"FAITES-MOI SIGNE!"
En philologie, on a coutume de définir le signe comme ce à quoi "nous recourons en vue de communiquer nos états de conscience et par lequel nous interprétons la communication qui nous est faite". Dire et lire, parler et entendre, transmettre et comprendre ... interpréter : tel est l'usage des signes, des lettres et des mots, des organes et des objets de l'écriture...
L'Espace 111 nous inviter ainsi à découvrir, au travers des travaux de 4 artistes - Frédéric Develay, Patrice Baudin, Florence Baudin et Guehria - autre manières d'interpréter les signes. Si pour chacun, le signe se saisit en tant qu'objet ou outil plastique, il s'investit aussi comme univers qui fait sens. Comme un appel aussi, à la rencontre - cette communication à l'essence même du signe - : signe d'appartenance, de reconnaissance, d'amitié, de connivence ... "Faites-moi signe !" se dessine comme une tentative de sémiologie poétique, montrant les glissements de la perception du signe au sens qu'il nomme, de l'objet visuel au monde sémantique, inventant une grammaire, maniée avec dextérité, poésie, humour et profondeur par ces quatre artistes.
GUEHRIA
Les mots sont depuis toujours éminemment présents dans le travail de Guehria. Expressions graphiques particulièrement sensibles, ses oeuvres détournent la lisibilité de contenus typographiques ou calligraphiques traditionnels pour recréer un univers mixte, dans lequel une certaine esthétique "baroque" rejoint un vocabulaire numérique. Dans un esprit parfois proche du "cabinet de curiosité", lunettes de théâtre, cadres ornementés anciens et stéréoscopes datant du 19ème siècle s'hybrident aux impressions lenticulaires et aux technologies de la perception les plus contemporaines. Ces jeux d'optique auxquels convie l'artiste, grâce aux instruments mis à la disposition des visiteurs, donnent à ses oeuvres une dimension ludique et interactive, avec ses effets de reliefs 3D, de perspectives et ses anaglyphes, dimension à l'origine même du cinéma. Dans le même temps, la perception des images n'est jamais donnée immédiatement, car systématiquement "perturbée"par la surimpression de textes engagés, instillant une lecture "à plusieurs niveaux", reliés entre eux par une sémantique, un réseau de sens qu'il s'agit de déchiffrer, et qui se fait alors message.
Formée au Design textile à l'Ecole Olivier de Serres et poursuivant sa formation aux techniques numériques les plus récentes Guehria expose depuis 1996 dans le cadre de nombreuses expositions personnelles et collectives. Son travail, rapprochant le domaine physique de la perception et de la lumière avec celui des signes et des mots, se développe, selon les projets, de diverses manières et sur divers supports et médias photographiques, vidéos, installations prennent forme à partir d'objets anciens ou de récupération autant que de matériaux contemporains.
FREDERIC DEVELAY
Le travail de Frédéric Develay s'intéresse à une forme particulière de la "lisibilité" de l'oeuvre, réinvestissant les notions de compréhension et d'interprétation. Pour lui, reprenant le mot attribué à Marcel Duchamp " ce sont les regardes qui font le tableau" : il s'agit de conduire celui qui regarde sur le chemin passant du "voir" ou "lire"comme une manière de l'engager se rendre actif face à l'oeuvre. Aussi les mots que choisit l'artiste ne sont pas seulement des motifs plastiques mais recèlent d'un sens qui ouvre toujours à une dimension autre, à un glissement, à un détournement, à un redoublement, à l'instar de ce miroir gravé de l'expression "réflexion faite" qui joue sur le rapport signifiant/signifié de l'objet montré et du mot qui s'y rapporte. S'ajoute à cette stratégie l'usage d'énoncés performatifs - impératifs et interactifs - que la vie informatique nous a rendu coutumier et presque naturel. C'est alors à l'énoncé de liberté que Frédéric Develay nous confronte, car face à ces fenêtres informatiques agrandies, en réalité, "aucune alternative n'est possible si ce n'est celle d'accepter une proposition imposée." (...) "Nous vivons dans une univers de langage, mais ce langage est tout sauf innocent. Il véhicule avec lui une véritable vision du monde, une idéologie, une doxa, pour utiliser un terne cher à Roland Barthes. Il participe en conséquence d'une rhétorique aussi efficace que dangereuse." *
Frédéric Develay "appartient à cette nouvelle génération d'artistes s'inscrivant dans la continuation de la tradition de l'art conceptuel, et plus précisément de le tendance de Joseph Kosuth qui considère que la définition de l'art devient art elle-même." Depuis le début des années 80, il multiplie les expérimentations artistiques, au cours d'expositions personnelles ou collectives, sur des supports et médias aussi divers que le papier, la vidéo, l'installation, l'édition d'ouvrages et de revues, la photographie ou la sculpture, avec une prédilection pour les outils de la révolution informatique, télématiques, puis numériques.
*Hou Hanru, Evelyne Jouano - "Ce texte écrit (ne) peut être lu"
PATRICE BAUDIN
Le travail en volume de Patrice Baudin se situe, explique-t-il au carrefour de "trois notions aux limites mouvantes, poreuses : l'écriture, la mythologie et le mouvement, comme autant d'images d'une mémoire suspendue dans le temps". Des empreintes laissées au coeur d'une matière qui semble fragile et périssable, des objets suspendus dans un équilibre incertain : ses oeuvres s'apparentent à des installations , dans le mouvement qu'elles génèrent, naturel ou mécanique, aléatoire ou non. Elles tournent sur elles-mêmes, se balancent, se croisent, oscillent ... Et ce faisant, l'artiste imprime à leur réalité la nécessité du changement, la possibilité de la chute, de l'envol, de la transformation, de la métamorphose ... comme modalité intrinsèque de l'oeuvre elle-même. "L'homme n'est jamais aussi semblable à lui-même que lorsqu'il est en mouvement" aurait dit le baroque Bernini, et cette phrase a durablement et sensiblement marqué Patrice Baudin dans son esthétique et son art, qu'il s'agisse de sculpture ou de musique.
C'est dans ce contexte que transparaissent l'intérêt de l'artiste pour le sens originel et symbolique des mots, mais aussi pour le graphisme et les objets de l'écriture, portes d'accès, livres ouverts, sur la question de l'être.
Musicien de formation, spécialisé dans le répertoire de la flûte baroque et dans la conception de spectacle musicaux, Patrice Baudin, formé aux Atelier des Beaux-arts de la Ville de Paris à la sculpture avec Odile Bourdet et Françoise Coutant (2008-2010) se consacre également depuis plusieurs années à la création plastique, mêlant le son, la sculpture, l'image et le mouvement dans des objets toujours poétiques riches en hybridation.
FLORENCE BAUDIN
Chez Florence Baudin, le corps est le réceptacle à la fois de la mémoire et du monde. La fragmentation de ces corps n'est pas, comme chez Annette Messager par exemple, le signe d'une névrose d'identité, mais bien plutôt l'affirmation de son ambiguité, selon, précise-t-elle, "des procédés plastiques et des rencontres singulières entre des matériaux et le sujet traité, lesquels renforcent l'aspect fragile et éphémère de la vie, l'ambivalence des choses et des êtres." Ses installations sculpturales sont peuplées d'oreilles, réceptacles par excellence, de mains aussi, bref, de ce qui peut produire ou recevoir des signes, de ce qui rend possible la communication, la relation à l'autre, charnelle, de ce qui informe le monde, des objets et des paroles, transmet et sculpte la mémoire. Il y a une dimension proprement psychanalytique dans ces oeuvre, que Freud n'aurait pas démenti, lui pour qui l'oreille était bien plus que l'organe de l'ouï, au-delà de ce que les mots qui s'y glissent peuvent vouloir dire, de boites à secrets en secrets de famille ...
Florence Baudin se consacre au dessin et à la peinture depuis 1998. Après plusieurs années d'études, notamment d'Arts plastiques à la Sorbonne, qui l'amèneront à devenir enseignante en Arts plastique (2000), de dessin dans l'Atelier des Beaux-Arts de la Ville de Paris avec Annie Lacour et Jean-François Briant (2006-2008) ou de sculpture dans l'Atelier des Beaux-Arts de la Ville de Paris avec Françoise Coutant et Odile Bourdet(2008-2010), elle commence à exposer en 2010. Son travail, d'une grande richesse plastique, convoque le dessin, la sculpture, le son, mais aussi des matériaux aussi divers que plâtre, textile, papier, bois, pigments, carton, sisal, brou de noix, sel (!), cire d'abeille, ouate, cinéfoil, copeaux de boix, fil de fer, plumes et clématites, sable et tests d'oursins, LEDs et papier ruban ...
(texte réalisé pour l'Espace 111, Montreuil)