Gravity 3, l'immense exposition solo dont j'avais été commissaire en 2019 au MAMO d'Oran a essaimé, et je suis ravie de constater que cet été, on peut voir des oeuvres de Sadek Rahim dans pas moins de 5 expositions en France!
Un petit tour de France et d'horizon de ces participations à exposition collective, qui montre, si cela était nécessaire, l'extrême acuité du travail de Sadek Rahim.
L'exposition "En attendant Omar Gatlato", à la Friche Belle de Mai, ouverte pendant les confinements avait ouvert le bal (Elle a fermé à la fin du mois de mai). Dans cette exposition, curatée par Natasha Llorens, il s'agissait d'évquer l'Algérie et ses diasporas avec une sélection d'oeuvres de 1965 à nos jours.
A ainsi été choisi cette oeuvre, produite pour Gravity 3, "Made in URSS":
Parmi les différents dialogues plastiques que met en jeu Sadek Rahim, le tapis et l'objet mécanique. Le tapis est accroché au mur et un jeu de pliures lui donnent une forme sculpturale. La sensation d'envol est tempéré par la présence lourde de l'objet usiné, ici une pompe à injection. Cette oeuvre rappelle la série d'oeuvres « Gravity paradoxes », montrées ente autres à Dubaï et en Argentine, dans lesquelles le tapis se trouvait confronté, mis en balance, avec le béton, lourd, massif, rigide, qui lestait les oeuvres comme un socle de pesanteur, empêchant tout envol, condamnant le tapis quotidien à ne jamais rejoindre le mythe. On retrouve donc ici l'évocation du tapis familier, traité comme matérialisation, et métaphore, du mythe de la lévitation : le tapis « volant » est l'objet qui permet, littéralement, de s'arracher à la pesanteur, de voler vers une destination meilleure. Chez Sadek Rahim, l'utilisation du tapis comme moyen plastique est une manière de « mettre en échec le du tapis volant comme métaphore de l'échec du mythe de l'eldorado ». La réappropriation de l'objet usiné coloré, au-delà de son intérêt plastique, fait écho au regard critique que pose l'artiste sur la politique économique menée dans le pays depuis plusieurs décennies. Ce qui est cassé, obsolète, à l'abandon, au rebut, ce qui a été perdu, gâché, ce qui ne fonctionne plus... : ces objets de rebut constituent pour l'artiste des symboles d'une Algérie en panne.
Le titre donne un indice critique supplémentaire, faisant allusion la politique industrielle menée par l'Algérie dans les années 60 et 70, inspirée du modèle soviétique, consistant à développer une industrie lourde d'Etat, et qui fut un échec que les Algériens payent encore aujourd'hui.
Liberty enlightening the world, 2019
L'oeuvre était déjà présente dans l'exposition "Touriste!" en 2020 à Mitry-Mory, elle revient en saison 2 de mon exposition sur le tourisme, intitulée cette fois "Le Grand Tour", et que l'on peut voir encore jusqu'au 25 juillet au centre d'art H2M, à Bourg-en-Bresse. Placée entre l'oeuvre d'Esmeralda Kosmatopoulos, qui évoque Lesbos, et la einture de Yancouba Badji, elle entre dans la réflexion menée sur le rapport du tourisme et de la migration.
Liberty enlightening the world, 2019
Fibres de tapis
29 x 7 x 7 cm
Auscultant l’Histoire de l’Algérie, ses richesses et ses renoncements, ses illusions, ses drames et aujourd’hui, plus que jamais, ses espoirs, dans des oeuvres profondément inspirées par les matériaux et les formes iconographiques liés à la culture algérienne, Sadek Rahim traite de manière sensible et critique des problématiques de la jeunesse algérienne, des relations complexes entre Orient et Occident, du déracinement, du désir d’exil, et de l’illusion de l’Eldorado.
Cette Statue de la Liberté, dont le véritable nom est «Liberté éclairant le monde» représente pour de nombreux candidats à l’exil, le symbole d’un autre monde, celui de la liberté, mais aussi d’un Eldorado qui pour l’artiste n’est souvent qu’un mythe et une illusion.
Cette sculpture dont on pressent d’emblée la fragilité est réalisée avec des fibres de tapis. Elément domestique commun à tous les intérieurs algériens, le tapis cristallise, matérialise, l’idée du départ au travers du mythe de la lévitation qui lui est attaché, le tapis « volant » étant l’objet qui permet littéralement, de s’arracher à la pesanteur, de voler vers une destination meilleure.
Chez Sadek Rahim, l’utilisation du tapis comme moyen plastique récurrent est une manière de « mettre en échec le mythe du tapis volant comme métaphore de l’échec du mythe de l’Eldorado ». Il se réfère à cet objet de multiples manières, même les plus inattendues. Ici, il est effilé, désagrégé et sa fibre devient comme une nouvelle matière avec laquelle jouer. De simples particules provenant d’un objet familier, les fibres de tapis se resolidarisent en sculpture précieuse et fragile et se font symboles de l’«autre monde», celui du rêve, du fameux « Eldorado » que peuvent constituer, aux yeux d’un jeune algérien, New York ou Paris.
Ici donc, l’espoir et le rêve d’exil se substituent au cliché touristique. Symboles de la liberté, la statue de Bartholdi au large de Manhattan, ou sur l’Ile aux Cygnes, à Paris, non loin de la Tour Eiffel, autre symbole puissant, paraissent pourtant ici bien précaires et les rêves, comme les mythes, se désagrègent peu à peu...
Fin 2019, "Missing", oeuvre tapis produite pour Gravity 3 rejoint la très belle collection Zinsou, au Bénin. Et c'est aujourd'hui avec joie et fierté que nous pouvons faire découvrir cette oeuvre au public français grâce à l'exposition de la collection Zinsou cet été, au MO.CO de Montpellier, dernière exposition dirigée par Nicolas Bourriaud.
MO.CO. Hôtel des collections accueille pour la première fois des œuvres de la collection de la Fondation, selon une sélection guidée par l’envie d’un récit, à la fois territorial et universel. "Cosmogonies" présente près de 110 œuvres (sculptures, photographies, peintures et installations) de 37 artistes de générations différentes.
Ce n'est pas fini! A Malakoff, un autre tapis travaillé par Sadek Rahim est visble dans le cadre de l'exposition "Quelque part entre le silence et les parlers", curatée par Florian Gaité, et qui donne à voir un aperçu de la création contemporaine algérienne, autour de la pluralité des langages et leurs sémantiques.
Oasis 228, installation, 2019-2020
Je garde pour la fin la participation de Sadek Rahim avec ce magnifique projet, "Oasis 228", qui ne faisait pas partie de Gravity, dans le cadre de l'exposition Alger, un archipel de libertés, au FRAC Centre Val de Loire, à Orléans, sous le commissariat d Abdelkader Damani et de Nadira Laggoune.
L’exposition Alger, archipel des libertés jette un pont entre plusieurs périodes révolutionnaires qu’a connu et connait jusqu’alors le continent africain. Elle réunit une quinzaine d’artistes dont les réflexions puisent dans les mémoires des luttes africaines, de même qu’elle raconte des trajectoires révolutionnaires iconiques et méconnues, fabrique des récits intimes et collectifs, tant historiques que fictionnels.
L’œuvre 'Oasis 228' est la nostalgie d’une Algérie qui s’érige en État-nation. En effet, dans les années 1970, l’indépendance est acquise depuis peu, l’État amorce alors la construction de complexes métallurgiques et se lance dans la fabrication de véhicules industriels. À l’occasion de l’édition de 1980 du Rallye Paris-Dakar qui traverse le désert algérien, trois chauffeurs d’une entreprise locale, Atouat, Daou Boukrif et Kaloua vont rejoindre la course avec ces camions de fabrication nationale. L’équipage vainqueur est celui du camion 'Oasis 228'.
L’installation rend hommage à ces trois oubliés de l’histoire algérienne et témoigne d’une époque des possibles, annonciatrice d’une volonté d’autonomie économique, après une longue dépossession de biens nationaux. L’artiste rassemble et fabrique des fragments mémoriels : photographies de débris mécaniques obsolètes, une maquette de l’Oasis 228, des coupures de presse et des témoignages filmés, autant de traces pour exhumer un épisode oublié de fierté nationale.
Alors qu’une nouvelle génération de jeunes Algériens s’empare de la rue pour protester contre le chômage et la corruption, cette œuvre renoue avec le rêve d’une Algérie avide de souveraineté et de liberté
Nadira Aklouche-Laggoune
Un été avec Sadek Rahim
Le Grand Tour - Centre d'Art H2M, Bourg-en-Bresse, jusqu'au 25 juillet 2021 - Commissariat: Marie Deparis-Yafil -
Avec aussi: Slim Aarons, Pilar Albarracin, Jean-Paul Albinet, Pierre Ardouvin, Sophie Bachelier, Fayçal Baghriche, Yancouba Badji, Pauline Bastard, Becquemin & Sagot, Delphine Bedel, Catherine Burki, Arnaud Cohen, mounir fatmi, Gaelle Foray, Marco Godinho, Paolo Iommelli, John Isaacs, Sylvie Kaptur-Gintz, Farah Khelil, Esmeralda Kosmatopoulos, Dinh Q Lê, Shane Lynam, Monk, Martin Parr, Bogdan Pavlovic, Philippe Ramette, Emmanuel Régent, Reiner Riedler, Lionel Scoccimaro,, Laurent Tixador, UNTEL, Zevs, Brankica Zilovic
Cosmogonies, la collection Zinsou - MO.CO , Montpellier -Jusqu'au 10 octobre 2021 - Commissariat: Pauline Faure, Senior Curator, et Rahmouna Boutayeb, Chargée de projets - Sous la direction artistique de Nicolas Bourriaud
Avec également: Léonce Raphaël AGBODJELOU, ASTON, lshola AKPO, Joël ANDRIANOMEARISOA, Sammy BALOJI, Pierre BODO, Frédéric BRULY BOUABRE, Seyni Awa CAMARA, Chéri CHERIN, Jeremy DEMESTER, Jean DEPARA, Omar Victor DIOP, Kifouli DOSSOU, Rotimi FANI‐KAYODE, Samuel FOSSO, Pauline GUERRIER, Romuald HAZOUME, Seydou KEITA, Adama KOUYATE, George LILANGA, Ibrahim MAHAMA, Esther MAHLANGU, Emo de MEDEIROS, MOKE, Zanele MUHOLI, Rigobert NIMI, J. D.'Okhai OJEIKERE, Kwesi OWUSU-ANKOMAH, Gérard QUENUM, Sadek RAHIM, Lyndi SALES, Chéri SAMBA, Amadou SANOGO, Malick SIDIBE, Aïcha SNOUSSI, Sanlé SORY, Cyprien TOKOUDAGBA
Quelque part entre le silence et les parlers - Maison des Arts de Malakoff - Jusqu'au 28 novembre 2021 - Commissariat: Florain Gaité
Avec aussi: Louisa Babari Adel Bentounsi Walid Bouchouchi Fatima Chafaa Dalila Dalléas Bouzar Mounir Gouri Fatima Idiri Sabrina Idiri Chemloul Amina Menia
Alger, archipel des Libertés - Frac Centre Val de Loire - Jusqu'au 2 janvier 2022 - Commissariat: Abdelkader Damani et Nadira Laggoune -
Avec également: Sunday Jack Akpan, Marwa Arsanios, Louisa Babari, Fatima Chafaa, François-Xavier Gbré, Caroline Gueye, le projet des Archives des luttes des femmes en Algérie, William Kentridge, Michèle Magema, Fatima Mazmouz, Drifa Mezenner, Mohamed Rachdi, Leïla Saadna, Lydia Saidi, Zineb Sedira, Massinissa Selmani, Sofiane Zouggar
Et ceux qui passeraient à Florence cet automne, si tant est que cela soit possible, l'exposition "Cities Under Quarantine - The Mailbox Project", qui évoque au travers les récits de plusieurs artistes, à chaque fois sous la forme d'un livre contenant textes et photos, le premier confinement, permettra de découvrir Oran à l'heure du Covid et sous l'oeil de Sadek Rahim, dans un parallèle, bien sûr, à la ville décrite par Camus dans La peste.
Villa Romana, Florence, 4 Septembre / 18 December 2021, Curateur Abed Al Kadiri