Après avoir travaillé la sculpture au travers de têtes d'inspiration tribale et d'animaux, dans une technique très particulière de papier mâché tressé, trituré, torsadé et teinté dans la masse, Yveline Tropéa a mis au point depuis trois ans un processus de création et de production minutieux et original, aboutissant à un ensemble d'œuvres à plat et en volume, sous forme de tableaux et de têtes entièrement brodés...
La réflexion autour de la tête, du visage, s'affirmait déjà comme une préoccupation récurrente de l'artiste depuis de nombreuses années. Dans la genèse de son oeuvre actuelle, il y avait eu des travaux autour du masque et du théâtre, la rappelant à son passé de comédienne. Importait aussi son intérêt pour les Arts Premiers, dont les masques sont évidemment une des expressions culturelles traditionnelles et symboliques majeures. S'esquissait enfin un pan d'une histoire familiale, qui la poussait à renouer les fils, à tisser les liens avec l'Afrique. Et c'est donc au gré d'un de ses séjours en Afrique qu'Yveline rencontre une jeune brodeuse burkinabé, dont l'ouvrage la fascine et lui donne envie, sans trop savoir comment encore, de travailler les fils de coton colorés. Quatre mois plus tard, une première tête brodée naît sous ses doigts, portant en elle quelque chose de joyeux, dans la vivacité multicolore des lacis de fils, en même temps qu'une certaine violence dans cette mise à vif, sous la peau et les os, d'une vie inconsciente qui palpite et circule.
Progressivement, Yveline Tropéa met en place un protocole de travail complexe. A partir de gravures et d'ouvrages anciens, elle s'approprie les images, les retravaille et les agrandit à l'échelle voulue. Puis intervient la phase du choix des couleurs, numérotant les espaces dans une sorte de phrénologie que nulle science ne saurait démontrer. Enfin, l'artiste note scrupuleusement sur des cahiers les centaines de références des couleurs de fils, envoyant ensuite le tout à l'atelier de broderie qu'elle a monté, avec trois brodeuses, au Burkina Faso ou, pour les scènes de groupe, à Madagascar. On pense, dans cette manière de déléguer la production de l'oeuvre, à l'expérience que fit Aligheiro Boetti dans les années 70, en faisant tisser ses tapisseries par des ateliers de femmes afghanes. Mais pour Yveline, bien davantage qu'une manifestation des dualismes du monde et de la création, l'atelier est le fruit d'une rencontre, d'une ouverture mutuelle, d'un travail commun, renouant avec une certaine tradition. Ce faisant, elle a ainsi créé une nécessité économique qu'elle entend maintenir et qui la motive dans la pérennité de sa production.
L'œuvre d'Yveline Tropéa se joue donc des apparences, et révèle au regard attentif, tant sur le plan formel, plastique, que signifiant, un travail d'une riche complexité, assumant des stratifications de sens et des jeux d'ambivalence passionnants.
Au raffinement absolu de la broderie, à la luxuriance des couleurs, au foisonnement des détails, l'artiste oppose la crudité -la cruauté- de corps à vif, dénudés, dépecés. Elle donne à voir, sous les dehors les plus élégants qui soient, d'étrange radiographies, à l'image de ces cerveaux « scannés » en coupe fantaisiste, de ces planches anatomiques, improbablement colorées et sans réalité médicale, comme autant d'humaines natures mortes.
Se dégage de la contemplation de ces œuvres délicatement ouvragées un mélange d'émotion esthétique et d'effroi. Quand le regard suit les méandres de ces paysages invisibles et merveilleux, de cette réelle beauté intérieure, impossible d'éluder la conscience inquiète que, source de vie, de plaisir et de jouissance, le corps est aussi par essence irréductible lieu de souffrance et de destruction. Par l'ambiguïté de cette présence violemment organique pourtant si élégamment présentée, Yveline Tropéa tente, dans un mouvement cathartique, la difficile négociation avec le corps pathologique, la véracité de la chair, sa totale et absolue vulnérabilité, bien au-delà, au cœur des corps ouverts, de la nudité pathétique dont parlait Levinas.
Pour autant, nulle morbidité. Yveline Tropéa sait, pour reprendre le mot de Bichat, que la vie n'est jamais que l'ensemble des forces qui résistent à la mort. Alors veines et artères, pulsations et circulations, réjouissances, sans peur ni désespoir...
Manière teintée d'humour, et de tendresse aussi, de dire la fugacité et la fragilité de la vie, Yveline Tropéa opère un vaste syncrétisme, croisant antiques « Memento Mori » et vanités chères à la peinture classique. Dans ses vanités contemporaines, certaines scènes rassemblant dans un joyeux fouillis un carnaval de squelettes, d'animaux et de fleurs, lui sont inspirées des gravures de la fin du 17e siècle du Thesaurus Anatomicus Primus de Frederic Ruysch mais rappellent aussi la familiarité quasi-festive que la culture et l'art mexicains entretiennent avec la mort, les calaveras de Posada, autant que le surréalisme, dans cette « nécessité poétique » de maintenir la conscience de la finitude au cœur de l'existence.
Dans une époque de prohibition de la vieillesse, de la maladie et de la mort, où triomphe l'apparence d'une peau toujours lisse masquant illusoirement l'anthropophagie du temps, il y a quelque chose de poignant et d'émouvant dans l'oeuvre d'Yveline Tropéa, ne serait-ce que dans cette manière profondément sincère et élégante, fière et déterminée, d'en découdre en couleurs avec la grandeur misérable de la condition humaine.
Texte rédigé pour la School Gallery à l'occasion de l'exposition d'Yveline Tropea en septembre 2008 - voir le site de la galerie: www.schoolgallery.com