A l’occasion de la semaine du dessin contemporain à Paris et en marge des salons, Constance Lequesne et la Little Big Galerie présentent « Saints Suaires », la première exposition personnelle de Christophe Lambert.
Les « saints suaires » exposés ici font partie d’un triptyque, « Au troisième jour », qui, entre la mort et la résurrection, s’attache à célébrer la sainte dimension de l’amour.
Référence délibérée aux fameuses reliques iconiques et dans un esprit d’emblée iconoclaste, les « saints suaires » de Christophe Lambert ont moins à voir avec quelque figure christique qu’avec une exploration in et ex corpus du souvenir de femmes aimées.
Dans un ensemble d’œuvres dessinées teintées de romantisme « mastroiannien », il revisite sous les traits de son stylo parfois rehaussés d’encres et de feutres les corps désormais absents de femmes et reconstruit comme en un rébus quelque fragment de leurs histoires.
Ce sont donc autant d’histoires d’amour qui se dessinent, sur la peau délicate des longs gants de cuir, les robes blanches empreintes des formes de celles qui les portèrent jadis, contre, tout contre la peau, surface aimante que l’artiste n’effleurera plus. De la même manière que le « saint suaire » porte la marque, le dessin, du corps divin évanoui, il entend ainsi transcender les corps féminins comme médiums sacralisés de l’amour. Y a t il tant de différence entre l’amour du corps du Christ et celui du corps d’une femme si tout amour est bien, pour reprendre le mot de Baudelaire, « aspiration vers l’infini » (1) ?
Capturant donc la forme du corps de la femme aimé, dessinant ses contours sous/sur la robe, il exprime dans le même temps le véritable sens de ces « suaires », destination finale et véritablement linceuls de ses amours défuntes, et fixe for ever les traces –les preuves- que l’amour eut lieu, fort de cette « conviction amoureuse quasi religieuse [que ce] qui nous animait n'a pas été un leurre. » (2). Le souvenir d’ « avoir été » est sans doute « presque-rien », comme dirait Jankélévitch (3), mais aussi proche qu’il puisse être aujourd’hui du néant, il ne s’y réduira jamais.
Et quoi de plus marquant qu’un tatouage ?, qui inscrit l’évanescent à même la peau, et, de manière indélébile, manifeste la conscience que vivre, c’est perdre, essayant de renverser cette entropie existentielle en arrachant à l’indépassable éphémère quelque chose comme un trésor, une œuvre, un signe, une image. Tentative de conjuration de l’évidence et nostalgie, comme s’il fallait par la trace se rappeler à la vérité jankélévitchienne : rien ne pourra jamais faire que ce qui a eu lieu n’ait pas eu lieu.
Se sur-imprime donc à la silhouette, sur le tissu des robes, une sorte de « cartographie » anatomique et fantaisiste, empruntant pour beaucoup à l’esthétique du tatouage contemporain, « foisonnant d’os, d’entrailles, de veines et de lianes... », produisant ainsi une sorte d’inversion du visible, un envers des choses radiographique. Ce rapport entre le dedans et le dehors, le visible et l’invisible, cette inclination pour le mystère du « sous la peau » se trouve récurrent dans le travail de Christophe Lambert, et pourrait s’interpréter comme une volonté de pénétrer dans une intimité qu’il sait pourtant inatteignable, malgré l’amour.
Ainsi, les représentations d’os et de squelettes, que l’on retrouve un peu partout dans les sinuosités de ses dessins, ne se cantonnent-elles pas à ce que l’on pourrait estimer comme une allégeance un peu facile à une imagerie symbolique –celle, désormais plus que mainstream et vidée de toute substance, de la Vanité -. Sans doute elles s’enracinent bien davantage dans l’inquiétude pour l’être aimé qui est un corps, avec sa fragilité, sa finitude, son intimité organique. L’amour total, et sublime, y compris dans sa trivialité. Hilda dira à Goetz : « Je t'ai soigné, lavé, j'ai connu l'odeur de ta fièvre. Ai-je cessé de t'aimer? Chaque jour tu ressembles un peu plus au cadavre que tu seras et je t'aime toujours. Si tu meurs, je me coucherai contre toi et je resterai jusqu'à la fin, sans manger ni boire, tu pourriras entre mes bras et je t'aimerai charogne: car l'on n'aime rien si l'on n'aime pas tout. »(4)
Mais, sans doute par pudeur autant que par goût, Christophe Lambert aura bien fait de se détourner de toute tentation de dramaturgie expressionniste, en optant pour cette esthétique inspirée du tatouage, donnant à ses œuvres une sorte d’élégance décalée punk-rock, s’amusant aussi à subvertir l’iconographie religieuse qu’il fréquenta, enfant. Les corps érotisés se présentent dans des postures mystiques d’offrande ou de don, paumes des mains tournées vers, au choix, le Ciel, ou le désir des autres. Il ose avec humour la transgression ou la dissidence. Ainsi cette paire de gants, dont la première main de cuir, tatouée d’un « God’s gift » un brin ironique, montre la lascive Emmanuelle de Just Jaeckin, tandis que l’autre se pare d’un éloquent serpent tout droit sorti du Jardin d’Eden. Dans cet univers où l’amour et la douleur vont de paire, la liberté parfois se tatoue au dessus d’un pubis avec rage : « Only god can judge me ».
Comme sur une peau couverte de tatouages, les dessins de Christophe Lambert se composent par glissement, télescopage, condensation, disruption, dans une sorte de cadavre exquis dont le sens, in fine, n’appartiendrait qu’à lui, et le « suaire » se fait palimpseste de son histoire. Il procède aussi par clash visuel, samples d’univers qui avec le temps se sont rendus connexes. Dans cette dérive des continents culturels, se côtoient des putti italiens et Léonard de Vinci, Bob l’éponge et Gregory Peck en Captain Achab, des cœurs percés d’une flèche façon voyou sentimental et des têtes de mort ou les ailes d’un ange qu’on trouve aussi bien sur des pulls à la mode que dans le dos d’un Hell’s Angel ; et les ornementations, sur le fil de la beauté ou du mauvais goût, flirtent avec le baroque autant qu’avec la culture pop. Synesthésie de l’inspiration, chaque œuvre porte le titre d’un morceau de musique écouté pendant sa réalisation. Cette sélection très éclectique, de James Brown à JS Bach, en passant par Michael Jackson ou Ryuchi Sakamoto rappelle, s’il fallait le dire encore, combien nos références relèvent désormais d’une culture commune à plusieurs générations et milieux socioculturels, et comment les supposées frontières entre culture de masse, subculture, et culture traditionnelle tendent à se dissoudre, dans une porosité des catégories esthétiques largement ancrée dans notre époque.
Il y a, pensera-t-on peut-être, quelque chose de suranné à parler ainsi d’amour, et d’impudique à le déclarer de la sorte, livrant son intimité, le récit de ses ruptures sentimentales. L’ostension de ces suaires, c’est un peu « le soulagement de mon propre cœur qui se berçait de ses propres sanglots » de Lamartine. (5) Pour éclairer ce qui l’anime, cette fièvre, Christophe Lambert parle de l’« ivresse intérieure » du faire, cet acte libérateur, pour l’inspiration créatrice, mais aussi, ici, acte cathartique. Cependant, en choisissant de dévoiler des pans d’intimité d’une époque de sa vie, Christophe Lambert, à la façon de Baudelaire mais homme de son temps sensible à ses codes, ambitionne sans doute de "dégager de la mode ce qu'elle peut contenir de poétique dans l’historique, [...] tirer l'éternel du transitoire."(6)
1- Et aussi, comme le dira Céline plus tard, « l’infini à la portée des caniches » (Voyage au bout de la nuit, 1932)
2- Entretien avec Solange Maulini, journaliste
3- Vladimir Jankélévitch – Le je-ne-sais-quoi et le presque-rien, 1957 – PUF
4- J.-P. Sartre- Le Diable et le Bon Dieu, Paris, Gallimard, 1972, p. 225
5- Alphonse de Lamartine – Méditations poétiques, 1820
6- Charles Baudelaire – Le peintre de la vie moderne, 1863
Texte réalisé à l'occasion de l'exposition de l'artiste