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17 avril 2016 7 17 /04 /avril /2016 19:38
"SPLASH!" - Yassine BALBZIOUI à la Galerie Shart, Casablanca
"SPLASH!" - Yassine BALBZIOUI à la Galerie Shart, Casablanca

Splash! L'onomatopée, suggérant le jaillissement autant que l'éclaboussure, qui sert de titre à la troisième exposition personnelle de Yassine Balbzioui à la galerie Shart sonne comme le signal d'une plongée dans un univers hors norme, au coeur d'une peinture "jetée à la face du public"(1) à l'énergie fauve perceptible. Convoquant tour à tour la fiction, l'image cinématographique, l'absurde et l'insolite, quelque chose de mystérieux et d'enfantin parfois, la puissance vitale de cette peinture ne se dément jamais.
Loin des piscines bleues placides de David Hockney, les oeuvres de Yassine Balbzioui promettent d'être de bien plus "bigger splashes", et bien qu'éloignées aussi de l'abstraction de l'action painting, les toiles de Yassine Balbzioui se manifestent, à leur manière, comme autant d'arènes dans lesquelles il agit et se débat, pour reprendre le mot de Harold Rosemberg.(2) "Summer splash", justement, une série de quatre oeuvres, nous donne d'emblée quelques pistes: il s'agit de scènes de plage, vues sous un angle subjectif, comme de l'oeil d'un estivant sur le sable, apparaissant tels des splashes de peinture sur fond noir, ou à l'inverse comme si on avait essuyé grossièrement une surface couverte de peinture noire...Manière d'affirmer, peut-être, que c'est la peinture qui fait advenir l'image, que d'elle surgit la couleur et la vie, et le monde, y compris dans sa banalité, recelant toujours suffisamment de bizarre, si on l'observe assez longtemps, pour retenir l'attention. La peinture, semble ainsi dire Yassine Balbzioui sort de l'obscurité un double monde , le monde de la toile et de la représentation, et le monde réel. A l'instar de ses "summer splash" le peintre semble opérer comme un renversement des profondeurs, des hiérarchies des surfaces. Et au fond, c'est bien de cela qu'il s'agit dans l'oeuvre de Yassine Balbzioui: un monde renversé, pas tant finalement "sens dessus dessous" qu' un monde vu sous un autre prisme, comme saisi de derrière un miroir sans tain, pas très loin de celui d'Alice et d'un univers carrollien.(3)


Dans l'oeuvre de Balbzioui, dans laquelle cohabite poésie et non sens, l'exploration d'un envers possible, d'une doublure du monde et des êtres, eux-mêmes dans cette hybridation aux confins de l'humain et de la bête, met à jour l'étrangeté au coeur même d'un monde simple et a priori ordinaire, quelque chose de cette rupture toujours possible, de ce basculement hors de la rationalité rassurante de la vie quotidienne: le Unheimlich freudien, c'est -à dire quelque chose de dérangeant, de décalé, d'intranquille voire d'inquiétant, bien que familier.(4) L'imagination de Yassine Balbzioui s'entend particulièrement bien à saisir dans la simplicité apparente de son environnement quotidien, des scènes qui, en devenant tableaux, dévoileront leur indicible Unheimlich. « Rien autant que le banal ne peut être le support pour l’insolite» écrivait le poète Henri Michaux.(5)


Insolites donc, et souvent déconcertantes, les peinturesde Yassine Balbzioui s'inscrivent clairement dans un processus de fiction, de dramatisation presque cinématographique: certaines pourraient être une image isolée sortie d'un story-board, ou le still d'une scène dont nous ne connaissons ni les tenants ni les aboutissants. Ceci offre une grande liberté de champ d'interprétation, dans lequel "chacun peut se faire son film". Il y a depuis toujours, chez l'artiste, une volonté clairement affichée de limiter les indices d'appréhension de son oeuvre, autant par inclination pour le non sens que pour libérer de toute entrave trop conceptuelle l'expérience sensible du spectateur.
Ce déficit volontaire d'indices explique sans doute pourquoi il est si périlleux d'analyser l'oeuvre de Yassine Balbzioui et combien celle-ci semble résister, finalement, aux catégories.

On peut toujours s'appuyer sur sa forte dimension expérimentale, non pas au sens conceptuel du terme mais d'une manière plus sensible, comme s'il avançait dans le monde, par touches, essais, fictions nourries de visions fugitives, images dont le sens n'est pas clairement dessiné et saisi...quelque chose de l'ordre de l'indéterminé, du flou, du pas fini, de l'indécis, de l'inachevé, d'un monde décentré, excentrique au sens propre avant que de l'être au figuré. Ses personnages, dont l'artiste lui même, qui n'hésite jamais à se mettre en scène, semblent se débattre avec les éléments, avec l'impossible, le physiquement impossible, et cela relève sans doute davantage de cette appréhension du monde à tâtons, dont le burlesque est l'expression, que d'une tentative conceptuelle, et moins d'un genre de body art cruel que d'une manière d'expérimenter le monde comme si c'était la première fois, avec une sorte de simplicité quasi enfantine, d'innocence, de spontanéité, de naïveté, ou plus exactement, comme si Yassine Balbzioui, s'efforçait à revenir à une naïveté primitive: un véritable travail...

Cette attitude ne va pas sans une claire inclination pour l'absurde et le non sens, éléments véritablement génétiques de son oeuvre, que l'on trouve cette fois de la manière la plus évidente dans l'ensemble de vidéos présentées ici.
Dans cette série de "vidéos-miniatures", inspirées des Fables de Bidpaï du "Panchatantra" (6), découvert lors d'un récente résidence en Inde - fables connues dans le monde arabe sous le nom de Livre de Kalila et Dimna –, il se livre à une série d'actions plus ou moins cohérentes, censées illustrer l'épopée iniatique des deux héros animaliers. "L'obsession du chacal", titre de l'oeuvre, tient à la fois de la performance et de la pantomime, du burlesque et de la mascarade, de la fatrasie médiévale et de Fluxus. Ce mouvement, né notamment en France dans les années 60, refusait lui aussi de se soumettre à quelque définition, cultivant un rapport à la fois immédiat et distancié à la vie et à l'art. Et l'on trouve chez Yassine Balbzioui, comme chez Fluxus, ce décalage contre l'esprit de sérieux et le pontifiant, l'absence de morale contre toute conclusion, et certaines de ses performances n'auraient pas dépareillé avec les actions que Ben mena lors du Fluxus Festival of Total Art, en 1963, comme « faire du vélo dans les airs en hurlant » - point-.

Dans son ouvrage Archéologie du présent. Manifeste pour une esthétique cynique (7), le philosophe Michel Onfray construit l'hypothèse d'un art contemporain se développant, après Marcel Duchamp, de manière cynique, non au sens usuel, et amer, du terme mais en référence avec le "geste cynique", celui de l'antique Diogène de Sinope qui, en agissant à l'envers des manières habituelles (8), aurait auguré d'une attitude artistique contemporaine aujourd'hui très soutenue: action performative, retournement, détournement, décalage, réhabilitation des matières viles, et toute une gamme de procédés relevant de l'"idiotie"(9)... Or, depuis Diogène, jusqu'à Dada, Duchamp, Fluxus et d'autres encore, nous le savons, ce cynisme est une sagesse, une manière d'imposer dans l'espace public une transgression, une transvaluation, d'échapper à l'autorité, de filer entre les mailles d'un discours par trop réducteur, une sagesse de la liberté, donc, tournée vers le grand large, à laquelle souscrit définitivement Yassine Balbzioui.

 

(1) Selon une phrase lancée dans le public du Troisième salon de l'automne au Grand Palais, à Paris, en 1905,
pour qualifier la nouvelle peinture que le critique d'art Louis Vauxcelles appelera « peinture de fauve », d'où le
« fauvisme ».

(2) Harold Roseberg – The Tradition of the New - 1959
(3) Nous faisons ici allusion à l'univers développé par Lewis Carroll dans le roman Through the Looking-Glass, and What Alice Found There, ( “De l'autre côté du miroir”), 1871
(4) Sigmund Freud Essais de psychanalyse appliquée. Collection idées nrf. Editions Gallimard. Traduction Marie
Bonaparte. L'inquiétante étrangeté p163 à 210.
(5) Henri Michaux – En rêvant à partir de peintures énigmatiques – Ed, Fata Morgana, 1972
(6) Texte le plus diffusé après la Bible, le Pañcatantra, oeuvre indienne anonyme, est un art de gouverner à l'usage du prince. Les préceptes sont illustrés par des fables qui mettent en scène tout un bestiaire parlant à
comportement humain.
(7) Michel Onfray - Archéologie du présent. Manifeste pour une esthétique cynique, Ed. Grasset et Adam Biro,
2003
(8) Diogène de Sinope, philosophe grec père de l'école cynique vers -V AVJC, qui dormait dans une jarre (et non dans un tonneau), pouvait, par exemple, sortir d'un théâtre en marche arrière, traîner un hareng derrière soi, ou tenir en laisse un coq plumé, se masturber sur la place publique, manger du poulpe cru ou se promener lanterne à la main en plein jour...
(9) Jean-Yves Jouannais - L'Idiotie. Art. vie. politique - méthode, éditions Beaux-arts Magazine livres, 2003

 

Texte publié dans le catalogue de l'exposition, Avril - Mai 2016

"SPLASH!" - Yassine BALBZIOUI à la Galerie Shart, Casablanca
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