut continuer de rêver »), d’une ironie (« Vous pouvez toujours rêver… »), d’un appel à l’action (« Réalisez vos rêves ! ») ? Rêver ? A l’ère des mortes utopies, voici un souci plus que jamais contemporain !

D’une manière ou d’une autre, l’exposition « Au-delà de mes rêves », au travers de plus de 100 œuvres de près de 60 artistes, montre ainsi à quel point le rêve –et ses « dérivés », de la rêverie à l’utopie, de la méditation à la poésie-  reste un thème privilégié dans l’art aujourd’hui, et entend bien démontrer combien les domaines du sommeil et du rêve recèlent en effet de richesses propres à garder en éveil la créativité des artistes contemporains.

 

 

Pourtant, on objectera à l’inventivité des artistes qu’il n’y a rien de plus universel, et de plus banal, de plus évident, et de plus ordinaire que le sommeil, et les rêves qui l’accompagnent. Rien de plus naturel et nécessaire que de s’endormir.

Une réalité aussi quotidienne que déconcertante, cependant, que l’existence de ce monde à part qui s’insère, comme un régulier intermède, dans la trame de nos jours.

Car rien de plus mystérieux que les rêves, pas de continent plus étrange à explorer, pas de territoire plus infini que cette partie de nous-même. Bien des considérations religieuses, métaphysiques, philosophiques, interrogeant le réel et la vérité, la fausseté et l’illusion, et prenant appui sur le fait des rêves, ont parcouru notre Histoire. Depuis les mythologies grecque ou égyptienne, de Lucrèce à Platon, d’Aristote à Descartes, de Nietzsche à Heidegger, une réflexion sur la veille et le sommeil draine en profondeur l’histoire de la pensée, dans un partage discuté car fondateur entre l’impalpable irréalité des songes contre la vérité du monde. Mais tandis que l’avènement de la philosophie occidentale se conçoit justement comme sortie du sommeil (ignorance, illusion, sommeil de la raison), la pensée orientale, l’hindouisme, voit en le rêve non une plongée dans l’irréalité mais au contraire le début d'une ascension hors de l'illusion du réel, que le sommeil sans rêve (la méditation) poursuit et que le « nirvana », éveil véritable, parachève. Autrement dit, l’état de sommeil et le rêve y sont premiers et fondateurs par rapport à l’état de veille.

 

Quoiqu’il en soit, il subsiste toujours quelque chose de mystérieux et d’inexplicable dans le fait de ce double monde dans lequel tous nous vivons, une partie ici, l’autre moitié ou presque sur cette « autre rive » toujours aussi étrange que familière.

« Voici donc un rêve. Je vois toute sorte d’objets défiler devant moi ; aucun d’eux n’existe effectivement. Je crois aller et venir, traverser une série d’aventures, alors que je suis couché dans mon lit, bien tranquillement. Je m’écoute parler et j’entends qu’on me répond ; pourtant je suis seul et je ne dis rien. D’où vient l’illusion ? Pourquoi perçoit-on, comme si elles étaient réellement présentes, des personnes et des choses ? », se demande ainsi le philosophe Henri Bergson [3].

Monde parallèle, illusion de l’esprit, réminiscence, construction mentale, résurrection des fantômes invisibles de notre passé comme revenus d’outre-tombe, exécutant, « dans la nuit de l’inconscient, une immense danse macabre »[3] ou encore message symbolique à déchiffrer, message divin (« S'il y a parmi vous un prophète, c'est en vision que je me révèle à lui, c'est dans un songe que je lui parle »[4])[ …Il existe mille et une manière d’interpréter la matière et le sens du rêve. Une profusion d’études, de livres, de théories, qu’une vie entière sans sommeil ne suffirait à connaitre, jusqu’aux neurosciences qui explorent depuis les années 50 les mécanismes organiques et neurologiques mis en œuvre dans les différentes phases de sommeil, là où se nichent et se construisent les songes.

 

 

Physique du sommeil…

 

Ce n’est cependant pas la dimension neurologique du sommeil que nous avons voulu retenir dans « Au-delà de nos rêves », mais ses versants les plus poétiques.

Et avant que de passer de l’autre côté du miroir, c’est d’abord la représentation « physique » du sommeil que nous avons souhaité explorer, au travers de la figure du dormeur, et des « objets » du repos : le lit, l’oreiller, la chemise de nuit…

 

La représentation de ces objets par les artistes est souvent empruntes d’ambiguïté. L’espace protégé du lit est à la fois celui de nos rêves, du désir et du plaisir, et le lieu des angoisses et du chagrin, notrepremier et dernier lieu de vie. C’est le sens du lit baroque d’Yveline Tropéa (« Ma couche », 2010), hôtel et autel. D’abord symbole d’innocence et de pureté, dans le sommeil et la chasteté, elle en fait aussi le lieu de la trahison, de l’adultère, du mensonge. L’artiste le vit alors comme une « empreinte de mémoire », la rappelant au temps passé, aux espoirs, à la vie, mais aussi à la désillusion, aux amours égarées, à la colère...Dans un esprit proche, l’envolée d’oreillers brodés de Sylvie Kaptur-Gintz (« seules les larmes sont pour l’oreiller », 2012-2013, titre inspiré d’une phrase que l’artiste a souvent entendue dans la bouche de sa mère), manifeste combien la nuit et le lit sont le temps et le lieu des songes, mais aussi ceux, dans le secret de la chambre, des tristesses, des regrets et des souvenirs douloureux. De même, la robe-chemise de nuit emprisonnée dans un dense enchevêtrement de fils noirs de Chiharu Shiota (« State of being #30 », 2010), fantomatique comme la matérialisation d’une vision onirique, empesée comme un vestige, exprime combien le sommeil implique un glissement vers l’inconnu, une perte des repères et de la maîtrise de soi, source d’angoisse chez cette artiste japonaise pour qui le thème est récurrent.

 

« Dormir, c’est se désintéresser » [3], dit encore Bergson. Pour se laisser glisser dans le sommeil, pour se laisser aller au songe et trouver son nécessaire repos, il faut se détacher des préoccupations de la vie, cesser de vouloir, se sentir en suffisante confiance pour s’abandonner, abandonner le « dehors » pour le « dedans », livrant ainsi sa fragilité, sa vulnérabilité, ici, à nos regards.

En trois intentions différentes, c’est cet abandon et l’effraction de l’artiste dans l’intimité d’un corps endormi qu’appréhendent les œuvres de Mathieu Pernot, de mounir fatmi et de Sophie Calle. Lorsque dans « Les Migrants » (2009), Mathieu Pernot photographie les corps de clandestins afghans, cachés dans des draps, des tissus, des sacs de couchage de fortune, à même un banc ou un carton posé sur le trottoir, il montre cet abandon nécessaire comme un état de pause dans la détresse, mais aussi comme une forme de combat quotidien: trouver où et comment dormir, se cacher, s’abstraire un moment d’un monde qui, dit Mathieu Pernot, « ne veut plus les voir ». « J’ai pensé», écrit l’artiste, « que la meilleure image à faire était celle de leur sommeil, de cet ailleurs que l’on ne connaitra jamais et qui constitue sans doute leur dernière échappée. Je n’ai pas voulu les réveiller. »

Mounir fatmi, réinventant le repos de l’écrivain britannique Salman Rushdie (« Sleep Al Naïm », 2005 – 2012), suggère à son tour l’ambivalence de cet abandon physique, tranquille et intranquille à la fois. Compte-tenu des menaces qui pèsent sur sa vie depuis tant d’années, plonger dans le sommeil reste une manière pour Salman Rushdie de se mettre en état de vulnérabilité. Mais dans le même temps, ce temps d’inconscience accordée exprime force et confiance : le sommeil du juste. Présentée ici dans un contexte apaisé, la vidéo « Sleep Al Naïm» déploie sa dimension autant poétique que politique, et montre le sommeil comme une sorte d’acte de résistance.

Et lorsque Sophie Calle, en 1979, demande à 28 personnes –amis ou inconnus- de venir dormir dans son lit les uns après les autres dans un défilé ininterrompu une semaine durant, il aura bien fallu que ses visiteurs abandonnent toute prudence pour s’abandonner dans un lit étranger, tandis que, confesse-t-elle « Je prenais une photographie toutes les heures. Je regardais dormir mes invités » [5], cherchant peut-être, au travers de cette présence- absence que constitue le spectacle du sommeil de l’autre, à percer le mystère de leur intimité, quand la conscience s’est retirée et que tombent les vigilances…

 

Voici venu le moment du sommeil. Dans  les aquarelles de Katia Bourdarel issues de la série « De l’autre côté » (2008), une jeune fille perdue dans ses songes, à la lisière du sommeil, s’apprête, comme Alice, l’héroïne carrollienne, à traverser le miroir, là où les rêves passent pour réalité et l’envers se fait endroit, à la découverte de soi.

 

 

Métaphysique du dormeur

 

Bien que de nombreux penseurs en aient eu avant lui l’intuition, c’est Freud qui théorisa le premier la signification du rêve comme expression fondamental de cet « invisible topos » qu’est l’inconscient.

Hommage à cette découverte qui, même controversée, reste une étape essentielle de l’histoire humaine dans la connaissance de soi, le diptyque de Robert Longo (Sans titres, Série Freud – Fauteuil, cabinet de consultation 1938 et Oreiller, cabinet de consultation 1938, 2000),  évoque dans une atmosphère emprunte de mélancolie, le monde clos du cabinet du Docteur Freud, au 19 Berggasse, à Vienne, en Autriche. Dans cet espace confiné, qui fut chargé de sculptures, de tapis et de tentures, bien des hommes et des femmes vinrent raconter leurs rêves et ici naquit, au détour du 20ème siècle, la certitude que « le rêve est la voie royale d’accès à l’inconscient ». Boîte de Pandore, à l’instar des « Opus » (« Opus I » et « Opus III », 2012) débordants de Vanessa Fanuele, là s’expriment, sans considération de logique et de rationalité, les désirs et les effrois les plus profonds, là se transforme la réalité et se condensent les images.

 

En quoi l’expression de l’inconscient au travers de sa manifestation qu’est le rêve est-il si précieux à l’inspiration artistique ? Peut-être est-ce parce qu’au-delà du contenu manifeste de son intimité onirique, l’artiste sait mieux que quiconque en transposer le sens. Peut-être est-ce parce que l’artiste est un névropathe.

Un névropathe qui a su tirer le plus digne parti de ses névroses et de ses obsessions, en les traduisant en œuvre ! Ainsi en est-il de tous les artistes dont nous pouvons découvrir les œuvres que nous avons rassemblées, en accrochage serré, sur un « mur de rêves érotiques »…

Mais nous rassure Freud, à la différence du névropathe ordinaire que nous sommes tous, nous retirant chaque nuit dans un monde loin de la réalité, forcément insatisfaisante, l’artiste « s’entend à trouver le chemin du retour et à reprendre pied dans la réalité » en transformant ses rêves, « satisfactions imaginaires de désirs inconscients »[6] en créations esthétiques. Dans un mouvement dialectique, « l’art est un détour par lequel le rêve retrouve le chemin de la réalité » [7] écrit encore le psychanalyste viennois.

C’est cet espace-temps paradoxal et fascinant du rêve, où tout devient possible, où les images font fi du réel et des mots pour les dire, que les artistes peuvent tenter d’appréhender, voire de reproduire, cherchant parfois à « dessiner leur rêve », ou à produire des images de rêve, qui sont parfois cauchemardesques !

 

Car le rêve, fondamentalement image, se raconte plus difficilement qu’il ne se dessine. Freud encore : « Ainsi la difficulté de raconter un rêve vient-elle en partie de ce que nous avons à traduire des images en paroles. Je pourrais vous dessiner mon rêve, dit souvent le rêveur, mais je ne saurais le raconter."[8]. Il semble dès lors évident que l’artiste, dont le travail consiste précisément en la production, la construction, la manipulation d’images, soit le premier concerné et le premier touché par la question du rêve, nourrissant son énergie créatrice en puisant aux puissantes fantasmagories du rêve. Si la remarque est valide pour la littérature, la poésie, le théâtre, et pour le cinéma, dont l’analogie avec le rêve se fit jour dès sa naissance ou presque, ce qui explique, pour certains théoriciens du cinéma, le succès du cinéma sur tous les autres arts comme puissance hypnotique –puissance qui fera dire au grand critique Serge Daney : «il y a des films que nous ne sommes pas sûrs de ne pas avoir rêvé »[9] -, elle l’est aussi et de pleine légitimité pour les arts plastiques et pour l’art contemporain.

 

Au sens premier, cela donne, par exemple, la reconstruction d’une image onirique chez Pilar du Breuil (« Quiosco », 2010), proprement expression de ses désirs d’enfant. Ou encore, avec le couple de dormeurs d’Hervé Ic (Série « Les dormeurs », 2013), la tentative de matérialiser sur la toile la matière confuse du rêve. Dans l’installation « Conversation secrète » (2013), Clémentine de Chabaneix nous invite à observer, comme par effraction, par l’œilleton d’une boîte, une scène nocturne, évoquant avec justesse et poésie le dédoublement du corps et de l’esprit  pendant le moment du rêve : « Le corps et l’esprit  ne se consultent plus ou peu, mais restent menottés l’un à l’autre. » avance-t-elle. Autour de la dormeuse, lévitant au-dessus de son lit, des images apparaissent et s’évanouissent comme des ombres. Ces images, comme les idées pendant le rêve, ne sont pas reliées entre elles. Elles se suivent, se conjuguent ou se contredisent et forment un langage que ni le corps ni la conscience ne contestent.

Et puis, il y a cette expérience particulière, réalisée par la violoniste Sayaka Shoji et le vidéaste Pascal Frament. Avec « Synesthesia » (vidéo, 2008), nous assistons à une sorte de « rêve éveillé », sorte de puzzle mental qui n’est autre que celui de la jeune violoniste japonais lorsqu’elle joue sur son Récamier, un Stradivarius de 1729. Que les images prennent racine dans la musique et la portent semble particulièrement intéressant dans cette réflexion sur la manière dont les artistes arrachent les images du fond de leur intimité onirique pour les émerger à la surface de la réalité. Il semblerait que ce travail d’émersion s’accompagne d’un acte de complétude : alors l’œuvre d’art devient « réalité augmentée ». D’une certaine manière, l’artiste « achève » dans son acte créatif la part manquante du rêve. Celle qu’évoque Adorno: « Lorsqu’on s’éveille au milieu d’un rêve, même du pire cauchemar, on est déçu et l’on a l’impression d’avoir été frustré de la meilleure part.(…) Même le rêve le plus beau porte comme une tache sa différence par rapport à la réalité, la conscience de ne nous procurer que de simples illusions. Voilà pourquoi les rêves les plus beaux ont comme une fêlure. » [10]. De là peut-on appréhender le lien dialectique qui unit le rêve de l’artiste à son élan créateur. L’œuvre d’art ne serait pas seulement une manière privilégiée de ramener à la surface du réel le résidu d’un rêve mais une opération par laquelle l’artiste augmente, enrichit, la dimension purement onirique en la matérialisant. Pour paraphraser la célèbre assertion de Robert Filliou, « l’art est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art », on serait tenté de dire : « le rêve est ce qui rend l’art plus intéressant que le rêve » !

 

De manière plus figurée, avec une belle charge poétique et un certain sens de l’humour, les « plans sur la comète » (2006-2013) de Emmanuel Régentexpriment aussi la métamorphose délicate du rêve en réalité artistique, ou comment l’artiste tente, et parfois échoue, à matérialiser ses rêves. Peut-être ces grandes feuilles de papier blanc roulées, prenant leur élan depuis une petite corbeille à papier, tout à fait ordinaire, cachent-elles sur leur endroit, qu’on ne voit pas, quelque esquisse fabuleuse…ou peut-être rien. Avec la subtilité qui caractérise son travail, Emmanuel Régent produit ici des espaces de spéculation, surfaces de tous les possibles, suggérant aussi combien la part de projection imaginaire, la même que celle qui est à l’œuvre dans le rêve, combien les « actes manqués », sont au cœur de la démarche artistique.

 

 

Poétique du rêve

 

Du sommeil de l’artiste, produisant ses rêves, à l’acte créateur, il n’y a peut-être donc qu’un pas, un glissement… Le rêve se déploie comme espace poétique, au sens étymologique propre, « poiêsis », espace de création.

Le domaine de la création artistique, même si le contenu de celui-ci n’est pas directement inspiré d’univers oniriques, peut aisément se lier au domaine intime, et à la mécanique, du rêve. Soit que l’artiste, comme le suppose la théorie freudienne,  puise dans ces strates obscures de quoi nourrir sa créativité. Soit que d’une manière plus générale, on puisse élaborer des analogies entre le processus imaginaire à l’œuvre dans la production artistique et ce qui se joue dans nos visions oniriques : perturbations alogiques, spatiales ou temporelles, enchevêtrements des registres visuels, ambivalences des émotions, condensation des représentations, symbolismes, intrusions…

Pour « Au-delà de mes rêves », nous avons choisi des œuvres retentissant directement avec cette hypothèse analogique des œuvres dont la genèse, le sujet, ou la présence dans l’espace d’exposition, sont peu ou prou en prise directe avec les possibles rhizomiques du rêve.

On retrouve ainsi nombre de ces éléments mêlés dans « Garden, sweet garden » (2012-2013), l’œuvre imaginée pour le Monastère par Mai Tabakian. Fleurs dévorantes et champignons vénéneux ? Visions hallucinatoires ? Plantes psychotropes ? Confiseries géantes  de chez Willy Wonka ? Métaphores sexuelles pour rêves de jeunes filles, délice freudien ? Un bien étrange jardin, semblant tout droit sorti d’un rêve à la lisière du cauchemar, rassemblant trois séries d’œuvres en prolifération, et ouvrant à une multiplicité, une superposition d’interprétations.

Ainsi aussi des objets fantasmatiques de Corine Borgnet. Dans le déroulement du rêve, il n’est pas rare que des éléments incongrus ou irrationnels fassent intrusion dans la narration sans que l’esprit assoupi ne s’en émeuve. Les petites sculptures en résine et silicone de Corine Borgnet procèdent de cette effraction insolite et surréaliste, comme autant de petites perturbations dans le décor. La main d’un ogre couvert de terre, ou un outil rongé de racines abandonné là, par quelque inquiétante créature peut-être, errant la nuit parmi les cloîtres du Monastère…D’étranges objets, tout droits sortis d’un film de Lynch ou de Burton, ou de n’importe quel cauchemar dans lequel, glissement fantasmatique, plus rien n’étonnerait malgré l’effroi.

Ainsi également des installations de Jamila Lamrani, deux espaces clos conçus comme de « petits cabinets de curiosité ». L’artiste y installe son univers, deux univers parallèles, « entre deux rêves ». On y retrouve une atmosphère onirique, délicate et mystérieuse propre à la plupart de ses travaux. « Entre deux rêves » (2013) se dessine donc comme une tentative de dresser deux territoires, la « reproduction » de deux visions fictives, un essai pour enfermer ces restes, ces fragments, ces bribes de rêves, dans un espace poétique réel … Avec une certaine économie de moyens (elle use de matériaux « simples, ordinaires, fragiles », à la réception sensible et immédiate : fils de laine, voiles de gaze, papier de soie coton…), Jamila Lamrani sait créer des œuvres qui « disent ce rapport au réel qui existe même dans les limbes embrumées de nos rêves » [11].

Plus loin encore, chez Yayoi Kusama, les fleurs multicolores, et couvertes de pois, motif récurrent dans l’œuvre de l’artiste japonaise, se font l’expression visuelle obsessionnelle de ses hallucinations. Cette forme hallucinatoire constitue « la première forme de son alphabet et sa marque de fabrique » [12] mais s’envisage finalement davantage comme forme symbolique que comme « outil visuel ». Les « Tulipes de Shangri-la » (2003) sont nourries de multiples sens: réellement au-delà des rêves, dans leur dimension hallucinatoire, elles expriment, et notamment en ce qu’elles ont d’exemplaire dans l’œuvre de Kusama, la quintessence de la puissance du rêve et de l’inconscient à l’œuvre dans le processus de création artistique.

Yayoi Kusama, comme d’autres artistes présents dans l’exposition – dont, par exemple, Christian Lhopital (« Opening night », 2008) – répond parfaitement à la définition que Nietzsche fait de l’artiste : à la différence de l’homme ordinaire, qui s’ingénie à ignorer ses rêves, l’artiste est un rêveur qui « sait » qu’il rêve.

Sa liberté, et sa force, résident alors dans sa capacité à s’en approprier le contenu, à le reconnaitre comme sien, et à en faire le terreau fertile de son œuvre.

« Rien ne vous est plus propre que vos rêves ! Rien n’est davantage votre oeuvre ! » [13]

 

Le grand sommeil

 

 

« Je n’ai pu percer sans frémir ces portes d’ivoire ou de corne qui nous séparent du monde invisible. Les premiers instants du sommeil sont l’image de la mort ; un engourdissement nébuleux saisit notre pensée, et nous ne pouvons déterminer l’instant précis où le moi, sous une autre forme, continue l’œuvre de l’existence. C’est un souterrain vague qui s’éclaire peu à peu, et où se dégagent de l’ombre et de la nuit les pâles figures gravement immobiles qui habitent le séjour des limbes. Puis le tableau se forme, une clarté nouvelle illumine et fait jouer ces apparitions bizarres : - le monde des Esprits s’ouvre pour nous. »

Gérard de Nerval – Aurélia, 1853

 

 

S’endormir, quitter son corps physique, le laisser inerte, pour pénétrer d’autres mondes… Les liens sont ténus entre le moment de sombrer dans le sommeil et celui de plonger dans les dernières ténèbres. De nombreuses religions considèrent d’ailleurs que le sommeil et la mort sont les deux représentations d’un même état, le sommeil étant une forme de mort dont nous ressuscitons chaque matin par la grâce divine, tandis que la mort n'est qu'une étape, un sommeil dont on s'éveillera dans un monde meilleur.

Il n’est pas rare que les expressions culturelles, artistiques, ou linguistiques liées au sommeil et/ou à la mort expriment cette ambivalence : éternel repos, grand sommeil, ou encore la figure du « gisant », que l’on retrouve aussi, d’une certaine manière, dans la vidéo de mounir fatmi, les photographies de Mathieu Pernot, dans lesquelles le doute, subrepticement, s’immisce, ou encore dans le sublime « lit végétal » de Monica Mariniello, que l’on pourrait tantôt interpréter comme lit de conte de fées, tantôt comme le somptueux décor d’un dernier repos.

Le Monastère Royal de Brou ayant une vocation funéraire (y sont déposés, en de somptueux tombeaux, les dépouilles de Marguerite d’Autriche duchesse de Savoie et de son époux Philibert II le beau), nous avons voulu explorer l’ambivalence de cette représentation. L’analyse de certaines œuvres révèle ainsi une proximité entre ces territoires connexes.

Les « Pillows for the dead » de l’artiste japonaise Rei Naito, trois œuvres minuscules, légères comme un souffle, délicatement cousus dans un organza de soie opalescent à la fois irréel et précieux, fragile et délicat, évoquent le dernier voyage et le repos des morts. Trois petites choses mystérieuses et si délicates que seul un ange pourrait y déposer la tête sans les écraser.

« The dream of the mariners’s daughter », de Clémentine de Chabaneix, semble avoir échoué au beau milieu des salles capitulaires du Monastère, dans un sillage de feuilles mortes venues de l’automne, de retour d’un long voyage…Ou bien cette précaire embarcation est un véhicule vers un au-delà ? Que l’on s’en rapproche, que l’on s’y penche, et on y découvre tout un monde intérieur, bribes de souvenirs, images du passé, peut-être imaginaires. Ce bateau, sur lequel se tient un arbre en péril, exprime, dans l’ambiguïté de son état, la force de résistance de la vie contre l’oubli et la mort, dans la traversée du dernier fleuve, Styx ou Léthé. Sur l’autre rive, la métamorphose, le renouveau, la jeunesse et les rêves.

Les petits personnages de Jean-Marc Forax nous apparaissent comme de bienheureux bébés repus et assoupis. Mais en réalité, il s’agit du visage poupin de Jizō, protecteur des âmes mais surtout compagnon des enfants morts, « injustement punis dans les mondes souterrains »[14]. Dans la mythologie japonaise, Jizō aide les enfants morts à traverser le fleuve divin Sanzu, eux qui n’ont pas assez vécu pour pouvoir atteindre seuls l’autre rive. La coutume veut que les mères ayant perdu un enfant confectionnent un bavoir rouge et l'accrochent à une statue de Jizō, protégeant de cette manière l'enfant défunt du froid dans son voyage vers l'au-delà.

La nuit et le froid, s’ils invitent à l’hibernation, nous conduisent, par analogie avec la vie naturelle, vers un imaginaire morbide. Tel est le message de « L’annonciateur du froid », un des sept « Messagers de la Mort décapités » (2006), de l’artiste anversois Jan Fabre. Symbole dans de nombreuses cultures, en Chine, en Grèce ou en Egypte, la chouette, ou le hibou, au cycle de vie inversé, s’inscrit également dans la tradition de l’art flamand. L’oiseau nocturne et messager, évoquant la sagesse et la folie, la persistance de la vie et la mort, hante les tableaux de Bosch ou de Bruegel. Celui de Jan Fabre, hypnotisant, semble nous inviter à le suivre dans quelque passage initiatique et funèbre. « Tout ce que je fais est une célébration de la mort, comprise comme quelque chose de positif. La mort », affirme Jan Fabre, « te tient éveillé » [15].

 

Jusque dans le rêve se tenir éveillé.

 

 

 

 

Bibliographie :

[1]Baudelaire - Œuvres posthumes 1908, « Mon cœur mis à nu », 1867

[2]Quentin Bajac – « Reconstitutions » - Ed. Philléas Fogg, 2003

[3] Henri Bergson – « Le rêve » in « L’énergie spirituelle », Essais et conférences, 1919 – PUF

[4]Livre des Nombres, 12.6

[5] Sophie Calle, Conférence donnée le 15 novembre 1999 à l’université de Keio, Tokyo

[6]Sigmund Freud, « Ma vie et la psychanalyse », 1925, trad. M. Bonaparte, Éd. Gallimard,1968, pp. 79-81

[7]Sigmund Freud, « 5 leçons de psychanalyse », 1910 - Payot, coll. "Petite Bibliothèque Payot", nouv. Éd., 2010

[8]Sigmund Freud – « Introduction à la psychanalyse », 1917 – trad. S. Jankélévitch, Ed. Payot, 1922

[9]Serge Daney – « Ciné-journal », Paris, cahiers du cinéma, 1984

[10] T. W. Adorno – « Minima Moralia : réflexions sur la vie mutilée », 1951, Ed. Payot, coll. "Petite Bibliothèque Payot", 2003

[11] d’après un texte de Bernard Collet sur Jamila Lamrani,  janvier 2011

[12] Eric Troncy – “Yayoi Kusama” – Ed. Presse du Réel, 2001

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29 octobre 2013 2 29 /10 /octobre /2013 10:50

C'est avec grand plaisir et émotion que j'ai vu arriver, la veille du vernissage, les cartons contenant le catalogue de l'exposition, sur lequel j'ai travaillé de nombreux mois.

 

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On peut le trouver en vente aux deux boutiques du Monastère royal de Brou, mais aussi sur demande, par moi ou par le service de communication du Monastère.

 

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Après un avant-propos de Mr Philippe Bélaval, Président des Monuments Nationaux, et un essai que je signe, d'une dizaine de pages, on pourra y retrouver l'ensemble des oeuvres montrées dans les deux lieux de l'exposition, chacune accompagnée d'une petite notice de ma main...sauf pour les oeuvres du mur de rêves érotiques, rassemblées en fin de catalogue.

 

"Au delà de mes rêves" - Catalogue de l'exposition

 Monastère royal de Brou et H2M Espace d'art contemporain, Bourg en Bresse

26 octobre 2013- 23 février 2014

112 pages couleur - ISBN: 978-2-909562-25-4

18 €

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17 septembre 2013 2 17 /09 /septembre /2013 23:12

The McLoughlin Gallery and Mondapart Galerie are pleased to present Unique Dialogue, a

group exhibition of three French artists in San Francisco: Charles Giulioli. Pauline Ohrel and

Sophie Sigorel and four American artists in Paris: Daniel Healy, Christopher H Martin, David

Middlebrook, and Cristobal Valecillos

 

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 photo: Sophie Sigorel - "Le pas suspendu", huile sur toile, 114 x 162, 2013

 

"A city by day and by night. Passers-by. A blurred crowd. The gesture seems lively, and the depicted world seems moving. However, we rapidly feel that Sophie Sigorel’s paintings are more than “urban” paintings, but a kind of work that talks about the contemporary world through the setting of the frenzy of the city.

 

Straightaway we should be tempted to classify Sophie Sigorel’s work in the area of atmosphere painting, like Edward Hopper for example, whose universe can be related to hers in spite of evident differences: Hopper’s painting is “static” whereas Sigorel’s is in perpetual search for movement, especially when she composes and centers her image in a theatrical and cinematic way.

 

Some effects, sequence-shots, and fades to black accentuate this feeling of an “atmosphere” inspired by cinematic language.

 

Yet, transcending genre painting, Sophie Sigorel tries to “dematerialize” the urban architectural elements and simplify them to their generic forms. Blurred effects put off any resemblance to photographic realism, as the stake is to point out the contrasts of the chromatic and geometric rhythms, which link what is “built” and what is “human”. Finally, it doesn’t matter if the painted scene takes place in Beijing, Paris, or New York. This scene is not viewed through a tourist’s eye and has no ethnologic sense. Wherever we are, the main force is this omnipresent flow, more or less dense. There is this same human persistence everywhere, the same multitude of worlds that skim past and cross each other like a crowd of monads. In this face-to-face between the “built” and “the living”, the artist chooses, like in a movie, to focus on the human being. The “living” wins, the bodies come to life.

 

 

For what Sophie Sigorel is deeply interested in is the human being caught in this dizziness. Here again, there is no need to imagine fanciful scenes: the most ordinary situations are enough to grasp that the main purpose is not dramaturgy: a street at night, an airport hall, a bus, a square, a subway car at rush hour. The living human figure, moving within the world she has created is at the core of her work, an experience of the world in which we are immersed and that we are then submitted to in nearly full size images.

 

 

Sophie Sigorel’s work deals more with the question of the place of the human being despite the city than with the place of the human being in the city. Mankind, in its multitude and its individuality, in its vital power and presence overcomes everything, every place, city, or landscape, though the scenes take place in a town. Even though her subjects are just passers-by, like fleeting traces, they are never ghost-like. Even when anonymous, they are never reduced to a specter even when the figure remains a luminous aura, a colored line, a red dress, the blue of a shirt, a fleeting shape riding a bike…In Sigorel’s paintings, all the “invisibles” and “anonymities” caught in their movement are never disembodied, making possible the perception of a depth, a presence, a soul in their fleetingness and their fragility.

 

 

Sigorel’s exploration of the body, more precisely of the figure, explores the body not as matter but as a presence.

 

There is, for example, Sigorel’s series  “In Corpore”, meaning without urban background. Here, everything is concentrated on the body and its presence, its organic red aura. These portrayals, like x-rays, seem to be attempting to evoke mystery.

 

Sophie Sigorel’s paintings are never absolutely abstract and never really figurative. It is perhaps this in-between that Jean-François Lyotard calls “figural”*. This work of representation is never unilaterally figurative. As Deleuze says about Bacon**, it has “no model to represent”, it escapes from a mimetic logic, going “outside the remits” and beyond the classical contradiction between the figurative and the non-figurative. This freedom of figuration takes its roots from the will of representing something close to a vitalistic sensation, the intensity of a presence, the movement personifying the life. Deleuze also says: “Any matter can become expressive” since it’s not a body –an organic matter- that is caught, but a vital flow, the dynamics of strength at play in the future of the living.

 

As her paintings perceive the body like incarnate time, it can be qualified as “existential”. Paul Auster writes, “We don’t build the world. We are surrounded with things and our bodies are soaked in this reality…The world is in my head, my body is in the world.”***

 

 

Once again, when we look at Sigorel’s paintings, what rises is the duality of presence and solitude, this ontological “ultra-modern” solitude that we all experience, especially in the middle of the crowd, and this impassable alterity. The experience is also existential when, beyond the banality of the scene overcome by an intentional vague, we feel a sensation of evanescence, the chromatic warmth of a world with its tensions, both alive and at the edge of the disappearance, of the “presque rien”.

 

 

For the artist, this evanescence, this in-between, is like an open door inviting the reverie and opening a poetic space of freedom, a possible spreading out of the imagination. Even if her painting is not properly narrative, it isn’t even close to it, as she produces images like clues of a story, of a fiction that everyone can build. In one of her paintings called “Se croiser” (“To pass each other”), she opens a breach in space and time, between the public area – circumscribed by the everyday life- and the private area, between the anonymity and the occurrences of interaction (a kind of recognition of an “extraordinary” moment) causing the rise of an infinite field of possibilities, an escape, that allows Sophie Sigorel to reach the essence of art.

 

 



*Jean-François Lyotard – Discours, Figure – Ed Klincksieck, 1971

 **Gilles Deleuze - Francis Bacon. Logique de la sensation - Paris, Éditions de la Différence, 1981

 ***Paul Auster – La solitude du labyrinthe, essai et entretiens – Ed. Actes Sud, 1999

 

 

 Texte en cours de parution catalogue - Traduction angalis: Marie Deparis-Yafil, avec la collaboration de Stéphanie Yafil et Joan Mc Laughlin

 

"Unique dialogue" -

MC Laughlin Gallery / Galerie Mondapart

September 27 to October 26 2013 – San Francisco, California

November 7 to December 7, 2013 – Paris-Boulogne, France

49 Geary Street, Suite 200, San Francisco, CA 94108 | 415.986.4799 | info@mgart.com

Hours: Tuesday - Saturday 10:30 - 6 pm

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