« L'ère du sublime »
« (…)
L’anarchie se déchaîne sur le monde
Comme une mer noircie de sang : partout
On noie les saints élans de l’innocence.
Les meilleurs ne croient plus à rien, les pires
Se gonflent de l’ardeur des passions mauvaises.
(...) »
W.B. Yeats – The Second Coming (1919)
(Traduction Yves Bonnefoy)
« Time of fury », exposition monographique d'Ilias Selfati, se présente comme une sorte de rétrospective de son travail depuis un peu plus de cinq années. Se déclinant en trois lieux de la ville, elle montre des oeuvres récentes, complétées par des rappels d'oeuvres remontant jusqu'en 2009.
Il faudra donc se déplacer, déambuler d'un lieu à l'autre pour saisir un panorama du travail de l'artiste tangérois, qui, au cœur de sa ville, donne ainsi à regarder son art, non comme une monade, enfermé dans les murs de la galerie, mais d'une certaine manière, physiquement, ouvert, reconnecté avec la réalité du monde, de la ville telle qu'elle est aujourd'hui.
Dans cet ensemble d'oeuvres, présenté à la Galerie Mohamed Drissi, à la Galerie Dar d'Art mais aussi au Musée de la Kasbah, on retrouve les techniques et médiums récurrents dans le corpus de l'artiste - l'encre noir, sur carton, papier, élargis à une pluralité de techniques et de supports : acrylique, fusain, peinture à l'huile ou pastel, sur papier encore mais aussi, plus étonnant, sur textile, tissu d'origine militaire, entrant en résonance avec le sujet de ses œuvres. En outre, ici, la couleur est introduite de manière d'autant plus inattendue que le contexte sémantique se dessine plus sombrement que jamais. Ilias Selfati est connu pour son art du noir, sa manière de traiter motifs et formes dans une palette minimale -noir et gris, noir et blanc, noir et or...- ou encore, dans ses motifs floraux, pour l'usage modéré de leur vivacité. Pourtant, malgré un choix chromatique pour la première fois plus contrasté, les sujets abordés n'ont jamais été aussi graves, et le moment plus délicat que ce temps de fureur dont l'artiste tente de dessiner les formes.
En 2009, avec l'exposition « Funérailles de guerre », Ilias Selfati avait montré ses premières oeuvres liées à l'actualité, et la prégnance de la mort. Dès lors, il a peu à peu abandonné la représentation de la nature, animale et végétale, à laquelle il s'est cependant consacré plusieurs années. Il y avait probablement dans cet attachement l'expression d'une certaine utopie, à la fois celle d'une « liberté primitive », sauvage sans intention, sauvagerie domptée par ailleurs lorsque l'animal devient compagnon humain (le cheval qu'il a souvent représenté), et celle d'une nature comme principe de permanence, s'opposant en quelque sorte au flux incertain, au chaos, dans sa violence et son impermanence, de la société humaine et du monde que nous avons construit. Les présentant parfois ensemble (1), comme les deux faces possibles d'un même monde, il s'est concentré sur un traitement plastique quasi minimal de l'image d'actualité, tentant là encore d'en extraire une sorte de permanence, d'essentialité. Etait-ce l'intention de dire l'invariable évidence de la violence dans l'histoire humaine, une manière de s'extirper du vortex d'images médiatiques dans lequel nous sommes aspirés quotidiennement, pour s'efforcer de n'en retenir à chaque fois que l'essentiel, ou pour en refuser le caractère éphémère ? Il semble qu'il y ait chez Selfati cette volonté claire d'inscrire sa démarche dans le temps, dans la transversalité des temps, dans une forme d'historicité, psychologique -une manière d'être dans le monde- ontologique – une manière réflexive de s'engager dans la temporalité – historique -une manière de dire quelque chose de son temps. Ainsi, à l'instar de Goya en son époque, il s'agit quoiqu'il en soit de déployer son vocabulaire plastique dans la contemporanéité, d'écrire et de décrire, à sa manière, ses propres désastres de la guerre. Dans ces dessins et peintures sans euphémismes, renforcés pafois de prolongements cryptographiques ou verbaux, Ilias Selfati ouvre davantage encore cet « espace silencieux » qui existe entre les mots et autour d'eux, dans les images, et qui prononce pour lui sa parole en ces signes.(2)
Rien n'occulte donc plus désormais la nature politique du travail de l'artiste, quoiqu'il en soit de sa force esthétique et du renouvellement de son expression.
Et le temps qu'il décrit est un temps de la fureur, de la colère, et du déchainement, de l'absurde aussi, peut-être. Celui de la guerre, celui du terrorisme, celui des armes devenus banales marchandises, des avions qui se crashent, de la détresse, des larmes, et des cris, et de la mort. Un temps contre lequel la tentation est grande de penser vaine la rébellion, et notre propre colère. Un temps dans lequel l'idée de progrès chère aux Lumières se voit pulvérisée par la décomposition des idéaux et le désenchantement du monde, conséquence du triomphe prédit par Marx ou Weber et désormais incontestable de la raison instrumentale (autrement dit, l'économie), et qui aura mis à nu le caractère ambigu des valeurs morales ou au moins humanistes. « L'homme contemporain — qu'on l'appelle moderne ou postmoderne — vit à la fois le retrait des dieux et le déchirement des valeurs. Or c'est un fait que l'homme supporte mal cette double blessure", écrit le philosophe Paul Ricoeur(3).Difficile alors d'espérer encore conjurer les forces mortifères de ce continent obscur qu'est la nature humaine, si, comme Selfati semble l'appréhender, dans la translation de ses réprésentations, la véritable sauvagerie n'est peut-être pas tant dans la nature naturelle que dans les rhyzomes les plus intimes du coeur humain. Car il n'est rien de plus humain que la possibilité de l'abjection, expression du mal radical, à la hauteur de notre liberté.
Un temps du paroxysme, celui de la violence et la guerre comme le paradoxal antidote à notre finitude, idée développée ily a longtemps déjà par Pascal, et dont tous nous avons l'intuition la plus profonde. Chacun sait la présence, aussi certaine qu'absente, de la mort, cet indépassable horizon qu'on ne peut ni éviter ni abolir, ni même "regarder en face", et contre laquelle chacun, vainement, et parfois par le choix de la plus folle violence, se débat avec l'énergie du désespoir, sans jamais pouvoir se soustraire à son destin funeste. Ces hommes armés, que dessine Ilias Selfati, silhouettes menaçantes sorties des Unes du jour, ne font jamais que produire un surplus d'absurdité, "pauvre(s) acteur(s), qui se pavane(nt) et s'agite(nt) une heure sur la scène et qu'ensuite on n'entend plus" dans une histoire, "pleine de bruit et de fureur, et qui ne signifie rien."(4)
Alors la fureur, quelle fureur? La nôtre ou celle de quelque dieu étendant son pouvoir coercitif sur cette humanité rebelle? On peut s'étonner de voir partout dans les oeuvres récentes des silhouettes en crucifixion, car même si on en extrait la dimension proprement chrétienne, il n'en est pas moins un sous-texte de l'ordre du mystique, du sacrificiel, ou d'un rapport de force nous dépassant certainement...
On pourrait voir dans ces crucifiements, à la manière de ceux de Bacon (5) une évocation (invocation) des Erynies, ces déesses infernales et persécutrices, appelées aussi Furies dans le monde latin, à qui, dans leur inépuisable soif de vengeance, on attribue parfois les disparitions, à la guerre ou par accident, des hommes subitement arrachés au monde des vivants. « Voici le chant de délire, le vertige où se perd la raison ; voici l’hymne des Érinyes, enchaîneur d’âmes, chant sans lyre, qui sèche les mortels d’effroi. » annonce Eschyle (6) comme une prophétie. Silhouettes en croix ici, ou chimères, elles incarnent la souffrance que l'on espère fuir, la mise à distance cathartique du mal, mais aussi la fascination pour l'immonde. Car certaines oeuvres de Selfati en appellent aussi à cette fascination pour le spectacle esthétique de la violence, du mal et de la mort, si, comme le note Kristeva "l"abject est bordé de sublime" (7), ce " délice des abîmes", entre étonnement -ravissement au sens propre- et effroi, dont la terreur définit, selon Burke, le principe (8). Le sublime n'est pas la beauté – ou alors la beauté brûlée vive comme le Pavillon d'or – il est autre ou au-delà, dans la démesure, la douleur de la tragédie, mais "sublimé" justement, dans cette esthétique de la distance qu'est l'oeuvre d'art.
A moins que les Erynies – ces silhouettes, ces formes, qui peuplent le monde pictural d'Ilias Selfati - soient en nous, autour et par nous sorties des enfers, incarnées en les affres d'un monde en crise. "Crise de l’homme, crise de Dieu, crise de l’Homme-Dieu." (9), la fin de l'übermensch nietzchéen avant même l'heure de sa gloire. Le monde contemporain croit vivre une crise, politique, économique, spirituelle, sans précédent. Or la crise, comme moment paroxystique de l'histoire, est constitutive de cette histoire-même, depuis l'avènement de l'état de droit (un "accord pathologiquement extorqué" dira Kant (10)) jusqu'à la révolution, en passant par la guerre civile. Toute situation de conflit, de rupture est crise, propre au "courage d'exister". Pourtant, seul l'engagement – celui dont fait preuve l'artiste- peut faire réponse à la crise, qui, marquée du sceau de l'indécision et de l'incertitude, naît ainsi "au carrefour où l’engagement est en lutte avec la tendance à l'inertie, à la fuite, à la désertion (3)". Alors, la vision du monde que propose Ilias Selfati, si elle semble prendre des allures apocalyptiques, l'est peut-être, non pas tant comme eschatologie que comme dévoilement – le sens propre de l'apocalypse- et mode d'action, pour que la fureur se métamorphose en bienveillance (comme les Erynies en Euménides, triomphant d'elles-même et de nous comme sources du mal), et contre toute théorie du pire.
(1)- Exposition « Arrest », en 2013, à la Galerie Talmart, Paris
(2)- Ainsi, par exemple de l'inscription "Darkness covers Paris", en référence aux évènements terroristes de Janvier 2015, à Paris
(3) - Paul Ricoeur -
(4)- d'après William Shakespeare – Macbeth – (V, 5)
(5) - On pense naturellement à Three Studies for Figures at the Base of a Crucifixion – 1944
(6)- Eschyle – L'Orestie
(7)- Julia Kristeva - Les pouvoirs de l'horreur – Ed. Seuil, 1980
(8)- Edmund Burke - Recherche philosophique sur l'origine de nos idées du sublime et du beau – 1757 : « La terreur est en effet dans tous les cas possibles, d’une façon plus ou moins manifeste ou implicite, le principe qui gouverne le sublime »
(9)- Philippe Sollers - Les passions de Francis Bacon, Gallimard, 1996
(10) – Emmanuel Kant – Idée d'une histoire universelle du point de vue cosmopolitique – Prop. IV
Texte publié dans le catalogue de l'exposition, septembre 2015