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11 septembre 2009 5 11 /09 /septembre /2009 22:15

 A l'occasion de l'ouverture de l'exposition d'Emmanuel Régent Chez Robert (www.chez-robert.com) demain, dont je suis commissaire invitée, je réédite ici le texte que j'avais écrit en 2006 sur le travail qu'il avait présenté à la Fondation Suisse de la Cité Universitaire

La Fondation Suisse de la Cité Internationale Universitaire, bâtiment classé signé Le Corbusier, reçoit, dans le cadre de ses « Cartes Blanches », les sculptures, peintures et dessins du plasticien Emmanuel Régent. Une rencontre forte et subtile.

 

Une visite architecturale

 

Choisir d’aller découvrir le travail contextuel d’Emmanuel Régent, c’est d’abord prendre le temps, en ce printemps tardif, d’une promenade étonnante au cœur d’un ensemble architectural unique à Paris, la Cité Internationale Universitaire. Ici sont érigées, dans un écrin de verdure de plus de trente hectares, trente-sept maisons et résidences universitaires comme beaucoup d’étudiants en rêveraient. Construites entre 1925 et 1969 dans l’esprit d’un rapport d’échanges pacifiés des nations, chacune offre une architecture originale, comme la maison suédoise, réplique d’une demeure bourgeoise typique, celle du Japon, comme une pagode, et parfois impressionnante, à l’image du bâtiment de la fondation belge, la Fondation Biermans Lapôtre. Une véritable ville dans la ville, et un kaléidoscope passionnant des architectures du Xxème siècle.

 

Parmi elles, la Fondation Suisse, comme d’ailleurs la Maison du Brésil (fruit d’une collaboration avec Lucio Costa), est l’œuvre du suisse Le Corbusier. De taille modeste, et réalisée dans les années 30, on y trouve pourtant déjà tout le vocabulaire de l’homme des Cités Radieuses : simplicité géométrique et courbes organiques, béton brut, pilotis, toits terrasses, plans libres, baies vitrées. Un chef d’œuvre architectural dans lequel sont toujours hébergés, au milieu de pièces de mobilier signés Charlotte Perriand, de chanceux étudiants helvètes, conservant ainsi sa vocation de « machine à habiter ».

 

C’est donc ici, dans le cadre d’un programme régulier d’évènements culturels parrainés par la Fondation, qu’Emmanuel Régent, jeune artiste plasticien vivant entre Paris et Villefranche-sur-Mer, est venu tenter un dialogue in situ avec l’œuvre forte et « affirmative » du Corbusier.

 

Une présence discrète

 

Le travail d’Emmanuel Régent s’inscrit de manière récurrente dans une réflexion poétique sur le visible et l’invisible, l’apparition et la disparition en même temps que sur l’aléatoire et l’indéterminé. Son travail, pouvant convoquer tous les supports, avec une prédilection pour le dessin et la peinture, est souvent contextuel et participatif et toujours sur le fil ténu de la transparence.

Ainsi, en 1999, il réalise « Buées » : des carrés de plexiglas montés sur de fines tiges d’acier. Le spectateur, en soufflant sur le plexiglas (idée qui ne lui vient que par analogie, intuition ou vaguement guidé par l’inscription technique « souffle sur plexiglas ») fait apparaître, plus ou moins visiblement selon les conditions de lumière et de température, forcément contingentes, du moment, des formes géométriques. Révélées par le souffle et s’évanouissant avec lui, carrés, étoiles ou triangles ne se mettaient à exister fugitivement que sous les auspices conjugués de la météo et de l’intervention du visiteur. Et beaucoup, dit l’artiste, passaient à côté de « Buées » sans y voir autre chose que la transparence, non-évènements à la George Brecht.

Ici, au Pavillon Suisse, la discrétion des installation d’Emmanuel Régent, entre art minimal et arte povera, répond en douce à la puissance tutélaire du Corbu. Et c’est d’abord à un jeu de piste que nous convie l’artiste, à la recherche de ces presque-rien qui signent sa présence.

 

Sur les pilotis extérieurs du bâtiment, trois dessins à la craie blanche sur le béton gris, comme ces croquis d’architectes tracés rapidement « sur le mur de béton brut d’un chantier », s’offrent au regard attentif. Les passants pressés ne les remarqueront peut-être pas, intégrés qu’ils sont au paysage urbain, où les murs, entre tags, graffitis et pochoirs, sont devenus un terrain familier d’expression spontanée. Le promeneur y verra l’œuvre d’un habile dessinateur et l’initié, quelques discrètes références à l’œuvre de l’architecte, comme l’os du chien du troisième pilotis, rappel de la forme organique de ce dernier, si l’on sait que les ossements conservés dans son cabanon de Roquebrune avaient inspirés Le Corbusier pour certains éléments architecturaux. Bientôt, dans quelques jours, quelques semaines tout au plus, les intempéries auront fait leur œuvre et les dessins disparaîtront, absorbés par les éléments.

Dans l’entrée du bâtiment, près des escaliers, deux peintures apparemment monochromes semblent avoir toujours été là. Pourtant, en s’approchant, au gré de la lumière rasante, on devine les traits d’un visage :  il s’agit en fait de portraits, presque imperceptibles sous la dernière couche de couleur en aplat. Ni cartels, ni explications. Cette absence de repères est volontaire : pour l’artiste, l’attention, le questionnement du spectateur, sa patience face au « temps de l’œuvre » importent autant que sa participation à l’émergence de l’œuvre. Seul l’intéressé se reconnaîtra, peut-être : les portraits sont ceux de Thomas Rebutato, artisan niçois reconverti en patron de « l’Etoile de Mer », guinguette contre laquelle s’appuyait le Cabanon, à Roquebrune, et qui se lia d’amitié avec son client Le Corbusier, au début des années 50, à la faveur de son grand projet d’ « Unités de vacances » sur le Littoral méditerranéen. Un hommage très…discret.

Puis, dans le salon courbe, auquel la fresque murale peinte par Le Corbusier en 48, en remplacement du mural photographique détruit pendant la guerre, et le mobilier, signé Le Corbusier et Perriand donnent une atmosphère unique, plusieurs installations s’intègrent presque naturellement dans l’espace. « L’autre jour », sculpture-éventail composée d’un support rotatif de 50 dessins sur un socle en bois, présente des images simples, parfois inachevées, réalisés à partir de photos, d’images captées sur Internet, de croquis nés du quotidien de l’artiste. Parfois, deux dessins en transparence en créent un troisième, ici ou là, se font les liens entre les images, l’architecture, le monde technique et industriel ou le principe de rotation. Une seconde installation du même type, mais sur un support de bois plan, et un hommage à l’architecte et à sa fin tragique – que je laisse au visiteur le soin de découvrir- complètent le dispositif.

Enfin, à l’étage, la « chambre témoin », dont le mobilier d’origine de Charlotte Perriand a (hélas ?) vraisemblablement inspiré des milliers de chambres d’étudiants de part le monde, devient le théâtre de petites apparitions. Ici encore, le parti pris d’intégration maximale de l’artiste au lieu rendent ses interventions anti-spectaculaires. Un caillou recouvert d’aluminium posé sur une étagère réfracte la lumière, chère au maître, pénétrant par la baie vitrée. Une série de peintures-sculptures, plaques de bois laquées de bleus s’empilent sur un élément mural comme des livres d’étudiants. Associées ou dissociées, ces œuvres révèlent ou dispersent leur secret…

 

Un art « économique », comme aurait dit Corbu, qui, loin des machineries spectaculaires et des images tonitruantes, impose sa présence en douce jusqu’à l’effacement, jusqu’à l’évidence.

 

Emmanuel Régent au Pavillon Suisse

Jusqu’au 28 mai 2006

Cité International Universitaire

7k, Boulevard Jourdan 75014 Paris

www.fondationsuisse.fr

Exposition organisée par Maribel Nadal Jové


Texte publié sur www.lafactory.com  en 2006

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3 septembre 2009 4 03 /09 /septembre /2009 20:40

Leo Chiachio et Daniel Giannone : un couple d’artistes argentins explosif et atypique. S’il fallait leur imaginer une filiation, ils pourraient être les enfants improbables de Gilbert et George, croisés avec Pierre et Gilles, dont les aïeux seraient Diego Rivera et Frida Kahlo. Chiachio et Giannone tiennent du duo anglais cette manière de se mettre en scène dans une iconographie incarnée, et du couple français, ce sens du baroque et de l’esthétique populaire. Ces artistes venus de Buenos-Aires ont acquis une grande notoriété en Amérique du Sud et leurs oeuvres brodées ont reçu de nombreux prix. Ces créations, extrêmement sophistiquées et délicates, sont à la fois ancrées dans des pratiques ancestrales et domestiques et, par leur manière sarcastique et kitsch de raconter leur vie, étonnement contemporaines.

 

Depuis leur rencontre une nuit de 2001, Leo et Daniel ne se sont plus quittés. A l’instar du mythe d’Aristophane, chacun a trouvé en l’autre sa moitié originelle, à tel point qu’ils considèrent leur vie d’avant cette rencontre comme étrangère, comme si leur réelle naissance datait de ce soir-là, il y a huit ans. Leur couple, fusionnel et gémellaire, forme une unité créative, un tout un et unique, une communion puissante qui nourrit leur art entre quotidien et fantaisie absolue.

 
Impossible, sitôt qu’on s’approche du travail de Chiachio et Giannone, de ne pas être saisi par l’époustouflante richesse de leurs tableaux brodés, l’extraordinaire profusion de points et de motifs, la complexité des compositions, le raffinement des fils de coton et de soie multicolores, la diversité des textures, à laquelle s’ajoutent pompons,  applications de tissu,  incrustations...le toute dans une opulence et un souci du détail extrême.

Obsessionnels, ils brodent minutieusement chaque après-midi, de 14h à 21h, tous les deux penchés sur la même pièce de tissu, en écoutant à la radio les telenovelas, partie intégrante de la culture populaire sud-américaine, dont les histoires à l’eau de rose imprègnent de kitsch leur travail. “Il arrive un moment où tout ce qu’il y a autour disparait”, raconte Leo Chiachio, et il ne reste plus que l’aiguille, le fil, Daniel, la radio en fond sonore, durant des heures. Une sorte de prière, un rituel ordonné, un sacrifice joyeux. Sous leurs doigts naissent alors petit à petit les plus somptueuses broderies, contrastant avec la simplicité rude de leur support, des pièces de coton, glanées sur les marchés du monde, récupérées, souvent de simples mouchoirs de toile brute, comme celles, bon marché,  présentées à la School Gallery, utilisées par les classes sociales les plus pauvres et les plus laborieuses. Dans cette réminiscence d’Arte Povera, la toile devient le miroir de leurs fantasmes, de leurs jeux, de leur vie ensemble.

Car Chiachio et Giannone, d’une certaine manière, ont huit ans. L’âge des jeux de rôle et de la comédie. Ils se mettent en scène dans leurs tableaux brodés comme dans des jeux d’enfants : on dirait qu’on serait samouraï, indien guaraní, tigre ou panthère, empereur ou encore on s’amuserait à  être El Pombero, l'esprit de la malice*. Si le jeu est moteur dans leur travail croisé, il apparaît, au-delà de ces enfantillages, une volonté de dissoudre les frontières entre « Arts majeurs » et « Arts mineurs ». Héritiers d’Arts & Crafts, ils mixent les genres, les époques, les histoires, entre art et artisanat, culture et culture populaire, mythes et réalité contemporaine, futilité de la mode et sérieux de l’engagement politique.



Toutes les inspirations sont bonnes à leurs travaux d’aiguilles, qui sont pour eux autant de joyeuses fantaisies, d’une totale liberté. On y trouve pêle-mêle, sans hiérarchie des genres et de manière aléatoire : Madonna, Rufus Wainwright, John Galliano, Grace Jones, l’art guatémaltèque, les ponchos argentins, les estampes japonaises, la vie domestique, les déesses brahmanes, le théâtre Kabuki, les magazines porno gay, Farah Fawcett, la queer culture, Mishima, les soap operas brésiliens, les B-movies, les gossip magazines, American Idol, Vivienne Westwood, Pasolini, Kitano, Bruce LaBruce ou Hiroshige...Toutes les fantaisies sont possibles, rien n’est interdit.

Ce métissage extrême, expliquent les deux artistes, est l’essence même de Buenos Aires, une ville cosmopolite, où se rencontrent des gens et des cultures du monde entier. Ainsi peut-on dire que leur travail parle de chez eux, de Buenos Aires, de l’Amérique du Sud, comme un témoignage de la créolisation du monde, de la réalité contemporaine du « tout-monde », pour reprendre l’expression d’Edouard Glissant.


A la différence de leurs aînés britanniques, et à l’ère du numérique et de la haute technologie appliquée à l’art, Chiachio et Giannone ont choisi les techniques les plus artisanales, la broderie, la céramique, qui demandent un travail manuel, concret, et de la lenteur, de la persévérance. Peintres de formation, ils ont su transposer leur sens de l’image dans le langage de la broderie, activité marginale, à plus d’un titre. La broderie, c’est d’abord cette activité habituellement dévolue aux femmes. Ainsi se rappellent-ils la légende de la reine Mathilde brodant la tapisserie de Bayeux, relatant l’histoire de son époque, ses guerres ses batailles. Ils pensent aussi aux femmes de la région de Mendoza qui brodèrent les drapeaux aux armes du général José de San Martín, qui libéra l’Argentine du joug espagnol au 18e siècle. Ce sont d’autres batailles que racontent parfois, entre imagerie kitsch et glitter, les broderies de Chiachio et Giannone: dans une sorte de « militantisme de l’aiguille », ils narrent la difficulté d’imposer le raimbow flag dans des pays, dont l’Argentine fait partie, où l’homosexualité est encore taboue, et rendent hommage aux morts du Sida. « Etre ouvertement et visiblement gays », disent-ils, “c’est s’affirmer acteurs du changement, et de l’Histoire.” Ainsi donc en se « soumettant » à cette pratique à la fois féminine et « archaïque » au regard des médiums artistiques contemporains, il choisissent une technique marginale comme un processus de réintégration, dans ce foisonnement de références et d’inspiration, de toutes les marges dans leur diversité culturelle, ethnique, sexuelle ou sociale.


Le monde de Leo Chiachio et Daniel Giannone est un peu fou. Et le portrait de cette folie créatrice ne serait complet si on ne savait qu’en réalité, il existe un troisième membre à ce couple déjà hors du commun. Leo et Daniel ont un fils, Piolín. « Dans nos œuvres », expliquent-ils, « nous parlons de nous-mêmes, nous sommes toujours les uniques protagonistes. Et dans nos vies, il y a Piolín. Nous sommes une famille. » Piolín est un mini daschung, fils-mascotte présent partout sur les toiles. Mais Piolín est plus qu’un animal de compagnie ou qu’un modèle. Piolín a un destin unique car il est devenu, en quelques années, un important collectionneur d’art. Plus de 150 œuvres d’art offertes par des artistes, argentins mais pas seulement, toutes proportionnées à l’animal et en rapport avec Piolín ou son monde. Le plus sérieusement du monde, le chien possède son propre musée, le MUPI - MUSEO PIOLIN et sa collection a déjà été présentée plusieurs fois au public ! Lorsqu’elle est exposée, la collection est montée à hauteur de l’animal et pour l’admirer, il faut donc se mettre à sa hauteur...et changer de point de vue !

 

Sans aucun doute, Leo Chichio et Daniel Giannone ressuscitent à leur manière le « real maravilloso » cher au surréalisme, offrant à nos regards émerveillés, dans une expression artistique unique et avec un zeste de folie, les images du syncrétisme culturel d’un monde  aujourd’hui nécessairement métissé.

 

 

 

* Dans la mythologie guaraní, et dans les légendes populaires du nord argentin, El Pombero était  considéré comme un génie protecteur des oiseaux de la forêt. Toutefois, le mythe a évolué vers un personnage turbulent, qui met du désordre partout où il passe, et possède d’étranges pouvoirs : se métamorphoser en n’importe quel animal, imiter le chant des oiseaux, devenir invisible, rendre une personne bête, muette ou victime de tremblements, se glisser à travers n´importe quel orifice. Comme Kurupi, un autre personnage de la mythologie guaraní, on dit que le pénis d’ El Pombero est capable de s'étendre en passant sous les portes, les fenêtres et autres ouvertures d'une maison, et ainsi féconder les femmes endormies. Pombero et Kurupi servaient ainsi souvent d’explication aux femmes adultères afin d'éviter la colère de leurs maris, ou pour expliquer des grossesses de célibataires ! Dans le nord de l’Argentine, il est courant de voir des offrandes de tabac à mâcher, de miel ou de bouteilles de canne, laissées près des maisons pour gagner son amitié...


 

Photo 1: Invitation School Gallery- Photo 2: PIOLIN - Photo 3: 5ème Biennale Internationale de l'Art Textile - "Desde lo textil: hacia nuevos territorios" - Palais de Glace- Buenos Aires, Argentine
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21 juillet 2009 2 21 /07 /juillet /2009 23:08



Depuis 2006, Richard Trian inscrit son travail dans une recherche axée sur la picturalisation du langage graphique urbain. Ses œuvres, aux confins de la peinture, du graphisme, de l'écriture et du graff, empruntant l'énergie et la gestuelle de l'expressionnisme abstrait, interrogent les signes de ces esthétiques populaires et urbaines pour les décontextualiser et en réinvestir plastiquement les codes.

Le travail de Richard Trian, nourri d'une véritable culture de l'action painting, cherche ainsi à pointer le lien -le chaînon manquant- entre l'expressionnisme abstrait américain et le street art. Il se réapproprie et connecte les codes de ce double langage plastique.

D'une part, la picturalisation de l'écriture, par laquelle mots, nombres, phrases, citations, abstractisés, illisibles désormais, s'impriment en un processus élaboré : le premier dripping voit sa trace confirmée au pinceau, dans une approche calligraphique, puis se fixe au chalumeau.

D'autre part, la rapidité du geste, les traces et les coulures, l'éclatement des formes, l'énergie d'un Pollock. Dans sa manière de capturer la dynamique du signe, de le saisir sans le figer, il allie la performance du mouvement, du flux rapide, l'urgence de l'expression à la spontanéité définitive du geste (la rigueur même du shodô).

Avec Urban tattoo, l'importance du travail chromatique se confirme. Sur fond de blanc optique, les couleurs se lovent, se dissolvent, dans la transparence ou les opacités, la peinture raclée ou reliefée au contraire.

Urban tattoo peut se lire comme une synthèse d'un certain nombre de questionnements au cœur de l'expressionnisme abstrait, poursuivie dans le street art et en particulier dans le graffiti contemporain.

Il y a d'abord la question du support et de ses limites, question récurrente dans l'histoire de l'art. Avec l'action painting, et ses all over, s'exprimait le désir de s'affranchir des limites de la toile, de dépasser mentalement ces limites en hors champ, dans un effet d'expansion. Expansion que l'on retrouve dans l'art de la rue, qui, en s'appropriant les murs de la ville, se libère concrètement des bornes de la toile. Au premier regard, on pourrait penser que les Urban tattoo entretiennent des affinités avec cette extension du domaine pictural. Mais il semblerait au contraire que la proposition de Richard Train tienne de l'hypothèse du Big Crunch. La question du support, de la surface et de sa limite, se résout ici ramassée, presque contrainte dans son cadre, dans une présence, une densité, comme une sorte de pendant pictural de compression à la César.

L'expressionnisme abstrait comme le graffiti opèrent une déconstruction des formes, des images, des signes. Ici, on assiste aux prémices d'une dissolution du déconstruit.

Au travers de cette esthétique de l'enchevêtrement, de fouillis dense presque dérangeant  dans lequel se dissout toute lecture, se dessine l'image d'un monde certes cosmopolite mais à la prolifération contenue...à la fois comme en apesanteur sur son fond blanc et au bord de l'effondrement.

Dans cette désintégration de l'image se joue une très symptomatique liquéfaction des signes, une sensation d'énergie implosive, tandis que partout micro explosions, coulures, flaques comme autant de tentatives d'échapper à la finitude du cadre, opposent leurs forces de résistances contraires. Chacun des Urban tattoo est une bombe.

Plus que chaînon manquant entre l'expressionnisme et le street art, il est possible que le travail de Richard Trian esquisse les premiers pas d'un post-mouvement qui n'en finit plus de rejoindre les cimaises des galeries et des musées. Une destination logique, au fond, ce qui n'enlève rien à la puissance de la bataille que constitue tout mouvement artistique dans l'Histoire. Richard Trian montre au contraire que la peinture est toujours un évènement et que l'espace de la toile reste, et plus que jamais, « une arène dans laquelle agir »*.

 

*Harold Rosenberg - « The American Action Painters »-1952

photo: Richard TRIAN - Peinture ayant remporté le Prix du Public à l'occasion du Salon 2009 de l'Art Contemporain de Cognac

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15 juillet 2009 3 15 /07 /juillet /2009 23:04

Chez Robert, projet ambitieux que nous connaissons maintenant -voir la rubrique"Projets"- mené par l'artiste Michel Delacroix accueille Pierre-Yves Freund pour son exposition d'été.

"Coulée", présentée par Cécile Desbaudard:

"Lentement, la coulée de plâtre noir, visqueuse plus que liquide, se répand sur « Quelque chose », objets de plâtre blanc. Deux points de vue permettent de visualiser cet écoulement / éboulement.
Quelque chose disparaît progressivement, perturbé, renversé puis annulé par recouvrement. La masse noire de la Coulée prend possession des lieux, se rapprochant de sa future solidification qui, inéluctable, échappe à la visibilité. Pierre-Yves Freund a choisi de ne présenter que l’élaboration, la gestation de la Coulée non sa réduction finale à l’immobilisme. La projection du film « chaque jour », où la caméra joue le rôle d’une pelle creusant la terre complète l’exposition. Recouvrement à nouveau mais démultiplié, pluriel et saccadé, appliqué cette fois à l’écran de la caméra, et à la globalité de notre champ de vision. Il ne s’agit pas simplement de recouvrir la matière inerte pour l’éloigner d’une identification visuelle mais d’éloigner la capacité-même à percevoir. Il est désormais question des défaillances, de la nature accidentelle du corps. "

Prenez le temps de chercher ou cliquer pour découvrir les vidéos!

"Coulée"- Pierre-Yves FREUND
Chez Robert -
www.chez-robert.com
Du 10 juillet au 6 septembre 2009


Et à partir du 15 septembre, Chez Robert me fait l'honneur de m'inviter comme commissaire. J'ai choisi d'y présenter Emmanuel Régent, qui investira l'espace de la galerie avec l'exposition "Une partie d'un monde auquel, dit-il, je ne croyais pas"

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8 avril 2009 3 08 /04 /avril /2009 23:05

 


Gilles Deleuze, Jacques Derrida, Jean Baudrillard, Georges Bataille, Walter Benjamin, Albert Camus, Jean-Paul Sartre, Michel Foucault, Pierre Bourdieu... autant de noms d'intellectuels, de penseurs de la modernité occidentale, qui ont construit la plupart des théories, des systèmes, des critiques, des structures idéologiques avec ou contre lesquels s'est construit le monde contemporain. Par leur manière de porter un regard toujours critique parfois révolutionnaire sur l'éthique, la politique, la sociologie, l'épistémologie, l'art ou le langage, ces hommes sont les bâtisseurs de la pensée moderne et post-moderne.

Leurs noms inscrits sur des casques de chantier suggèrent immédiatement la notion de construction, et fournissent d'emblée le moyen plastique de créer un lien avec l'architecture, qui dépasse ici la notion de mode de construction du bâti, mais opère un glissement vers un mode de formalisation de la pensée, de son histoire, de ses connexions. Si la pensée est à la fois construction et matière à construire, les systèmes de pensée s'édifient en architectures. D' autres formes d'architecture.

Le parallèle entre le travail de l'ouvrier, et l'ouvrage que constitue la structuration d'une pensée, d'une théorie, d'un système philosophique se fait ici évident.

C'est ainsi bien à dessein que Derrida employait le terme de « déconstruction » quand il s'agissait de déstructurer les modes de pensée occidentaux hiérarchisants.

 

Mais l'espace sémantique des Monuments ne se limite pas à ce parallèle et la métaphore se file en réseau polysémique.

Le casque de chantier ne renvoie pas seulement à l'idée du penseur-bâtisseur, il signifie aussi ce qui est « en voie de construction ». Autrement dit la pensée en mouvement, en perpétuelle construction, reconstruction, déconstruction est un vaste chantier. C'est là l'essence même de la pensée, que de se déployer dans ce continuum nécessairement inachevé. Ce chantier permanent traduit la dimension fondamentalement critique de la pensée, dans la capacité qu'à l'homme de remettre en question ce à quoi il pensait un jour avoir répondu, dans cette curiosité sans cesse nourrie de la vision de l'univers, dans cette aptitude à hypostasier les raisons du monde, à bâtir des systèmes explicatifs, à s'interroger encore et encore sur le sens et la valeur de la condition humaine, à transformer les faits en problèmes, à ne pas se suffire du réel. On reconnaît ici le refus de mounir fatmi de la pensée totalisante -ou totalitaire-, des systèmes clos et des préjugés auxquels conduit l'ignorance.

Les monuments semblent rappeler la nécessité, plus que jamais, de laisser parler, d'écouter, de lire, ce que peuvent avoir à dire sur le monde ces « ouvriers de la pensée ».

 

Si ces penseurs sont des monuments, ce sont des monuments fragiles. Sur leurs chantiers aussi le port du casque est obligatoire car de tels chantiers sont éminemment dangereux. Si à première vue, l'idée que ces casques soient faits pour protéger leur outil de travail peut être perçue comme une boutade, elle révèle en fait cette fragilité de la pensée, menacée par l'ignorance, l'incompréhension, la violence du dogmatisme, l'aveuglement de l'illusion ; tout penseur reste toujours, d'une manière ou d'une autre, dans cette solitude et ce risque mortels de la caverne platonicienne.

Les penseurs sont des monuments fragiles et il faudrait en réalité bien plus qu'un casque pour les protéger car les chantiers qu'ils mettent en œuvre sont toujours menaçants pour les idolâtres, les philistins, les contempteurs de l'intelligence, les candides de toute sorte, et plus encore pour les dictateurs, tyrans et autres despotes pour qui le paternalisme dogmatique et l'ignorance populaire garantissent la perdurance du pouvoir.

Dans sa version de porcelaine, la vulnérabilité des ces Monuments est renforcée, dans ce paradoxe d'un objet censé protéger bien que lui-même si fragile.

Fragilité de la pensée, aussi, en ce qu'elle peut avoir de perverti. Car ne nous y trompons pas : la crise intellectuelle que nous traversons n'est pas tant une faillite de la pensée en tant que telle qu'une crise éthique. Le triomphe du capitalisme sauvage, de l'économie de profit, de la globalisation médiatique, conduisant à une anti-morale de l'instrumentalisation, voire de la réification de l'humain, ne résultent nullement de l'absence de pensée mais au contraire d'une réflexion choisie, et orientée, à laquelle Sun Zi, Machiavel, Thomas Hobbes, Hegel, Malthus, Nietzsche, Auguste Comte ou Adam Smith  ne sont pas étrangers.

Alors, les casques d'ouvriers marqués au nom de nos penseurs, abandonnés en tas proliférants comme si le chantier avait été déserté, semblent manifester l'urgence de se remettre au travail, et d'opposer à nouveau une Pensée, humaniste si c'est encore possible,  au règne du cynisme et de la matière consommable.

 

Les monuments présentés ici sont le point de départ d'un work in progress développant, à partir de cinq casques de porcelaine portant le nom de penseurs ayant marqué la réflexion de mounir fatmi, des installations proliférantes de casques de chantier multipliant les références, d'une série photographique et d'une vidéo. Un projet baptisé "Fondamenta/Les monuments".

Pour lire d'autres textes que j'ai signé sur le travail de mounir fatmi, voir le site de l'artiste:
www.mounirfatmi.com

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26 mars 2009 4 26 /03 /mars /2009 21:26

Martine Mougin, photographe-plasticienne, nourrit une passion peu commune pour les paysages industriels, et en particulier pour les architectures portuaires, dans lesquels containers, grues et portiques, citernes, pont mobiles ou jetées métalliques s'entremêlent dans un ballet perpétuel et fascinant, lourd et fluide à la fois. Les photographies rehaussées d'encres colorées ou rendues en noir et blanc graphique, présentées à la School Gallery, sont le résultat d'une longue résidence à Rotterdam, notamment à la Foundation Mirta Demare, en 2008, complétés par des clichés pris sur les ports du Havre et de Barcelone.

 

 

A Rotterdam, qu'elle connaît bien, elle était d'abord venue pour travailler sur la force du vent, les éoliennes, mais la voici fascinée par le mouvement, la densité et la monumentalité architecturale, les enchevêtrement graphiques des grues et des jetées métalliques, et les signes du fourmillement de l'activité humaine qui règnent sur les grands ports marchands et industriels.

Au-delà de son amour du grand large, de la promesse d'inconnu, d'étrangeté et de lointain qu'augure ce type de lieu, pour elle qui aime tant voyager et découvrir d'autres horizons, au point de passer plusieurs mois, au lendemain de mai 68, derrière le rideau de fer quelque part vers Budapest, le travail de Martine Mougin, très emprunt de sa culture du graphisme et de la peinture, nourrit ainsi une réflexion sur l'industrialisation, la mutation des paysages mais aussi, d'une certain manière, sur la condition humaine contemporaine, dans sa relation ambiguë à la nature.

 

Car les images de ces énormes containers colorés en transhumance, décalant l'échelle des proportions, ou encore de ces paysages hollandais d'un genre nouveau, dans lesquels la lumière est si particulière qu'on les croirait droits sortis des peintres de La Haye, si ce n'était ces forêts métalliques, posent nécessairement la question de la confrontation, ou de la cohabitation, de l'activité industrielle avec la présence naturelle. Dans le même temps, ces images réactivent la question du sens de la beauté, du « beau paysage », face à ces paysages industriels qu'on trouve généralement d'une grande banalité sinon d'une grande laideur. 

Le travail de védutiste contemporain de Martine Mougin offre une réponse alternative à chacune de ces deux questions.

Son traitement plastique du paysage industriel injecte dans l'image une esthétique à double niveau. En 1969, Bernd et Hilla Becher disaient, à propos de la typologie des bâtiments industriels : « Leur esthétique se caractérise en ceci qu'ils ont été créés sans intention esthétique. ». Martine Mougin, elle, prend le parti de la  « beauté non intentionnelle », d'une beauté involontaire de ces paysages ingrats a priori. Ce faisant elle propose une vision différente du paysage, révélant cette beauté plastique qu'elle perçoit,  imposant un œil esthétique là où d'autres -les gens du port, vous, moi - n'y verrions peut-être que zone utilitaire, ou ravage d'un paysage qui fut un jour naturel.

Dans un second temps, elle souligne et renforce cette dimension plastique par un travail pictural d'aplats de couleurs vives. Les couleurs, en transparence, ne saturent pas l'image mais, comme des filtres, la transforment symboliquement sans l'occulter.

Les couleurs, celles du port, celles dont elles rehaussent ses photographies, rendent l'image d'autant plus inhabituelle que les vision de paysages industriels que nous avons à l'esprit se bornent souvent à un camaïeu de gris et de noir, de fumées grasses et de pollutions. Pourtant, fait remarquer l'artiste, les ports regorgent de couleurs, signalétiques rouges, bleus des containers, etc...

Ce parti pris pictural n'est pas sans faire penser à la manière dont Antonioni utilisa la couleur dans son film le Désert rouge, peignant la pellicule « comme on peint une toile ». Dans le film du cinéaste italien, les machines, « avec leur puissance, leur étrange beauté » se substituent à un paysage « naturel », mais, dit Antonioni « Nous ne devons pas avoir la nostalgie d'époque plus primitives en pensant qu'elles offraient à l'homme un cadre plus naturel », autrement dit il n'y a pas d'opposition réelle entre la nature et la civilisation.

 

Et, de la même manière qu'Antonioni rend, avec la mise en images graphique et picturale du Désert rouge, un hommage au Matisse formel, Martine Mougin, dans ces photos vues comme des compositions graphiques, nous rappelle à De Stijl, à Mondrian pour les couleurs primaires en aplats, associées au blanc et au noir structurant les lignes de la vision colorée. Ces références au graphisme de l'abstraction formelle et à Mondrian ne sont pas des hasards. L'artiste, au début de sa carrière, s'est longuement initiée au dessin, à la gravure, au graphisme et à la peinture ; en outre elle entretient une proximité avec les Pays de l'Est mais aussi et surtout avec les Pays-Bas, entre résidences à Amsterdam ou Rotterdam, voyages d'études et expositions.

Comme Mondrian, Martine Mougin opère cette sorte de confrontation, ce passage, qui est aussi celui de l'histoire de l'art, entre la représentation naturaliste du monde et l'abstraction, le constructivisme, la modernité. Elle transforme le monde concret des containers, des grues, des cargos et des pylônes gigantesques en un univers géométrique, coloré, abstrait.

 

Bien sûr, en proposant une autre vision du paysage contemporain, Martine Mougin se positionne à contre-courant d'une bien-pensance écologique, d'une pensée « naturaliste » qui voudrait, illusion naïve, qu'il y eut un paysage « naturel », une nature « naturelle » auquel s'opposerait un paysage humanisé et donc, défiguré. Or, si la « nature naturelle » n'existe pas et que le vierge paysage est un mythe, c'est bien parce que le paysage, comme tout objet touché par la main de l'homme, résulte de la transformation du réel à l'image de l'humanité.  

Elle met ainsi en exergue l'état de contradiction dans laquelle se trouve toute conscience passée au prisme de la nécessité écologique  contemporaine. Ces grues, ces ponts, ces rouages comme dans « les Temps Modernes », qui chargent, déchargent des marchandises d'une monde entier, ce fourmillement, ces entrelacs de réseaux complexes sont désormais notre décor quotidien, notre monde réel, d'une beauté aussi inquiétante que fascinante.

Et si beauté il y a dans les paysages que Martine Mougin transfigure, ce n'est pas une beauté froide, documentaire, à la Becher ; ce n'est pas non plus une beauté romantique, tourmentée, hugolienne* ; c'est une beauté qui transcende la « monumenta » industrielle pour devenir, enfin, matériau esthétique.

 

 * Lire Victor Hugo- Le Rhin -Lettres à un ami - 1842, pour la description des hauts-fourneaux de la Vallée de la Meuse

Martine Mougin à la School Gallery - du 31 mars au  7 mai 2009 - 81 rue du Temple- Paris 3e
Texte pour l'exposition visible aussi sur le site de la galerie
www.schoolgallery.fr 

Photo:  
Portique XIV - Photographie digitale
76 x 122 cm - Ed. 8 + 2 - Martine Mougin - Courtesy SchoolGallery
 

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21 mars 2009 6 21 /03 /mars /2009 22:32

« A bas les cieux » peut très certainement s’appréhender comme une pièce charnière dans le travail de Naji Kamouche.

D’une part, on y reconnaît des préoccupations qui sous-tendaient déjà d’autres pièces, au travers d’une stratégie symbolique d’utilisation d’objets réinventés, recréés, reproduits ou détournés dans une perspective mémorielle et poétique. Cette installation réalisée à partir de tapis tels qu’on en trouve dans les intérieurs arabes s’affirme dans la continuité plastique de l’installation « Caresser l’errance d’un pas oublié », réalisée en 2005. Le choix de ce tapis, matériau délimitant l’espace de l’installation mais aussi servant à produire les objets, chaussures (pour « Caresser l’errance d’un pas oublié »), ou gants de boxe, relève d’une réflexion sur ce qu’évoque cette matière, et en premier lieu ce motif familier pour l’artiste, analogon d’images et de symboles –l’enfance, la maison, la domesticité et par extension, l’intériorité.

Mais d’autre part, se produit ici un passage entre un travail chargé d’autobiographie, de références personnelles, d’expression de l’intime –douleur, solitude, souffrance, déchirement, colère, émotion, difficulté d’être soi-  vers un travail superposant à la sphère de l’existentiel une forme de parole et d’engagement qui ne s’observait qu’en filigrane jusqu’alors. Et de la lecture désenchantée de l’artiste d’un monde en souffrance semble renaître une énergie nouvelle, toujours sur le fil tendu entre l’émotion pure et la pensée.

 

D’espace intime le tapis se fait territoire mental, matérialisation d’une conscience en lutte. Le dispositif implique émotionnellement voire physiquement le spectateur qui, explique l’artiste, « se retrouve face à lui-même », peut reconnaître ou projeter ses propres colères et ses propres luttes. « A bas les cieux », espace de protestation, de contestation, semble exhorter à prendre les gants et à frapper, à reprendre la lutte, à ne jamais s’avouer vaincu, à relever la tête, les manches, les bras, à dire non, à se rendre libre, donc, et vivant.

 

Cet étrange et dramatique ring de boxe joue sa complexité dans les entrelacs de dualités, d’ambiguïtés, que suggèrent les choix plastiques, entre douceur et violence.

On pourrait bien interpréter la moelleuse texture des objets, contrastant avec l’usage habituel de gants de boxe et d’un punching ball, comme l’expression désabusée de la vanité de toute lutte. On pourrait voir dans ce rouge prégnant une chaleur bienveillante et inoffensive rendant toute colère stérile. Mais ces ambivalences se veulent bien plutôt des manières de dire les violences étouffées ou rendues invisibles sous le velours policé et la vigilance nécessaire face à une servitude que la caresse aura peut-être rendu volontaire.  Le constat de nos souffrances et de nos désillusions ne suffit pas. La colère et la lutte ne peuvent être vaine, sitôt qu’elles savent être circonscrites dans une stratégie, dans un processus de rationalisation. De la même manière que l’état de guerre est un état naturel que la civilisation exige de dépasser, la colère n’est constructive que si elle est sous-tendue par une réflexion posée.

 

Naji Kamouche fait partie de cette génération d’artistes qui n’entend pas que se jouent sans eux les débats du monde. Loin d’un aveu d’impuissance, son oeuvre dit à la fois cette évidence de la nécessité de la lutte, qui, de l’homo homini lupus de Hobbes à la lutte des consciences hégélienne, s’inscrit au coeur de l’existence humaine parmi les autres. Si cette lutte est d’abord celle de l’affirmation de soi, elle manifeste aussi, à une époque dans laquelle le cynisme, l’instrumentalisation et la réification humaine menacent dangereusement les restes de nos utopies, le refus d’abdiquer de cette croyance que la colère, et la pensée critique ont un sens. Il a dans ce ring quelque chose de la bravoure et du don de soi, où la grandeur côtoie la souffrance, la victoire, la déchéance, et sans doute Naji Kamouche se reconnaît-il quelque part dans cette figure du boxeur, entre noblesse et disgrâce, comme d’une certaine manière, chacun d’entre nous, dans nos démêlés avec ce monde et nos rêves.

 

« A bas les cieux » : comme dans toutes les oeuvres de Naji Kamouche, les mots, parties intégrantes de la création, revêtent la plus grande importance. Charge poétique mais pas seulement, si les mots disent l’indicible, portent en eux ce pouvoir de suggestion, de radicalité, et que la polysémie se fait polémique.

Ici, les indices sont multiples. Que le monde soit sans dieu, ou que les dieux aient abandonné le chantier du monde, il devient inutile d’implorer l’aide des cieux et c’est à hauteur, à espoir et à pouvoir d’homme qu’il faut reprendre la lutte. « A bas les cieux » comme une imprécation nietzschéenne, dans un monde où le silence de dieu aux oreilles des uns est contrebalancé par le fanatisme assourdissant des autres. A l’aliénation, à la résignation, Naji Kamouche oppose une oeuvre vitaliste et percutante.

Les gants sont prêts à être chaussés. Il n’y aura pas de K.O.

TEXTE POUR L'INSTALLATION " A BAS LES CIEUX" DE NAJI KAMOUCHE / SCHOOL GALLERY - pour ARTPARIS09

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19 septembre 2008 5 19 /09 /septembre /2008 22:53

Après avoir travaillé la sculpture au travers de têtes d'inspiration tribale et d'animaux, dans une technique très particulière de papier mâché tressé, trituré, torsadé et teinté dans la masse, Yveline Tropéa a mis au point depuis trois ans un processus de création et de production minutieux et original, aboutissant à un ensemble d'œuvres à plat et en volume, sous forme de tableaux et de têtes entièrement brodés...

 

La réflexion autour de la tête, du visage, s'affirmait déjà comme une préoccupation récurrente de l'artiste depuis de nombreuses années. Dans la genèse de son oeuvre actuelle, il y avait eu des travaux autour du masque et du théâtre, la rappelant à son passé de comédienne. Importait aussi son intérêt pour les Arts Premiers, dont les masques sont évidemment une des expressions culturelles traditionnelles et symboliques majeures. S'esquissait enfin un pan d'une histoire familiale, qui la poussait à renouer les fils, à tisser les liens avec l'Afrique. Et c'est donc au gré d'un de ses séjours en Afrique qu'Yveline rencontre une jeune brodeuse burkinabé, dont l'ouvrage la fascine et lui donne envie, sans trop savoir comment encore, de travailler les fils de coton colorés. Quatre mois plus tard, une première tête brodée naît sous ses doigts, portant en elle quelque chose de joyeux, dans la vivacité multicolore des lacis de fils, en même temps qu'une certaine violence dans cette mise à vif, sous la peau et les os, d'une vie inconsciente qui palpite et circule.

 

Progressivement, Yveline Tropéa met en place un protocole de travail complexe. A partir de gravures et d'ouvrages anciens, elle s'approprie les images, les retravaille et les agrandit à l'échelle voulue. Puis intervient la phase du choix des couleurs, numérotant les espaces dans une sorte de phrénologie que nulle science ne saurait démontrer. Enfin, l'artiste note scrupuleusement sur des cahiers les centaines de références des couleurs de fils, envoyant ensuite le tout à l'atelier de broderie qu'elle a monté, avec trois brodeuses, au Burkina Faso ou, pour les scènes de groupe, à Madagascar. On pense, dans cette manière de déléguer la production de l'oeuvre, à l'expérience que fit Aligheiro Boetti dans les années 70, en faisant tisser ses tapisseries par des ateliers de femmes afghanes. Mais pour Yveline, bien davantage qu'une manifestation des dualismes du monde et de la création, l'atelier est le fruit d'une rencontre, d'une ouverture mutuelle, d'un travail commun, renouant avec une certaine tradition. Ce faisant, elle a ainsi créé une nécessité économique qu'elle entend maintenir et qui la motive dans la pérennité de sa production.

 

 

L'œuvre d'Yveline Tropéa se joue donc des apparences, et révèle au regard attentif, tant sur le plan formel, plastique, que signifiant, un travail d'une riche complexité, assumant des stratifications de sens et des jeux d'ambivalence passionnants.

 

Au raffinement absolu de la broderie, à la luxuriance des couleurs, au foisonnement des détails, l'artiste oppose la crudité -la cruauté- de corps à vif, dénudés, dépecés. Elle donne à voir, sous les dehors les plus élégants qui soient, d'étrange radiographies, à l'image de ces cerveaux « scannés » en coupe fantaisiste, de ces planches anatomiques, improbablement colorées et sans réalité médicale, comme autant d'humaines natures mortes.

 

Se dégage de la contemplation de ces œuvres délicatement ouvragées un mélange d'émotion esthétique et d'effroi. Quand le regard suit les méandres de ces paysages invisibles et merveilleux, de cette réelle beauté intérieure, impossible d'éluder la conscience inquiète que, source de vie, de plaisir et de jouissance, le corps est aussi par essence irréductible lieu de souffrance et de destruction. Par l'ambiguïté de cette présence violemment organique pourtant si élégamment présentée, Yveline Tropéa tente, dans un mouvement cathartique, la difficile négociation avec le corps pathologique, la véracité de la chair, sa totale et absolue vulnérabilité, bien au-delà, au cœur des corps ouverts, de la nudité pathétique dont parlait Levinas.

 
Pour autant, nulle morbidité. Yveline Tropéa sait, pour reprendre le mot de Bichat, que la vie n'est jamais que l'ensemble des forces qui résistent à la mort. Alors veines et artères, pulsations et circulations, réjouissances, sans peur ni désespoir...

Manière teintée d'humour, et de tendresse aussi, de dire la fugacité et la fragilité de la vie, Yveline Tropéa opère un vaste syncrétisme, croisant antiques « Memento Mori » et vanités chères à la peinture classique. Dans ses vanités contemporaines, certaines scènes rassemblant dans un joyeux fouillis un carnaval de squelettes, d'animaux et de fleurs, lui sont inspirées des gravures de la fin du 17e siècle du Thesaurus Anatomicus Primus de Frederic Ruysch mais rappellent aussi la familiarité quasi-festive que la culture et l'art mexicains entretiennent avec la mort, les calaveras de Posada, autant que le surréalisme, dans cette « nécessité poétique » de maintenir la conscience de la finitude au cœur de l'existence.

 

Dans une époque de prohibition de la vieillesse, de la maladie et de la mort, où triomphe l'apparence d'une peau toujours lisse masquant illusoirement l'anthropophagie du temps, il y a quelque chose de poignant et d'émouvant dans l'oeuvre d'Yveline Tropéa, ne serait-ce que dans cette manière profondément sincère et élégante, fière et déterminée, d'en découdre en couleurs avec la grandeur misérable de la condition humaine.



Texte rédigé pour la School Gallery à l'occasion de l'exposition d'Yveline Tropea en septembre 2008 - voir le site de la galerie: www.schoolgallery.com

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2 septembre 2008 2 02 /09 /septembre /2008 22:55


«Das Institut für Heil & Sonderpädagogik »* présente « Le deuxième sexe et autres», un aperçu foisonnant et pluriel du travail et des recherches de Michaela Spiegel, artiste autrichienne vivant actuellement à Paris.


 

Avec une ironie mordante semblable à celle du cynique Antisthène cherchant dans les rues d'Athènes, lanterne éclairée en plein jour, l'essence d'Homme proclamée par Socrate, Michaela Spiegel défend l'inessentialité de « La » Femme.  Dans une posture résolument existentialiste, l'artiste entend déconstruire, avec un sens de l'humour aigu et subversif, la mythologie de La Femme, d'une supposée « nature féminine », de ses attributs et de ses qualités, pour ne retenir de la femme que ce qu'elle n'est substantiellement : un individu, défini par des marquages culturels et psychologiques, dont il importe, pour l'artiste, de se libérer.

 

D'emblée, l'œuvre protéiforme et sans concession de Michaela Spiegel impose son engagement. Mais artiste d'abord, c'est concrètement, au travers de propositions plastiques, qu'elle entend dévoiler pan par pan le soi-disant « continent noir » dont Freud aurait voulu atteindre les confins.

Depuis près de vingt ans, Michaela Spiegel explore donc plastiquement les multiples et complexes facettes de la condition féminine au travers de peintures, mais aussi de collages, de photomontages, de vidéos et d'installations.

 

La peinture, d'abord, que l'exposition « le deuxième sexe et autres » montre essentiellement.

Pour Michaela Spiegel, la peinture est un objet, un moyen comme un autre d'exprimer ses préoccupations; elle n'entend pas faire de la « belle peinture » et induit dans la manière même dont elle utilise ce médium, un sens inopiné. Toutes les peintures présentées ici sont réalisées sur un fond de brocard de soie tendu, une belle toile damassée très « aristocratique », très élégante, telle qu'on en trouve dans les intérieurs cossus d'Autriche, son pays natal, et de manière générale, dans tous les intérieurs riches, les châteaux, les grandes maisons. L'artiste utilise ce support textile de manière kitsch, en en détournant le raffinement au profit d'une sorte de mauvais goût assumé, y reproduisant des portraits de people aussi divers que Courtney Love, Imelda Marcos, Arnold Schwarzenegger ou Wallis Simpson entourée de ses carlins.

Michalea Spiegel fait de la peinture « Halbseide », autrement dit de la peinture de « demi-soie », expression allemande qu'on utilise pour qualifier une femme de mauvaise vie, peu fréquentable ; une peinture pas très nette et un peu sale, donc...sur la plus luxueuse des étoffes.

Toute la richesse du travail de Michalea Spiegel trouve ici son illustration, dans cette stratification, dans ce foisonnement tous azimuts, intellectuel et réjouissant, dans ces entrelacs de jeux visuels et de jeux sémantiques, dans ces décalages perpétuels, ces transvaluations permanentes, ces détournements esthétiques, ces télescopages qui ouvrent toujours une troisième voie, dans cette décontextualisation vivace qui force à d'autres significations et réactive sans cesse le sens.

 

Il n'y a donc guère d'étonnement, dans ce contexte, que Michalea Spiegel ait choisi de présenter ses séries de peintures sous l'égide -hommage décalé et audacieux- de Simone de Beauvoir, auteur d'un « Deuxième Sexe » hautement scandaleux en son temps. En présentant un diptyque de Simone de Beauvoir nue, sans pudeur* et malicieuse, il ne s'agissait pas pour l'artiste de relancer quelque polémique médiatique, mais de régénérer la force rebelle et le souffle de liberté de la pensée, et de la vie, de la philosophe figure majeure d'un féminisme nouveau, qui explosa les carcans intellectuels et moraux tout en réconciliant les inconciliables cartésiens de la chose étendue et de la chose pensante, corps et esprit enfin aussi peu tabous l'un que l'autre... Une manière de dire que l'intellectuelle a un corps et qu'un corps de femme peut être pensant.

On reconnaîtra donc une certaine forme de filiation, bien que Michaela Spiegel incline résolument vers l'humour acerbe plutôt que vers l'esprit de sérieux. Mais cela n'empêche nullement, bien au contraire, l'acuité de sa réflexion sur la condition des femmes, attentive à leur histoire et à leur émancipation, dans une dimension sociologique quoique sans prétention scientifique, et existentialiste. Et si elle rejette toute allégation d'anti-masculinisme, on ne pourra non plus lui faire le procès d'un féminisme complaisant. Les « caractères féminins » épinglés par Michalea Spiegel offrent de bien peu tendres portraits, et, avec cette distance et cette dérision, les femmes que l'artiste a choisi de dépeindre sont loin des canons et des modèles du genre. « Loin des « sex-symbols » vendus par la société des hommes », explique l'artiste, « les femmes devraient être capables de choisir leurs propres « role-symbols », sur d'autres critères ».

 

Simone de Beauvoir pourrait-elle faire partie des « Destiny Childs », série de peintures consacrée à ces femmes dont le destin tout tracé bifurque brusquement et prend le chemin de la liberté ? Une liberté parfois chèrement extorquée, pour Ulrike Meinhof***, pour Patty Hearst, deux femmes que l'artiste montre, dans une sorte d'analyse à rebours, au temps de l'innocence enfantine, sourire espiègle, nattes et communions...Elle invite alors à se demander quelles histoires, quelles failles, quelles amours peuvent mener à prendre les voies qu'elles ont choisies...Décidément, Michaela Spiegel interroge les trajectoires individuelles.

C'est dans ce même esprit que Michaela Spiegel aborde les veuves éplorées (et/ou) joyeuses de « For ever ». Sur des médaillons tendus de brocart noir et festonnés de dentelle assortie, une dizaine de veuves d'hommes célèbres offrent une galerie de portraits de femmes qui trouvèrent célébrité et richesse grâce à la vie, puis à la mort de leur époux. On retrouve ici une des stratégies récurrentes de l'artiste : l'utilisation de codes populaires, voire kitsch (le format médaillon, la dentelle, le portrait de « people », la mièvrerie des deux prénoms accolés « for ever ») qu'il s'agit de prendre au second, voire au troisième degré, avec distance et ironie. Dans le même temps, Michaela Spiegel entend mesurer la distance parcourue depuis le temps où, explique-t-elle, en l'absence d'autonomie financière, les femmes n'avaient accès personnellement à l'argent, et à la richesse, qu'en cas de décès de leur mari...cruelle ironie du sort qui rendirent certaines veuves plus joyeuses que la décence ne l'eut toléré.

Mais près de 60 ans après le livre choc du Castor, la vision des rapports homme femme, et la visibilité de la sexualité se sont profondément transformées et du deuxième sexe beauvoirien, que la philosophe avait failli titrer « L'Autre », on est passé au deuxième sexe...et les autres...transgenre, multiples, « queer », au refus de l'identité sclérosante ou au risque de se perdre, à l'image de ces « catastrophes sexuelles » qui, de Lolo Ferrari à Michael Jackson -risibles autant que pathétiques- interroge sur les notions de norme, de normalité, de normativité du comportement.

 

 

Puis, des objets-installations opèrent d'efficaces contrepoints aux œuvres peintes et dévoilent d'autres facettes du travail de l'artiste.

 

Ici, des assiettes délicatement calligraphiées « anno..rex..ie » jouent du même détournement du kitsch au profit d'un déploiement signifiant. Ces assiettes décorées à la manière de quelque souvenir pittoresque, comme on en accroche parfois sur les murs, mais peintes d'images de femmes anorexiques créent des connexions pour le moins ambiguës. Ces assiettes presque pop au fond desquelles on ne trouve nulle nourriture mais une morbide maigreur imposent un raccourci visuel grinçant sur le rapport aujourd'hui de la femme à son image, à celle qu'elle désire renvoyer aux autres, de la dysmorphie et du poids de la société sur cette image, comme ailleurs ce tout petit « estomac de dame », présenté comme un bijou dans son écrin ou perdu dans un grand flacon. Une manière de rendre visible les dessous d'un discours où le social, l'historico-politique et le sexuel se mêlent dans des présupposés aux relents totalitaristes que Michalea Spiegel entend pointer.

 

Là, dans ce foisonnement joyeux et intense, visuel, sonore, tactile, on trouve aussi des objets divers, des couronnes de 1er bal à Vienne, des boites à musique à la ritournelle désuète et lancinante, d'étranges boules à neige que l'on croirait au formol, chaque fois gangue d'ironie et de jeux d'esprit sur tout ce que la féminité charrie de mythes à sabrer, à l'image de cette cage -« cage-mère » ou « mär » capitaliste, jeu de mots ironique entre mère et conte de fée-, une jolie cage dorée mais aux pointes acérées, ébranlant l'immémoriale évidence d'une féminité nécessairement maternante.

 

Ici encore, un fascinant work in progress prend la forme d'un abécédaire, lexique, bréviaire, ou dictionnaire comme on voudra, une sorte de manuel fou à plusieurs entrées « à l'usage du savoir bien parler en société » que n'aurait renié Madame de Rothschild, dans lequel sont consignés tous les grands thèmes et termes personnages importants de l'Institut : que veulent-ils dirent ? Comment en parler ? On retrouve ici le travail de dynamique image-mot auquel se livre Michaela Spiegel depuis toujours dans un double axe sémantique: d'une part une réflexion autour de l'interaction, les tensions entre les mots et l'image -images samplées, volées au magma médiatique-, dans des « cross over » inopinés, des « sauts » visuels et sémantiques ; et d'autre part une attention particulière à la signifiance intrinsèque du jeu de mots comme jeu « d'esprit » pour reprendre la terminologie freudienne. Tout y passe, de Jacky Kennedy à Mercedes de Acosta, de Leni Riefenstahl à la ménopause, dans un faux esprit de sérieux et une réelle dérision parfois proche de dada.

 

Tout, dans l'œuvre vive et intelligente de Michaela Spiegel, excite les sens et l'esprit. Exigeante et sans complaisance, elle sollicite notre propre vivacité et un esprit critique alerte qui nulle part ne trouve le repos.

 

 

 

 

* L' « Institut für Heil & Sonderpädagogik »* a été fondé en 1995 sur l'initiative de l'artiste, et fonctionne comme un module à la fois informel et « institutionnel » de création.

Michaela Spiegel explique : « Depuis 1995 je travaille sur ce titre de "Institut für Heil & Sonderpädagogik": j'avais découvert une plaque sur un des bâtiments de la grande clinique de Vienne, juste avant les travaux sur les bâtiments. "Heil & Sonderpädagogik" pourrait se traduire comme " pédagogie spécialisée dans la guérison des enfants perturbés", sauf que dans mon jeu de mots je ne mets pas le - après "heil", qui est donc autrement associé....
Par suite, j'ai décidé d'utiliser ces termes pour le titre de mon exposition cette année-là. L'exposition démontrait les nationalismes cachés dans la langue allemande  d'une autre époque
. » Aujourd'hui l' « Institut für Heil & Sonderpädagogik » est devenu une sorte de structure de création récurrente, à laquelle se rattache les travaux et recherches de l'artiste.

**A la suite de la publication du « Deuxième Sexe », François Mauriac écrit alors aux Temps modernes, revue fondée par Simone de Beauvoir et Jean-Paul Sartre en 1943 : « A présent, je sais tout sur le vagin de votre patronne ».

***Fondatrice historique et membre, avec Andreas Baader, du groupe armé terroriste Fraction Armée Rouge dite « Bande à Baader »

 


photos courtesy Michaela Spiegel / School Gallery
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1 septembre 2008 1 01 /09 /septembre /2008 22:44


« Hystériques (ou) Historiques »


«Der Instituts für heil & sonderpädagogik » présente « Hystériques (ou) Historiques », série de portraits de femmes en cinq vidéos et cinq ensembles photographiques.

 

Cet « Instituts für heil & sonderpädagogik »* a été fondé en 1995 sur l'initiative de Michalea Spiegel, artiste autrichienne vivant actuellement à Paris, et fonctionne comme un module à la fois informel et « institutionnel » de création.

 

Depuis près de vingt ans, Michaela Spiegel explore plastiquement les multiples et complexes facettes de la condition féminine, au travers de peintures, collages, photomontages, de samples d'images et de vidéos.

Avec une ironie mordante semblable à celle du cynique Antisthène cherchant dans les rues d'Athènes, lanterne éclairée en plein jour, l'essence d'Homme proclamée par Socrate, Michaela Spiegel défend l'inessentialité de « La » Femme.  Dans une posture résolument existentialiste, l'artiste entend déconstruire, avec un sens de l'humour aigu et subversif, la mythologie de La Femme, d'une supposée « nature féminine », de ses attributs et de ses qualités, pour ne retenir de la femme que ce qu'elle n'est substantiellement : un individu, défini par des marquages culturels et psychologiques, dont il importe, pour l'artiste, de se libérer.

 

Dans la série de cinq vidéos « Hystériques (ou) Historiques » Michalea Spiegel a choisi de dessiner à sa manière le portrait de cinq femmes célèbres: Alma Mahler, Anna Freud, Joséphine Baker, Wallis Simpson et Marie Bonaparte. Elle les a choisit pour ce que chacune d'elle représente de mythe féminin : la séductrice, la femme fatale, la fille à papa, la femme fantasme, l'intellectuelle frigide, la femme entretenue, l'intrigante...Mais à l'évocation archétypale, à l'attitude hagiographique conventionnelle, Michalea Spiegel opte pour un prisme inattendu ou inhabituel, peu connu et pourtant révélateur. En revisitant l'histoire, en désacralisant l'imagerie de manière radicale, l'artiste semble affirmer qu'aucune de ces femmes n'est typique ou atypique sitôt que l'on considère qu'il n'y a pas de typologie de la femme.

Son travail est en outre soutenu par une mise en scène ne laissant rien au hasard dans laquelle chorégraphie, objets, symboles, signes et musiques offrent, en deçà de l'image,  un sous texte psychanalytique aussi signifiant que réjouissant.

 

Dans la peau d'Alma Mahler,  Michaela Spiegel revêt tous les attributs de la femme fatale fin de siècle. Mais se superposent à l'image de la funeste séductrice au destin teinté de tragédie, celles, multiples et ambivalentes, d'une femme dépendante, veuve joyeuse arrogante « avare d'amour et de gloire »** et mère en deuil, femme traquée fuyant le nazisme et dominatrice, mégalomane plus que mélomane (la musique est de Alma Mahler, qui croyait pouvoir rivaliser avec le génie de son premier mari).

Voici la douce Anna Freud, prisonnière de l'écrasante figure paternelle et du secret de ses amours féminines. Ce portrait, né d'un travail de l'artiste sur les correspondances entre Anna Freud et Lou Andréas Salomé, dévoile la relation masturbatoire d'Anna avec le tricot dont les fils filent la métaphore de la parenté...de la filiation. Fil de laine qu'elle roule, déroule, enroule autour de son corps, avec lequel elle se bat, se libère et s'emprisonne, inlassablement, exutoire entre protection et enfermement, dans une violence narcissique qui peine à se contenir et un mal-être palpable. Une évocation sur le fil entre douceur et tension.

Les images de Joséphine Baker, interprétée par l'étonnante Victoire Germany (sic !), évoquent la manière dont celle-ci bâtit sa fortune sur le fantasme assumé de l'exotique négresse. La « vénus d'ébène » épluche consciencieusement des bananes, les avalant goulûment et sans équivoque, ou les glissant à sa taille comme les filles le font des billets gagnés au strip-tease. Avant d'abolir les couleurs dans le projet fou de la Rainbow Family,  il lui fallu d'abord nourrir la vision colonialiste, réductrice et condescendante de l'Africaine, alors même que la ségrégation raciale américaine l'avait fait fuir.

Sur un air satirique des années 40 -époque où Edward VIII fut gouverneur des Bahamas-, Wallis Simpson, « jamais trop mince ni trop riche », habile stratège ayant échoué à réaliser son fantasme de maîtresse d'un roi, se console en se jetant dans la plus oisive et mondaine des existences. C'est la fête chez la Duchesse de Windsor, dansant au milieu de ses bijoux, de ses billets de banque -qu'elle fait laver et repasser-, de ses chiens, préparant des cocktails et prenant des poses de lady, apparemment insouciante du nazisme qui la frôla pourtant de près.

Avec Marie Bonaparte, Michaela Spiegel prend le parti du rouge glamour et de la ritournelle jazzy désuète, façon star des années 50. Ici, elle décline le fantasme et la névrose du plaisir féminin que vécut la psychanalyste amie de Sigmund Freud et Altesse Royale... autour d'un mollusque suggestif, d'une cage diamantée et d'instrument chirurgicaux pour celle qui, obsédée par son « accomplissement orgasmique » se fit opérer trois fois et mesurait le clitoris des femmes.

 

Si la tonalité générale est puissamment ironique, il n'y a là aucun procès, mais seulement les prémices d'une opération de transvaluation, une tentative pour démasquer les hypocrisies ordinaires, provoquant naturellement le rire, un rire pervers, donc, s'affranchissant des codes. « Là où on croyait voir du sublime, on découvre seulement la dérision »***

Et si le travail de Michaela Spiegel se place dans une réflexion sur la prégnance du contexte socio-historique, elle ne se veut pour autant ni sociologue, ni historienne, ni même psychanalyste, même si l'on admet l'importance de la symbolisation dans son travail. Elle, artiste plasticienne, donne à voir son regard de femme contemporaine sur la misogynie ordinaire et les résidus des présupposés féminins/féministes, dans un engagement constant à donner à voir, à comparer, à distancier, en livrant par le biais de l'anecdote signifiante et du second degré une réalité qui aurait échappé à l'histoire.

 

 

Les photographies en regard des vidéos se présentent sous la forme de cinq séries de captations d'images issues des films, mais retravaillées en noir et blanc et en superposition d'images, donnant à l'ensemble une beauté et une autonomie plastique, tirant parfois jusqu'à l'abstraction.

Chacune des photos est légendée en français, parfois en anglais ou en allemand, langue natale de l'artiste. On retrouve là un autre aspect récurrent et essentiel du travail de Michaela Spiegel : celui du travail sur les mots, les jeux de mots. L'axe sémantique de ce travail est double : d'une part une réflexion autour de l'interaction entre les mots et l'image, d'autre part une attention particulière à  la signifiance intrinsèque du jeu de mot comme jeu « d'esprit » pour reprendre la terminologie freudienne. Dans la fusion ou la condensation sémantique, dans l'ellipse, se confrontent et se superposent sens réel et sens métaphorique, sens et non sens. Parfois proche des calembours dada, ces sous-titres se jouent en indices révélateurs d'un sens nouveau et inopiné, comme une manière de court-circuiter la perception par la spiritualité. Par la force des jeux de mots explosent en douce les prohibitions et se démasquent les mythes.

Et comme un bon mot d'esprit, les séries photographiques légendées de Michaela Spiegel offrent une salvatrice prime de plaisir.

  

 

* Michaela Spiegel explique : « Depuis 1995 je travaille sur ce titre de "heil & sonderpädagogik": j'avais découvert une plaque sur un des bâtiments de la grande clinique de Vienne, juste avant les travaux sur les bâtiments. "Heil & sonderpädagogik" pourrait se traduire comme " pédagogie spécialisée dans la guérison des enfants perturbés", sauf que dans mon jeu de mots je ne mets pas le - après "heil", qui est donc autrement associé....
Par suite, j'ai décidé d'utiliser ces termes pour le titre de mon exposition cette année-là. L'exposition démontrait les nationalismes cachés dans la langue allemande  d'une autre époque
. » Aujourd'hui l' « Instituts für heil & sonderpädagogik » est devenu une sorte de structure de création récurrente, à laquelle se rattache les travaux et recherches de l'artiste.

** Françoise Giroud - Alma Mahler ou l'art d'être aimée

*** Sarah Kofman, à propos de Nietzsche dans Pourquoi rit-on ?



Photos courtesy Michaela Spiegel/ School Gallery
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