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21 mai 2015 4 21 /05 /mai /2015 23:52
Rest Energy - Marina Abramovic et Ulay - Vidéo-Performance – Amsterdam, janvier-août 1980 – 4'05'' – Musée  d'art contemporain de Lyon – Inv. 997.9.1.8

Rest Energy - Marina Abramovic et Ulay - Vidéo-Performance – Amsterdam, janvier-août 1980 – 4'05'' – Musée d'art contemporain de Lyon – Inv. 997.9.1.8

L'amour comme au premier jour...

 

« Il sera, cet amour que nous préparons en luttant durement : deux solitudes se protégeant, se complétant, se limitant, et s’inclinant l’une vers l’autre ».

R.M. Rilke- Lettres à un jeune poète, 1929

 

Mais avant que d'enfanter, cette «part d’éternité et d’immortalité qui est accessible au mortel» (7), il faut d'abord s'unir et si possible s'aimer. Passion joyeuse ou ruse de la nature pour perpétuer notre espèce quand bien même celle-ci fut infinie source de souffrance (8), lEros se manifeste le plus souvent dans l'expérience du «choc amoureux», pour reprendre l'expression de Francesco Alberoni, cette force révolutionnaire dans laquelle l'Autre (ré)apparaît et répare. Tel est, entre autres, le sens du célèbre Mythe d'Aristophane, exposé dans Le Banquet de Platon, qui voit en la quête amoureuse la recherche d'une fusion, d'une unité première et perdue, de cette fameuse «moitié» qui, passée dans le langage courant entend (re)trouver «l'âme sœur», condition du bonheur: «C’est de ce moment que date l’amour inné des êtres humains les uns pour les autres : l’amour recompose l’ancienne nature, s’efforce de fondre deux êtres en un seul, et de guérir la nature humaine. [...] Notre espèce ne saurait être heureuse qu’à une condition, c’est de réaliser son désir amoureux, de rencontrer chacun l’être qui est notre moitié, et de revenir ainsi à notre nature première » (9).

Que l'amour ne soit, peut-être, que «l'infini mis à la portée des caniches» (10), qu'une invention, une illusion, se fait inessentiel, s'il n'est aucune illusion qui ne soit plus nécessaire et indissociable de l'existence humaine. Même les plus désabusés de nos contemporains en conviendront: « Le désir d’amour est profond chez l’homme, il plonge ses racines jusqu’à des profondeurs étonnantes, et la multiplicité de ses radicelles s’intercale dans la matière même du cœur. », écrit Michel Houellebecq (11)

Alors nous pouvons donner une chance à cet Eros, à ces couples photographiés par Susanna Hesselberg, à cet homme et cette femme (Still man et Still Woman), sculptés par Gilles Barbier, absorbés chacun dans un foisonnement végétal. Le premier homme, la première femme, à l'orée de l'amour, avant que ne soit perdu l'Eden, ce sont aussi ceux de la vidéo de mounir fatmi (Quelque chose est possible). Dans leurs caresses, ni projet, ni idée, mais le « possible », le « pas encore », l'«attente de cet avenir pur sans contenu (12) », expression de la perdurance du désir, qui, ne se bornant pas à un désir sexuel factuel, s’enracine dans les profondeurs ontologiques de ce perpétuel effort pour « persévérer dans son être », dans cet appétit qui ne serait rien d’autre que l’essence même de l’homme.

Et puis, chaque couple amoureux n'est-il pas celui pour qui « l'amour est toujours neuf (...), et qui prononcent en effet les mots mille fois ressassés de l'amour comme si personne ne les avait jamais dits avant eux, comme si c'était la première fois depuis la naissance du monde qu'un homme disait la parole d'amour à une femme, comme si ce printemps était le tout premier printemps et ce matin le tout premier matin» ? (13)

 

L'amour à mort

 

De nombreux penseurs, et la psychanalyse elle-même, au travers de l'usage des termes Eros et Thanatos, pour désigner cette «pulsion de mort» qui tend au retour à l'inorganique, ont tenté d'élucider le sombre lien entre la sexualité et la mort. Tristan et Iseult, Roméo et Juliette, Orphée et Eurydice...La tragédie amoureuse est un classique de la littérature, et les amants tragiques pullulent dans tous les arts. C'est donc que cette violence sous-jacente, la possibilité de la mort est, comme le ver dans le fruit, au coeur même de ce qui se joue dans l'amour, une des ombres d'Eros, comme bonheur jamais définitivement conquis, imminence toujours possible de la catastrophe, lutte contre la destinée...
Ainsi, de la célèbre performance de Marina Abramovic et Ulay présentée ici, Rest Energy, sans doute la plus connue que les deux artistes, tels l'”androgyne” du mythe d'Aristophane, réalisèrent ensemble. Dans Minima Moralia, Adorno écrivait: "Tu seras aimé lorsque tu pourras montrer ta faiblesse sans que l'autre s'en serve pour affirmer sa force." Evocation d'un Cupidon qui expérimenterait les tensions réelles, entre amour et interdépendance, du couple, et les ambiguités d'un amour fusionnel, Rest Energy fut, aux dires de Marina Abramović, une des performances les plus éprouvantes: "Une seconde d’inattention, et c’était la mort." La mort, préférable à la soumission, dans une lutte sans merci qu'exprime la danse de Pilar Albarracin dans la vidéo Bailaré sobre tu tumba.
Ainsi aussi, d'une manière différente, de cet amour fou qui s'enfonce en deçà de la surface du corps, périssable siège de l'amour: dans ses Saint-suaires, Christophe Lambert capture les contours de la femme sous/sur la robe, exprimant le véritable sens de ce «suaire», destination finale et véritablement linceul de ses amours défuntes. Ces représentations d’os et de squelettes s’enracinent dans l’inquiétude pour l’être aimé qui est un corps, avec sa fragilité, sa finitude, son intimité organique. L’amour total, et sublime, y compris dans sa trivialité. Hilda dira à Goetz: « Chaque jour tu ressembles un peu plus au cadavre que tu seras et je t'aime toujours (...) tu pourriras entre mes bras et je t'aimerai charogne: car l'on n'aime rien si l'on n'aime pas tout.» (14)
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(7) Discours de Diotime in Le Banquet, Platon- 380 AVJC – Ed. Garnier Flammarion

(8)- Pour Spinoza, « "L'amour n'est autre chose que la joie, accompagnée de l'idée d'une cause extérieure" Définition générique de l'amour, non dans sa réalité concrète -qui suppose aussi souffrance et tourment,- mais de droit :« Toute notre félicité ou infélicité dépend d’une seule chose, à savoir, de la qualité de l’objet auquel nous adhérons par l’amour. En effet, jamais des disputes ne naîtront à cause d’un objet qui n’est pas aimé; on n’éprouvera nulle tristesse s’il périt; aucune envie, s’il est possédé par un autre, aucune crainte, aucune haine et, pour le dire en un mot, aucune commotion de l’âme. Tout cela a lieu, par contre, dans l’amour des choses périssables (…). Mais l’amour d’une chose éternelle et infinie nourrit l’âme d’une joie pure, qui est exempte de toute tristesse, ce qui est éminemment désirable et doit être cherché de toutes nos forces ».- Traité de la réforme de l'entendement (1665-1670) – Ed . Librairie Philosophique Vrin

« C’est justement parce que l’amour se définit comme joie qu’il peut être source de malheur : s’il n’était pas joie, nul ne s’attacherait autant à des objets au point de courir à sa perte. En somme, si Spinoza n’avait pas défini l’amour comme joie, il n’aurait jamais pu expliquer le malheur d’aimer » ( C.Jaquet, P. Sévérac, A. Suhamy, Spinoza, philosophe de l’amour, extrait de la Préface, PUSE, 2005)

En revanche, pour Schopenhauer, tel qu’il l’expose dans le chapitre Métaphysique de l’amour, Compléments au Monde comme Volonté et comme Représentation " - 1818 - Ed. PUF : l’amour n’est qu’une illusion, une ruse de la nature qui incite l’homme à procréer et qui participe à la continuelle « reproduction des espèces » qui se trouvent forcées de subir ce monde violent où la souffrance et le désespoir sont les maîtres mots. Toute passion, en effet, quelque apparence éthérée qu'elle se donne, a sa racine dans l'instinct sexuel, ou même n'est pas autre chose qu'un instinct sexuel plus nettement déterminé, spécialisé ou, au sens exact du mot, individualisé. Considérons maintenant, sans perdre de vue ce principe, le rôle important que joue l'amour, à tous ses degrés et à toutes ses nuances, non seulement au théâtre et dans les romans, mais aussi dans le monde réel. Avec l'amour de la vie il nous apparaît comme le plus puissant et le plus énergique de tous les ressorts (...) Mais l'esprit de vérité découvre peu à peu la réponse à l'observateur attentif. Non, ce n'est pas d'une bagatelle qu'il s'agit ici ; au contraire, l'importance de la chose en question est en raison directe de la gravité et de l'ardeur des efforts qu'on y consacre. Le but dernier de toute intrigue d'amour, qu'elle se joue en brodequins ou en cothurnes, est, en réalité, supérieur à tous les autres buts de la vie humaine et mérite bien le sérieux profond avec lequel on le poursuit. Ce qui se décide là, c'est bel et bien la composition de la génération future. »

(9) - Discours d'Aristophane in Le Banquet, Platon- 380 AVJC – Ed. Garnier Flammarion

(10)- Louis Ferdinand Céline – Voyage au bout de la nuit – 1932 – Ed. Folio Gallimard

(11) - Michel Houellebecq – Extension du domaine de la lutte – 1994 – Ed. Maurice Nadeau

(12) - Emmanuel Levinas – Totalité et infini – 1961 – Ed. Biblio essais- Le Livre de Poche

(13) - Vladimir Jankelevitch – La mort- 1966 - Ed. Flammarion

( 14) - J.-P. Sartre- Le Diable et le Bon Dieu, p.225 – 1972 – Ed. Gallimard

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A suivre....

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