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17 septembre 2019 2 17 /09 /septembre /2019 12:01

En "Résonance" de la Biennale de Lyon qui vient de s'ouvrir, Dominique Torrente expose ses dernières oeuvres à la Galerie 116Art,  Villefranche sur Saône. Le titre de l'exposition "Un jour le paysage me traversera", est emprunté à l'ouvrage de Pascal Quignard, Terrasse à Rome (2000).

Je suis particulièrement ravie d'avoir pu rédiger le texte de l'exposition, que je livre ici

Vue de l'exposition - En face, Les riches heures ou l’éclat de vos mains, fibres canevas recto ou verso, installation modulable, environ 3 m x 2,70 m, 2018-2019 A droite Ensemble de dessins sur papier ancien récupéré, aquarelle, gouache, crayons, fibre, couture, broderie, 2019. Chaque dessin 24 cm x 32 cm Objet sur sellette, Opposite n° 19, bois laqué et volume couvert de fibre canevas, 36 cm x 60 cm x 34 cm

Vue de l'exposition - En face, Les riches heures ou l’éclat de vos mains, fibres canevas recto ou verso, installation modulable, environ 3 m x 2,70 m, 2018-2019 A droite Ensemble de dessins sur papier ancien récupéré, aquarelle, gouache, crayons, fibre, couture, broderie, 2019. Chaque dessin 24 cm x 32 cm Objet sur sellette, Opposite n° 19, bois laqué et volume couvert de fibre canevas, 36 cm x 60 cm x 34 cm

LA PEAU DU PAYSAGE
Dominique TORRENTE


Que serait la « peau d'un paysage »? La surface visible d'une tectonique complexe, architecturale ou non, ce qui affleure au regard et qu'il ne peut jamais totalement embrasser, un territoire souple, comme un revêtement posé sur les accidents et dont on ne verrait jamais l'envers. L'envers du décor. Ou celui du canevas, cet ouvrage d'aiguille pour noble dame popularisé au 19ème siècle, aujourd'hui objet désuet sinon
déchu et « indigne d'intérêt », dont le réusage est cependant au coeur du travail récent de Dominique Torrente, et dont le nom désigne – cela peut-il être un hasard ?- en topographie, l'ensemble des points relevés sur le terrain permettant de reconstituer la toile d'un relief par cartographie.
Seulement, lorsque Dominique Torrente demande aux modèles de ses récentes photographies – montrées ici pour la première fois- de porter les canevas brodés, et que ceux-ci s'approprient ces pièces de tissu comme des « peaux » quasi animales, vêtements colorés que seuls leurs corps architecturent, elles leur redonnent vie et parfois aussi, découvrent l'envers du paysage, du décor, de la belle broderie : les fils emmêlés et les noeuds. « Ce dernier côté est moins beau », dirait Schopenhauer, « mais plus instructif, car il permet de reconnaître l'enchainement des fils »¹, autrement dit, comment s'est construite la peau du paysage. Si Schopenhauer compare la vie à une étoffe brodée dont « chacun ne verrait, dans la première moitié de son existence, que l’endroit, et, dans la seconde, que l’envers »¹, c'est probablement davantage l'intérêt et la curiosité pour la forme du travail, de la transformation par l'assemblage de l'épars en un tout constitué, qui nourrissent les recherches de Dominique Torrente.

Détail Les riches heures ou l’éclat de vos mains, canevas à l’endroit ou à l’envers.

Détail Les riches heures ou l’éclat de vos mains, canevas à l’endroit ou à l’envers.

Car l'espace de la toile brodée, endroit comme envers, forme un territoire – un paysage- complexe, au senspremier, étymologique. Elle est un tout complexe c'est-à-dire un « assemblage » de constituants « tissésensemble », un « enchevêtrement d'enlacements »², pour reprendre l'expression d'Edgar Morin. Car il n'estpas impossible que Dominique Torrente ait choisi la toile brodée – consciemment ou non – parce qu'elle
pourrait endosser en quelque sorte la métaphore originelle de la pensée « complexe » et du paysage comme « complexion » c'est-à-dire ce mode d'être fondamental qui existe, surgit et prend sens au travers de ce qui s'assemble, se noue, se tisse, un objet multidimensionnel aux multiples interactions, un objet qui raconte quelque chose, mais pas seulement son contexte d'origine, un objet d'une insoupçonnée richesse,
matérielle et allégorique, ouvrant à une vision multiple et globale, bref, un objet appréhensible, pour reprendre le concept cher à Morin, sur le mode de la « reliance ». Relier les représentations, les formes, les esthétiques, les histoires, opérer des ponts et des rencontres – ensemble de préoccupations qu'elle place sous le terme générique d' «hybridation »-, c'est précisément ce que produit Dominique Torrente dans ce travail de longue haleine autour du canevas brodé, et c'est justement ce qui en fait la complexité formelle et sémantique.

Il faut d'abord partir de la découverte que fit l'artiste, il y a quelques années, lors d'une résidence à La Ricamarie, près de Saint-Étienne, de ces canevas brodés à l'aiguille, au point de croix ou au point couché, réalisés à la main par les femmes des classes populaires, principalement entre les années 40 et 80. La plupart reproduisent les peintures considérées comme chefs d'oeuvre de la peinture européenne, de Vermeer à Fragonard, de Millet à Renoir...Fascinée par cet « art modeste », « sans grande valeur marchande mais à forte valeur émotionnelle », comme pourrait en parler Hervé Di Rosa³, Dominique Torrente entreprend de les collecter, comme matériaux plastiques, mais aussi comme objets mémoriels.
Elle explique : « Ces pièces textiles une fois lavées sont répertoriées et archivées, et j’en transforme une grande partie, une autre partie est collectionnée afin de garder mémoire de cette étrange pratique des femmes des milieux modestes européens et de constituer un ensemble d’archives.(...)Débarrassées de leurcadre et lavées, ces modestes tapisseries aux teintes encore vives, où chaque point bien net peut évoquer
un pixel, sont d’étonnantes traces d’un passé révolu, des tissages de mémoire. (...)Cette matière a une mémoire, comme les pages de publicité ou les textes sur lesquels j’aime intervenir.»
Ces objets d'« art domestique » résonnent chez l'artiste de tout un pan de son histoire personnelle, étroitement mêlé à l'histoire du monde ouvrier du siècle passé. S'y questionnent le processus de travail, le travail manuel en tant que geste, la manifestation concrète de l'acte de « produire », si ce n'est de créer, la question du « faire » au sens propre, le rapport à la matière dans le travail ouvrier et paysan et de façon
concomitante, la nécessité de conserver une mémoire de ces modes de travail qui tendent à disparaître dans le monde contemporain. Le travail, comme manière d'inscrire sa volonté dans la matière, se retrouve autant dans la création artistique que comme essence même de transformation du réel à l'image de l'homme, de même que, toujours dans cette perspective hégélienne, le paysage tel que nous le voyons
aujourd'hui est essentiellement le fruit de l'activité humaine, d'un effort imposant notre marque à la nature (ce qu'au fond nous appelons aujourd'hui « anthropocène »). Tel est probablement un des sens de ces assemblages que produit Dominique Torrente, cette manière de produire un « paysage » qui soit le résultat d'un assemblage déterminé.

 

Détail Les riches heures ou l’éclat de vos mains, canevas à l’endroit ou à l’envers.

Détail Les riches heures ou l’éclat de vos mains, canevas à l’endroit ou à l’envers.

Ainsi par exemple « Les riches heures ou l'éclat de vos mains », installation-juxtaposition de canevas constituant une tenture: tout en rappelant à une tradition iconographique d'esprit médiéval mais aussi aux coutumes décoratives aristocratiques, l'oeuvre fait écho au travail manuel comme puissance de représentation, de production d'image, « l'éclat » comme un hommage aux mains ouvrières de ces femmes produisant ces objets, tandis que Dominique Torrente, en les assemblant ainsi, construit une sorte de paysage iconographique, un paysage « modeste » lui aussi, y infusant une affection liée à l'histoire de ces toiles brodées.


Car cette sensibilité particulière au monde ouvrier, dont elle est issue, se nourrit au souvenir d'une enfance passée dans une région marquée par l'industrie textile, et d'une maison régulièrement envahie de tissus et d'étoffes: en travaillant sur ces toiles brodées, elle a, dit-elle, «retrouvé la fulgurance de (s)on attrait pour ces fibres, ces amoncellements de matières souples, molles, épaisses, aux couleurs chatoyantes car enfant,
textiles et broderies envahissaient, s’amoncelaient, débordaient de la table de couture de (s)a mère. »


De nombreux artistes aujourd'hui, se réfèrent au média textile, et notamment à la broderie, pour signifier et le cas échéant s'en prendre à, la dimension domestique et « typiquement» féminine de cette activité. Dominique Torrente semble inverser le processus critique, voyant en cette activité certes spécifiquement « pensée » pour les femmes⁴ une brèche ouverte sur la création dans la répétition ménagère, un espace de liberté arrachée au quotidien ouvrier et aux tâches domestiques, un prétexte au repos si, pour reprendre les mots de Virginia Woolf, « le repos n’est pas l’inactivité mais le goût de se livrer à une activité différente »⁵, bref, une immatérielle mais réelle « chambre à soi ».


Etait-ce aussi pour elles, au-delà de la possible dimensions décorative, un moyen d'introduire dans le foyer quelque chose de l'ordre de la culture ? Une entrée au musée où l'on ne va jamais, aux livres auxquels on n'a pas accès ? Ces ouvrages féminins, dont le succès va de pair avec l'industrialisation et la consommation de masse, sont pourtant essentiellement considérés comme kitsch par les élites, c'est-à-dire comme
l'expression d'une maladroite manière de singer le goût bourgeois, indignes d'un quelconque rapprochement avec une réelle oeuvre d'art. En utilisant ces anciens canevas, Dominique Torrente prend encore une fois à rebours l'attitude désormais convenue face au kitsch, admise voire encouragée, comme tendance esthétique au second degré, et vocabulaire, depuis Warhol jusqu'à Jeff Koons, de nombreux artistes contemporains. Et si l'on veut voir dans son travail une manière de revaloriser cette esthétique approximative, ce serait d'abord en vertu de l'hommage tendre et sincère qu'elle rend à ces femmes, et sans ironie, un acte de « reliance », encore. Ainsi croise-t-elle, dans sa série de sculptures Hybrid Lexis, deux langages esthétiques a priori inconciliables formellement et sociologiquement. Hybridation ou « collage » entre des volumes issus du minimalisme (monochromes, volumes géométriques colorés, évoquant Franck Stella ou Donald Judd), et des volumes recouverts de ces toiles brodées, la série Hybrid Lexis – dans laquelle chaque oeuvre est un « Opposite » numéroté- semble rééquilibrer les valeurs, sans a priori.

Opposite n° 11, bois laqué et volume couvert de fibre canevas,  50 cm x 30 cm x 23 cm, 2015

Opposite n° 11, bois laqué et volume couvert de fibre canevas, 50 cm x 30 cm x 23 cm, 2015

Territoire souple, flexible et recyclable, Hommage à Tony Cragg,  2015-2019 installation modulable, fragment de canevas épinglés.  Diamètre variable, ici 160 cm.  Espace d’exposition, médiathèque Jules Verne, La Ricamarie,  2015.

Territoire souple, flexible et recyclable, Hommage à Tony Cragg, 2015-2019 installation modulable, fragment de canevas épinglés. Diamètre variable, ici 160 cm. Espace d’exposition, médiathèque Jules Verne, La Ricamarie, 2015.

De même, si Dominique Torrente semble céder à la tendance de la réappropriation, du réusage, de la « seconde vie » des choses qu'elle intègre dans son processus créatif, c'est au regard d'une réflexion menée à la fois sur le front de la question de la mémoire, et sur celui de l'éco responsabilité. Une question qui n'est pas nouvelle, comme en témoigne son oeuvre « Territoire souple, flexible et recyclable », composée
de fragments, de chutes, de canevas brodés rescapés de ses autres oeuvres, sorte de paysage colorimétrique, par lequel elle rend un hommage, visuel et sémantique, à Tony Cragg. Car à l'instar du sculpteur britannique dans ses premières périodes, et notamment dans les années 70, il s'agit bien pour Dominique Torrente de créer une oeuvre à partir des rebuts du monde industriel, fussent-elles ses émanations culturelles comme le sont ces canevas produits en grand nombre pour le grand nombre. Comme Cragg, elle opère ici un travail de recyclage formel, entre fragmentation et recomposition, dans une sorte d'archéologie contemporaine ( voir son oeuvre « Vestiges », 2017)


"Ainsi les débris de la civilisation se déposent en couches successives créant le terrain fertile sur lequel germera le futur", écrit Tony Cragg, signifiant cette réflexion nécessaire sur le sens de l'oeuvre d'art. Par cette oeuvre hommage, comme par d'autres, par ses dessins notamment, qui parfois intègrent des fragments de canevas, le travail de Dominique Torrente semble s'inscrire dans une réflexion proche de la mouvance
slow art. Dans un monde littéralement submergé d'objets en surnombre, réfléchir à la manière dont est produite l'oeuvre (à partir de quels matériaux, dans quelles conditions) et à la légitimité de sa présence au monde ( ce qu'elle dit, ce qu'elle donne, sa nécessité) est inévitable, et Dominique Torrente ne contourne pas cette responsabilité : elle est au contraire, historiquement, politiquement, écologiquement, au coeur
même de son travail.


¹ Arthur Schopenhauer- Aphorismes sur la sagesse dans la vie - Chapitre VI : "De la différence des âges de la vie".
² « Quand je parle de complexité, je me réfère au sens latin élémentaire du mot "complexus", "ce qui est tissé ensemble". Les constituants sont différents, mais il faut voir comme dans une tapisserie la figure d’ensemble » - Edgar Morin, « La stratégie de reliance pour l’intelligence de la complexité », in Revue internationale de systémique, vol. 9, n° 2, 1995
³ Hervé Di Rosa, « père » du concept d' « Art Modeste » et du MIAM (Musée International des Arts Modestes, à Sète), fondé en 2000.

⁴ Dominique Torrente explique que les maisons produisant ces modèles de canevas avaient « parié sur le fait que les femmes allaient introduire un geste de travail de couture (façon tapisserie) et non pas de peinture dans ces reproductions, car la couture était le seul domaine d’expression qui leur était permis. »
⁵ Virginia Woolf – Une chambre à soi - 1929

Un jour le paysage me traversera

Dominique Torrente

Du 21 septembre au 2 novembre 2019

Galerie Le 116Art

116 route de frans
(derrière la gare)
69400 Villefranche-Sur-Saône
tél: 06 60 51 89 22
mail: galeriele116art@orange.f

http://www.galeriele116art.com

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