A l'occasion de l'ouverture de l'exposition d'Emmanuel Régent Chez Robert (www.chez-robert.com) demain, dont je suis commissaire invitée, je réédite ici le texte que j'avais écrit en 2006 sur le travail qu'il avait présenté à la Fondation Suisse de la Cité Universitaire
La Fondation Suisse de la Cité Internationale Universitaire, bâtiment classé signé Le Corbusier, reçoit, dans le cadre de ses « Cartes Blanches », les sculptures, peintures et dessins du plasticien Emmanuel Régent. Une rencontre forte et subtile.
Une visite architecturale
Choisir d’aller découvrir le travail contextuel d’Emmanuel Régent, c’est d’abord prendre le temps, en ce printemps tardif, d’une promenade étonnante au cœur d’un ensemble architectural unique à Paris, la Cité Internationale Universitaire. Ici sont érigées, dans un écrin de verdure de plus de trente hectares, trente-sept maisons et résidences universitaires comme beaucoup d’étudiants en rêveraient. Construites entre 1925 et 1969 dans l’esprit d’un rapport d’échanges pacifiés des nations, chacune offre une architecture originale, comme la maison suédoise, réplique d’une demeure bourgeoise typique, celle du Japon, comme une pagode, et parfois impressionnante, à l’image du bâtiment de la fondation belge, la Fondation Biermans Lapôtre. Une véritable ville dans la ville, et un kaléidoscope passionnant des architectures du Xxème siècle.
Parmi elles, la Fondation Suisse, comme d’ailleurs la Maison du Brésil (fruit d’une collaboration avec Lucio Costa), est l’œuvre du suisse Le Corbusier. De taille modeste, et réalisée dans les années 30, on y trouve pourtant déjà tout le vocabulaire de l’homme des Cités Radieuses : simplicité géométrique et courbes organiques, béton brut, pilotis, toits terrasses, plans libres, baies vitrées. Un chef d’œuvre architectural dans lequel sont toujours hébergés, au milieu de pièces de mobilier signés Charlotte Perriand, de chanceux étudiants helvètes, conservant ainsi sa vocation de « machine à habiter ».
C’est donc ici, dans le cadre d’un programme régulier d’évènements culturels parrainés par la Fondation, qu’Emmanuel Régent, jeune artiste plasticien vivant entre Paris et Villefranche-sur-Mer, est venu tenter un dialogue in situ avec l’œuvre forte et « affirmative » du Corbusier.
Une présence discrète
Le travail d’Emmanuel Régent s’inscrit de manière récurrente dans une réflexion poétique sur le visible et l’invisible, l’apparition et la disparition en même temps que sur l’aléatoire et l’indéterminé. Son travail, pouvant convoquer tous les supports, avec une prédilection pour le dessin et la peinture, est souvent contextuel et participatif et toujours sur le fil ténu de la transparence.
Ainsi, en 1999, il réalise « Buées » : des carrés de plexiglas montés sur de fines tiges d’acier. Le spectateur, en soufflant sur le plexiglas (idée qui ne lui vient que par analogie, intuition ou vaguement guidé par l’inscription technique « souffle sur plexiglas ») fait apparaître, plus ou moins visiblement selon les conditions de lumière et de température, forcément contingentes, du moment, des formes géométriques. Révélées par le souffle et s’évanouissant avec lui, carrés, étoiles ou triangles ne se mettaient à exister fugitivement que sous les auspices conjugués de la météo et de l’intervention du visiteur. Et beaucoup, dit l’artiste, passaient à côté de « Buées » sans y voir autre chose que la transparence, non-évènements à la George Brecht.
Ici, au Pavillon Suisse, la discrétion des installation d’Emmanuel Régent, entre art minimal et arte povera, répond en douce à la puissance tutélaire du Corbu. Et c’est d’abord à un jeu de piste que nous convie l’artiste, à la recherche de ces presque-rien qui signent sa présence.
Sur les pilotis extérieurs du bâtiment, trois dessins à la craie blanche sur le béton gris, comme ces croquis d’architectes tracés rapidement « sur le mur de béton brut d’un chantier », s’offrent au regard attentif. Les passants pressés ne les remarqueront peut-être pas, intégrés qu’ils sont au paysage urbain, où les murs, entre tags, graffitis et pochoirs, sont devenus un terrain familier d’expression spontanée. Le promeneur y verra l’œuvre d’un habile dessinateur et l’initié, quelques discrètes références à l’œuvre de l’architecte, comme l’os du chien du troisième pilotis, rappel de la forme organique de ce dernier, si l’on sait que les ossements conservés dans son cabanon de Roquebrune avaient inspirés Le Corbusier pour certains éléments architecturaux. Bientôt, dans quelques jours, quelques semaines tout au plus, les intempéries auront fait leur œuvre et les dessins disparaîtront, absorbés par les éléments.
Dans l’entrée du bâtiment, près des escaliers, deux peintures apparemment monochromes semblent avoir toujours été là. Pourtant, en s’approchant, au gré de la lumière rasante, on devine les traits d’un visage : il s’agit en fait de portraits, presque imperceptibles sous la dernière couche de couleur en aplat. Ni cartels, ni explications. Cette absence de repères est volontaire : pour l’artiste, l’attention, le questionnement du spectateur, sa patience face au « temps de l’œuvre » importent autant que sa participation à l’émergence de l’œuvre. Seul l’intéressé se reconnaîtra, peut-être : les portraits sont ceux de Thomas Rebutato, artisan niçois reconverti en patron de « l’Etoile de Mer », guinguette contre laquelle s’appuyait le Cabanon, à Roquebrune, et qui se lia d’amitié avec son client Le Corbusier, au début des années 50, à la faveur de son grand projet d’ « Unités de vacances » sur le Littoral méditerranéen. Un hommage très…discret.
Puis, dans le salon courbe, auquel la fresque murale peinte par Le Corbusier en 48, en remplacement du mural photographique détruit pendant la guerre, et le mobilier, signé Le Corbusier et Perriand donnent une atmosphère unique, plusieurs installations s’intègrent presque naturellement dans l’espace. « L’autre jour », sculpture-éventail composée d’un support rotatif de 50 dessins sur un socle en bois, présente des images simples, parfois inachevées, réalisés à partir de photos, d’images captées sur Internet, de croquis nés du quotidien de l’artiste. Parfois, deux dessins en transparence en créent un troisième, ici ou là, se font les liens entre les images, l’architecture, le monde technique et industriel ou le principe de rotation. Une seconde installation du même type, mais sur un support de bois plan, et un hommage à l’architecte et à sa fin tragique – que je laisse au visiteur le soin de découvrir- complètent le dispositif.
Enfin, à l’étage, la « chambre témoin », dont le mobilier d’origine de Charlotte Perriand a (hélas ?) vraisemblablement inspiré des milliers de chambres d’étudiants de part le monde, devient le théâtre de petites apparitions. Ici encore, le parti pris d’intégration maximale de l’artiste au lieu rendent ses interventions anti-spectaculaires. Un caillou recouvert d’aluminium posé sur une étagère réfracte la lumière, chère au maître, pénétrant par la baie vitrée. Une série de peintures-sculptures, plaques de bois laquées de bleus s’empilent sur un élément mural comme des livres d’étudiants. Associées ou dissociées, ces œuvres révèlent ou dispersent leur secret…
Un art « économique », comme aurait dit Corbu, qui, loin des machineries spectaculaires et des images tonitruantes, impose sa présence en douce jusqu’à l’effacement, jusqu’à l’évidence.
Emmanuel Régent au Pavillon Suisse
Jusqu’au 28 mai 2006
Cité International Universitaire
7k, Boulevard Jourdan 75014 Paris
Exposition organisée par Maribel Nadal Jové
Texte publié sur www.lafactory.com en 2006