Le défilé-performance de Majida Khattari s'est déroulé Place de la Concorde, ce samedi 6 octobre, dans le cadre de la Nuit Blanche parisienne.
A cette occasion, une plaquette a été publié, avec mon texte, que voici:
Dans la scène inaugurale du film de Roger Vadim « Et Dieu créa la femme », les courbes du corps nu de la Brigitte Bardot de 1956 se dessinaient derrière un voile, drap blanc tendu entre le regard de Curt Jurgens et la nudité de la jeune femme. Voile virginal de pudeur posé sur l’ l’héroïne, équivoque érotique de ce corps dissimulé au regard, nourrissant fantasme et désir – il la sait nue sous le voile- : ce portrait de femme, créée par Dieu et la magie du cinéma, il y a plus de cinquante ans, attira tant les foudres des ligues de vertu que les spectateurs furent menacés d’excommunication et que le Vatican, lors de l’Exposition Universelle de 1958, choisit l’image de l’actrice comme incarnation de la luxure. Sans réelle intention, l’auteur de ce film opposait à une vision intégriste du corps féminin comme objet diabolique, celle d’un féminisme « dangereusement » féminin, incarnation originelle de l’émancipation et de la liberté sexuelle, théorisées quelques années plus tôt, avec scandale, par Simone de Beauvoir. Une femme nue et un voile.
Dans le défilé-performance « Ceci n’est pas un voile », des femmes défilent, peut-être nues, entre deux rangées de voiles, foulards de soie colorés et richement calligraphiés en arabe. Le titre, clin d’œil au surréalisme magrittien, recadre ainsi l’action dans l’histoire de l’art, tout en avançant l’idée que le voile islamique, dont il serait question ici, pourrait se dédramatiser en accessoire de mode.
Majida Khattari reprend ainsi à son compte le titre de l’œuvre de Magritte à laquelle elle se réfère, « la Trahison des images ». Donnant à voir un énoncé contestant « l'identité manifeste de la figure et le nom qu'on est prêt à lui donner. »*, son action appelle à une réflexion sur la sémiologie de la représentation dans le monde contemporain, et dans ses proliférations médiatiques instrumentalisant le corps des femmes.
Majida Khattari a souvent montré, dans des défilés-performances dramatiques et dramaturgiques, jouant de vêtements-sculptures comme autant de manifestes, la souffrance et l’aliénation des femmes entravées par les burqa, hijab et autres niqab. Autant de démonstrations de l’ oppression , de l’ enfermement auxquelles elles sont soumises. L’artiste surmonte ainsi la difficulté d’évoquer le corps féminin dans l’Islam, y compris à travers l’art – comme le montrait avec humour le vêtement « Louvre- Abu Dhabi ».
Artiste engagée, et féministe, Majida Khattari a bien des raisons objectives de fonder son travail sur une réflexion à propos de ces centimètres de tissu qui séparent la femme voilée d’elle-même, qui protègent et/ou soustraient, dans toute l’ambivalence de sa fonction, son corps et son visage au regard des autres, régénérant sans cesse cette dialectique pornographique, du visible et de l’invisible, de la présence et de l’absence, de l’interdit et du désir, telle que nous le decrit Gombrowicz..
Mais pour elle, le problème du voile islamique, qui agite tant la classe politique française, réactivant les conflits autour du sens de la laïcité, des crispations identitaires nourries de peurs primitives, n’est qu’une sorte d’épiphénomène. Son travail ouvre à un questionnement plus vaste : la dimension profondément politique du corps de la femme , à travers les violences qu’ il subit.
Car ce phénomène d’enfermement du corps des femmes, nous dit-elle, n’est pas seulement liée au voile. La dictature du visible, l’impérialisme de la norme et du modèle, systématisé par l’industrie de la mode, pèsent sur les femmes, au travers du regard des hommes, mais aussi de celui qu’ elles portent sur elles-mêmes. Ces modèles d’aliénation sont amplifiés, par le prisme des médias, et génèrent une culture schizophrène, à la fois puritaine et cynique, véhiculant rêves et obsessions de désincarnation, d’atemporalité, de vérité absolue, en même temps qu’ individualistes et dogmatiques.
« Ceci n’est pas un voile » joue, ici avec légèreté, sur ces multiples tableaux. Si le défilé-performance évoque la question du voile musulman en le détournant, le ramenant à hauteur d’un objet possible de mode, il est aussi un hommage au cinéma, aux femmes et à l’art. Hommage, ainsi, à Daniel Buren, dont la création de foulards chez Hermès en 2010 lui avait donné envie de travailler le carré de soie. Ici tendus comme évoquant ses palissades et la rue, qui fut son premier atelier, et reprenant dans leurs fonds graphiques les célèbres et désormais iconiques rayures de l’artiste français.
Un défilé sans robes, comme un paradoxe : les femmes qui déambuleront entre les voiles seront libres, libérées de toute parure, délestées de toute robe-manifeste, simplement coiffées d’un foulard, clin d’œil à la mode et à l’histoire de l’élégance, noué à la Grace Kelly, à la Brigitte Bardot, à la Liz Taylor ou à la Jackie Kennedy. Les voiles, qui ne sont pas des voiles, occulteront leurs corps au regard des spectateurs, créant une tension peut être érotique, présupposé sexuel déjà polémique. Questionnant le statut et l’image des femmes, ce défilé d’un autre genre suggérera ainsi que les totalitarismes insidieux ne se glissent pas que dans les préceptes théologiques.
* « Ceci n'est pas une pipe: Sur Magritte » - Michel Foucault – 1973, Ed.Fata Morgana
Quelques images du défilé