Après avoir été reportée, la 21 ème Biennale d'art contemporain de Santa Cruz en Bolivie a finalement ouvert ses portes, mettant en avant le travail photographique de Sadek Rahim. on y retrouvera également le texte que j'avais écrit pour l'occasion
Continuum (Universality)
1 printed Sticker, 200/125cm, 2017 - 3 C-prints, 68/45cm, 2017
...Quelqu'un raclant
les murs du monde
avec ses os ?...
Silence des yeux, Juan Gelman, 1981
Quelque part sur l'étroite bande côtière qui sépare la « montagne des lions » de la Méditerranée, entre Oran et le village portuaire de Kristel se dressent, face à la mer, les ruines d'une ancienne colonie de vacances, haut lieu de villégiature des petits Algériens de la région dans les années 70 et 80. Sadek Rahim passa un ou deux étés, enfant, dans une colonie de ce genre, dans une ambiance qui tenait davantage du camp militaire que des plaisirs balnéaires. Peut-être que cette rigueur, dans l'organisation des loisirs enfantins comme dans la tenue exigée d'eux avait quelque chose à voir avec la forte influence, militaire, politique économique et culturelle du « modèle soviétique », qui prévalut dans l'Algérie post-coloniale jusqu'à la fin des années 80. Ici, sans doute, s'agissait-il de modeler, pour reprendre l'expression du philosophe français Michel Foucault, les « corps dociles »* nécessaires à toute société disciplinaire. Parmi les ruines, certains murs sont restés bien debout ; sur l'un d'entre eux, on peut distinctement lire le mot « administration ». L'architecture parle, elle organise la violence en la « territorialisant », elle matérialise les dispositifs de contrôle et de domination des corps par les règlements, les fonctions, en un mot, le pouvoir. L'architecture parle : le lieu « public » est aussi éminemment « privé » quand les murs hantent les mémoires.
De temps à autre, au cours de ses pérégrinations, Sadek Rahim revient sur ces lieux le ramenant à des souvenirs d'enfance pas si heureux, regardant l'horizon depuis ces édifices aujourd'hui à l'abandon, comme s'ils avaient laché prise, comme un décor de théâtre, le décor d'une tragédie lointaine aujourd'hui vidé de ses comédiens et sans plus de spectateurs.
Puis il a appris que ces bâtiments avaient plus tard été occupés par l'armée nationale populaire algérienne, pendant la « décennie noire ». « J'ai trouvé fascinant », dit-il, « que ce lieu, supposé être un lieu de joie, de paix, un des rares échappatoires pour les enfants, soit lui aussi finalement lié d'une façon ou d'une autre à l'histoire récente de notre pays ».
Au travers du projet « Continuum », duquel sont présentées ici quatre photographies, Sadek Rahim poursuit une réflexion de près de dix ans sur les échecs de l'histoire contemporaine de son pays, et notamment les questions si sensibles de la migration et de l'exil, et en particulier de l’immigration clandestine des jeunes algériens vers l’Europe. Ainsi, Faces, Leaving paradise, Changing dreams ou encore Facing horizon étaient des projets dans lesquels photographies et vidéos, prises dans des villages côtiers, offraient le portrait de jeunes algériens potentiellement candidats à l’émigration clandestine. Souvent, la Méditerranée a été au centre de son travail. Cette fois, il l'a délibérément placée à l'arrière-plan des images, manière de dire que si la mer est toujours là, elle représente pour beaucoup aujourd'hui l'immensité d'un drame dont l'origine a un rapport avec ce que fut cette colonie de vacances : une orientation politique, économique, sociale, l'exercice d'un pouvoir...
Aussi, au-delà du continuum des espaces et des temps, se dessine une continuité sous le terme d'universalité. Ce que pointe Sadek Rahim, c'est le rapport de causalité qui est à l'oeuvre dans l'histoire, de manière parfois subtile, sous-jacente, symbolique. Autrement dit, ces bâtiments, dans ce qu'ils ont été et ce qu'ils sont aujourd'hui, matérialisent cette déréliction, cette difficulté à réformer, à sortir de l'émergence, qui, pour l'artiste comme pour beaucoup d'Algériens, sont liées aux choix politiques des pouvoirs successifs depuis l'après indépendance.
Sur la plage près de Kristel, Sadek Rahim photographie ces murs qui hantent sa mémoire ; à Santa Cruz, il superpose l'image, la reproduction au format réel d'un des murs de la colonie, sur un autre mur, « comme une seconde peau », dit l'artiste, comme une manière de lier intimement, d'entrelacer les deux histoires tragiques que ces deux pays partagent dans leur histoire contemporaine. Mur contre, tout contre mur. Ceux de ce centre de vacances abandonné font écho à l'histoire de l'Algérie, mais aussi à celle de la Bolivie, dans cette région qui a vu naître et mourir un certain Hugo Banzer Suarez.
En décembre 1977, Sadek Rahim a six ans. En Bolivie à ce moment-là, des femmes, des mères, et des enfants, font basculer l'Histoire et desserrent par leur volonté de résistance civile et une action protestataire inattendue l'étau du régime militaire. Les œuvres de le série « Continuum », si elles soulignent comment, d'une partie à l'autre du monde, les soubresauts de l'histoire, ses errements, et ses erreurs semblent parfois se reproduire comme un continuum de la tragédie, se veulent aussi et surtout un hommage aux enfances meurtries partout dans le monde, ne serait-ce que parce que la liberté de l'enfance, sa joie pure, son ignorance et son innocence, est universelle.
Car partout où ont régné la violence et l'arbitraire, il faut tout reconstruire : les identités, fragmentées, éclatées, les « mondes communs »** comme disait Hannah Arendt, reconstruire, donc, les mémoires et les projets d'avenir.
Réinventer aussi. Repousser les murs, les faire tomber, rouvrir le paysage...au bleu de la Méditerranée.
*Surveiller et punir - Naissance de la prison (1975),- Michel Foucault - 1975
**Condition de l'homme moderne - Hannah Arendt – 1958