Au Palais de Tokyo à Paris et jusqu'au 23 Janvier 2005, l'artiste d'origine camerounaise Barthélémy Toguo présente « The Sick Opera », œuvre complète et polymorphe, mêlant théâtre et chorégraphie, installations, vidéos, peintures et sculptures.
Carte blanche lui a été donnée pour investir le lieu à sa manière, et de cette invitation résulte un travail unique, faisant cohabiter l'identité de cet espace culturel multidisciplinaire et la spécificité de son univers d'artiste. De « The World's Greatest » à « Climbing Down », le visiteur déambule dans un théâtre d'installations multiples, révélant chacun un aspect du travail, des interrogations, de l'imaginaire de l'artiste.
Dans le petit monde de l'art pensé comme village planétaire, Barthélémy Toguo pourrait bien faire figure d'archétype. Dans sa méthode et son inspiration, dans son parcours et son statut, il représente assez idéalement « l'artiste contemporain » dans toute sa splendeur cosmopolite.
L'artiste contemporain sait tout faire
Fini le temps où, étudiant aux Beaux-Arts, on avait le choix entre peinture au premier trimestre et sculpture au second, ou inversement. Désormais, l'artiste contemporain est pluri-disciplinaire et « joue avec les évènements pour en faire des occasions de travail » (Franck Scurti). En Côte d'Ivoire, où il a fait ses études d'arts plastiques, puis en France et en Allemagne, Barthélémy Toguo s'est initié à toutes les formes d'expression artistique, et passe sans difficulté de la peinture à la sculpture, réalise des installations et des vidéos, et, pour « The Sick Opera », s'engage même dans une chorégraphie, en collaboration avec Romano Bottinelli. Cette liberté de support et de forme (une évidence pour bon nombre d'artistes contemporains), se veut en phase avec le lieu, le projet, les circonstances, comme une exigence de renouveau créatif permanent et parfois éphémère, dans une démarche esthétique globale. Savoir ajuster sa pratique à la « commande », en conservant son identité visuelle, telle est sans doute la première qualité de l'artiste contemporain.
L'artiste contemporain est un humaniste
On peut dire sans risque que si, dans la littérature, l'auto-célébration noire est au sommet, le romantisme n'est pas de mise dans la création plastique contemporaine. Au nombriliste amour de soi beaucoup semblent préférer une sorte d'amour de l'humanité, maniant cynisme ou humour, provocation ou second degré, histoire de réveiller les consciences. Et s'il parle de lui, l'artiste contemporain ne le fait qu'en tant que représentant d'une humanité dangereuse et/ou en danger. L'art, écrit Kendell Geers, artiste sud-africain, constitue, avec la guerre et la religion, une des seules formes admises de la transgression.
Barthélémy Toguo fait partie de ces artistes qui se veulent justement conscience aigüe et préoccupation, de l'agitation des hommes et de leurs maux, de leur violence et de leur misère, de leurs amours et de leurs joies aussi. L'artiste contemporain se sent bien souvent, à tort ou à raison ?, investi d'une mission, sinon de dénonciation, au moins de témoignage, et entend réfléchir les représentations, les modes de pensée, les stéréotypes ou les idéologies, bien en amont de son travail de création.
Sensible sans sensiblerie, Barthélémy Toguo est un artiste qui dit aimer la Vie comme s'il s'agissait d'une vocation politique et cherche à en «exprimer », au sens propre, les émotions et la beauté, comme si c'était un combat.
En ces temps d'horreurs mortifères et d'instrumentalisation de tout, y compris de la matière humaine, on ne peut que saluer cette volonté de prendre l'art à partie dans les débats du monde, sauf si l'on pense, comme Woody Allen, que l'art ne change rien à la vie, mais à l'art, seulement.
L'artiste contemporain est un nomade multiculturel
« Nous sommes tous en transit permanent... On part d'un lieu pour un autre à l'aide de différents moyens tout en emportant avec nous, lors de ces voyages, notre culture qui va à la rencontre de l'autre." Pour Barthélémy Toguo comme pour beaucoup de ses confrères, le voyage est un mode de vie, la rencontre des cultures, une source d'inspiration et le monde, un lieu commun. De Cassel à Gwangju, de Dakar à Paris, ils se croisent au gré des biennales et des expositions, comme dans une pub IBM version courant d'art. Vivant entre Bandjoun, Paris et Düsseldorf, Toguo ne se considère ni comme un artiste français, ni comme un artiste allemand. L'identité confrontée au croisement des cultures, la rencontre et l'altérité, le déplacement et les frontières deviennent des problématiques récurrentes. Pour ces artistes, la globalisation n'est pas un vain mot. Et cela oblige critiques, historiens d'art, conservateurs, galeristes et marchands à réviser leur géographie, leur histoire...et leurs a priori.
Pour autant, l'artiste contemporain, est rarement prophète en son pays. En ce sens, Barthélémy Toguo est encore exemplaire du statut de l'artiste africain. Rares sont ceux qui trouvent le moyen d'exprimer leur créativité dans des pays où l'on préfère souvent des expressions artistiques conformes à une vision traditionnelle, voire « touristique » de leur culture. Aussi, l'artiste africain se voit contraint, si son art ne se limite pas à une sorte d' « africanité » bienveillante, à s'exporter pour entrer sur le marché de l'art et exister. Ainsi, des artistes comme Chéri Samba, Pascale Martine Tayou, Meschac Gaba, Esther Mahlangu ou Barthélémy Toguo ont bien compris ce processus d'investissement du marché de l'art occidental en jouant sur leur représentativité, encore faible, et ont su, sans renier leurs racines, imposer la simple contemporanéité de leur regard sur le monde.
L'artiste contemporain est notre contemporain
Car comme l'écrit Daniel Vander Gucht, éminent Docteur en Sociologie, il ne faudrait pas perdre de vue que le qualificatif de « contemporain », qui en fait fuir plus d'un, « ne renvoie somme toute qu'au fait que ces artistes sont bel et bien nos contemporains, partageant notre condition, nos préoccupations, nos soucis, nos espoirs et notre sensibilité. » Tout simplement.
Barthélémy Toguo est tout cela, et tout Toguo est au Palais de Tokyo, dans ces corps d'aquarelles à la beauté sinueuse et tourmentée, dans son appétit non dissimulé des choses de la vie (l'amour, le sexe, « Having sex Kills ») et son insatiable curiosité des autres, de leurs espoirs comme de leurs inquiétudes (« Head above water »), dans son art à mêler son intimité fantasque au mouvement du monde, sans obscénité mais avec la distance ironique qui suffit (« The World's Greatest »), dans son humour « carte à jouer », sorte de gimmick pour dire le hasard des rencontres.
A l'occasion de cette exposition, un livre est consacré à l'artiste et son oeuvre, bien documenté et bien illustré. « The Sick Opera » - Jérome Sans, Peter Doroshenko, Jan-Erik Lundström - Edition Paris-Musées
"The Sick Opera"- Palais de Tokyo- Du 13 octobre 2004 au 28 janvier 2005
TEXTE REDIGE POUR LE WEBZINE WWW.LAFACTORY.COM