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11 février 2025 2 11 /02 /février /2025 09:22
COMMISSARIAT - Texte  - L'or des fous - Exposition de REGIS SENEQUE, du 5 au 21 février 2025 - Galerie Marguerite Milin, Paris

Je suis ravie d'accompagner en tant que curatrice l'exposition personnelle de Régis Sénèque à la Galerie Marguerite Milin, à Paris. 

"L'or des fous", exposition du 5 au 21 février 2025, présente installation, dessins, photos et vidéo, avec également la complicité de Matthieu Gounelle, astrophysicien spécialiste des météorites et attaché au Museum d'Histoire Naturelle de Paris.

(C) Michel Martzloff

(C) Michel Martzloff

Pour compléter cet accompagnement curatorial, j'ai rédigé un texte, que voici:

 

Ce monde est fou,

et l'on en rit,

mais d'un rire qui n'est pas joyeux.

Georges Minois, historien, (1946 -)A propos de L'éloge de la folie d'Erasme (1511)

 

Au milieu du 19e siècle, on moquait les prétendants à l'orpaillage qui, croyant avoir déniché la pépite qui leur assurerait la fortune, n'avaient en fait extrait qu'un morceau de pyrite, un minéral de moindre valeur mais dont l'éclat jaune métallique était trompeur. Venus parfois du bout du monde, poussés par la pauvreté, confiants en l'Eldorado promis, avides d'une vie meilleure et rêvant d'abondance, certains de ces chercheurs éconduits devenaient fous de désillusion, et la pyrite est devenue «l'or des fous». Dans cette course éperdue à la richesse, matérialisée en pépites et paillettes, les fous étaient ceux qui y avait cru et avait perdu.

(C) Sophie Mabille

(C) Sophie Mabille

Dans la performance A valeur variable (2021/2024), Régis Sénèque, tout en répondant au projet d'«oeuvre mobile» initié alors par l'espace Immanence, traverse Paris jusqu'à Aubervilliers, avec ce qui semble une pépite d'or, protégée dans un cube de plexiglass, entre trésor et ready-made, sur le dos, intriguant les passants. Est-il une sorte de Diogène de Sinope, cherchant l'essence de quelque chose dans l'espace public, un sage sorti de la caverne et exhumant la preuve de l'inanité du monde réel, ou un fou plus ou moins conscient de son état, charriant comme un trésor ce qui n'est qu'un morceau de charbon déguisé? Présenté en majesté dans la galerie, ce morceau de charbon sur lequel la transsubstantiation n'est qu'apparente, fait écho à toute réflexion que nous pourrions avoir sur le réel et l'illusion, sur les gouffres qu'il ouvre et les passions qu'elle déchaine.

COMMISSARIAT - Texte  - L'or des fous - Exposition de REGIS SENEQUE, du 5 au 21 février 2025 - Galerie Marguerite Milin, Paris

L'or noir : le charbon, comme le pétrole, met la fièvre et, comme tout ce qui peut rendre riche et puissant, exacerbe les vices si l'on en croit Erasme, le bien connu auteur de l'Eloge de la Folie: l'ivresse du pouvoir et l'amour de soi, la concupiscence et la flagornerie, la licence et l'intempérance...

L'histoire n'est pas nouvelle, voici bien des siècles que l'homme creuse les profondeurs de la Terre pour en extraire ce qui lui semble le plus précieux, le plus proche du divin et le plus désirable, la malléable et éternelle matérialisation du pouvoir et de la beauté, bref, l'ultime objet du désir. Midas en meurt, les Pharaons s'en parent jusqu'à ne pouvoir en supporter le poids, au troisième millénaire avant notre ère, on excavait déjà. Gaulois, Romains, Celtes...en font l'objet de toutes les guerres, partout pendant des siècles on lance des expéditions à la recherche des supposées mines du Roi Salomon. Plus tard, avec la même avidité, l'homme creuse et creuse encore pour y extraire, jusqu'à épuisement du stock, une roche sédimentée bien utile qu'on appelle le charbon. Voilà bien mille ans que le «Seigneur de la terre»** arraisonne peu à peu la Nature par la technique qui n'est plus depuis longtemps un processus de dévoilement mais celui de la «mise en demeure»**, de la «sommation», de la «réquisition»**. Notre examen de conscience ne sera pas bien long pour admettre que la modernité a exigé de la nature que celle-ci se réduise le plus souvent à une réserve que l'on pense légitimement à notre disposition et que l'on voudrait inépuisable.

COMMISSARIAT - Texte  - L'or des fous - Exposition de REGIS SENEQUE, du 5 au 21 février 2025 - Galerie Marguerite Milin, Paris

Comme dans une sorte de phylogénèse, d'abord affleurant à peine à sa conscience, comme souvent, cela faisait de nombreuses années que Régis Sénèque s'intéressait aux pierres, à la minéralogie en général, au charbon, à l'or aussi, divers matériaux que l'artiste faisait entrer de manière récurrente dans son travail sous différentes formes, sans vraiment savoir pourquoi. Il n'avait alors qu'une vague idée de son histoire familiale et de l' implication de celle-ci dans l'histoire coloniale du Viet Nam.

Au travers d'une série de dessins intitulée A la lumière de tes yeux (2024-2025), l'artiste fait écho à cette histoire, esquissant dans le même temps le lien entre toutes ces histoires, depuis les mythes les plus anciens jusqu'aux réalités industrielles et capitalistiques d'aujourd'hui, en passant par ce que signifia, et dit toujours, passés au filtre de nos regards contemporains critiques, et de l'examen de sa propre histoire, l'esclavage, la colonisation, les guerres de conquête territoriale, l'extorsion écologique, l'exploitation humaine. Cette série de portraits de mineurs d'hier et d'aujourd'hui, dont certains sont des enfants, exécutée au pastel gras doré sur fond noir, dévoile et sublime leurs regards presque hallucinés, phosphorescents, illuminés ou brûlants du charbon qu'ils extraient des entrailles de la Terre, en Chine, en Ukraine ou ailleurs...A travers eux s'incarne le glissement de l'instrumentalisation, de la dimension «calculable», pour résonner encore avec l'analyse d'Heidegger, de la nature vers l'humain mais dans le même temps, ici, «Tous brillent dans la nuit pour qui sait les voir»*, ainsi que l'écrit Matthieu Gounelle.

COMMISSARIAT - Texte  - L'or des fous - Exposition de REGIS SENEQUE, du 5 au 21 février 2025 - Galerie Marguerite Milin, Paris

Cette saisissante collection de regards courant le long des murs de la galerie comme une frise chronologique qui nous raconterait comment nous avons annexé les entrailles de Terre au travers des âges nous ramène à un point névralgique, celui de la guerre. Ici s'érige un mur, un mur de parpaings, autre matériau usité par Régis Sénèque sur lequel est dessiné, gris sur gris, les fumées de la guerre. Le temps d’un déplacement pour révéler du réel, est une sculpture-dessin qui lui fut inspirée d'une image d'actualité lors du conflit en Syrie en 2014. Il y est question de la construction et de la destruction, de la fragilité du bâti, de la maison, et de la guerre, lorsque tout devient dérisoire. Dans notre contexte, il prend un sens à la fois hélas toujours très contemporain - en 2025, les images de villes ravagées, ici ou là dans le monde, nous abreuvent jusqu'au paroxysme de notre capacité à nous scandaliser si ce n'est au moins à nous émouvoir- et universel. Car nous savons que, d'une manière ou d'une autre, ce que symbolisent les richesses minières -le pétrole, le charbon, ou l'or- qu'il s'agisse du pouvoir ici ou du divin au-delà, est inscrit au cœur de la guerre depuis toujours.

COMMISSARIAT - Texte  - L'or des fous - Exposition de REGIS SENEQUE, du 5 au 21 février 2025 - Galerie Marguerite Milin, Paris

Mais «c'est l'or que l'homme préfère (…) / l'or dont les paillettes / l'or dont les pépites / l'or dont le lustre / sert comme un fil aux poètes / recouvre la pierre / nous éblouit et nous aveugle, saisit notre main / et la guide / là où sont les démons / là où manquent les prières / là où les conquérants souffrent / buvant cet or dont ils sont si avides (...)»*

L'écran de la vidéo L'or des fous (2025), portée par la voix de Régis Sénèque lisant le poème de Matthieu Gounelle s'ouvre comme une fenêtre, un portail, vers les abîmes du cosmos et de l'infini.

Cela justifie -t-il notre folie? Nous sommes dans l'univers – dans le «silence éternel de ces espaces infinis», comme dirait Pascal*** - comme embarqués dans une boschienne Nef des fous****, dérivant dans des abysses qui nous ignorent, et nous, assez insensés pour s'y accrocher, à ce navire sans voiles ni gouvernail, et qui peut-être ne va nulle part. Au fond, nous n'en savons rien et en vérité, mieux vaut ne pas trop s'en soucier.

Dans les profondes cales de ce navire, nous avons trouvé de quoi nous consoler de notre condition éperdue, des matières auxquelles nous avons donné suffisamment de valeur pour nous entretuer en attendant la fin.

Ici se rejoignent -qui le sait ?- la Terre et le Ciel, ce que l'Univers a sécrété sans nous.

L'exposition L'or des fous, en quelques traits, retrace modestement cette odyssée traversant l'abîme du cosmos et des milliards d'années jusqu'à nous, à la fin. Explosion de supernova, collision d'étoiles, incandescence des magmas: rien que des conjonctures au delà de nos mesures. Tout ce sublime nous a rendu fous.

COMMISSARIAT - Texte  - L'or des fous - Exposition de REGIS SENEQUE, du 5 au 21 février 2025 - Galerie Marguerite Milin, Paris

*«L'or dont le lustre sert comme un fil aux poètes» - Matthieu Gounelle, 2022 - Matthieu Gounelle est un astrophysicien spécialiste des météorites et attaché au Museum National d'Histoire Naturelle de Paris, auteur du poème présenté dans l'exposition

** Selon le philosophe allemand Martin Heiddeger, notamment dans «La question de la Technique», in Essais et conférences, 1954

***Blaise Pascal, Pensées – «Fragment 233»

**** Jérôme Bosch- La Nef des fous – panneau latéral supposé du Triptyque du vagabond - Huile sur panneau, 58 x 32 cm, circa 1500

 

L'or des fous

Solo show Régis Sénèque

Avec l'accompagnement curatorial de Marie Deparis-Yafil

et des textes de Marie Deparis-Yafil et de Matthieu Gounelle

Du 5 au 21 février 2025

Galerie Marguerite Milin

Rue Charles-François Dupuis - Paris 4e

https://galeriemargueritemilin.wordpress.com/

 

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