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25 septembre 2014 4 25 /09 /septembre /2014 15:40

A partir du 18 octobre, on pourra découvrir, dans le nouvel espace de la galerie de Mathilde Hatzenberger, à Bruxelles, "Cyclo", l'exposition personnelle de Mai Tabakian.


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Cette exposition sera l'occasion pour Mai et la galerie de présenter le catalogue monographique de l'artiste, édité par la MH Gallery, dans lequel on trouvera une version raccourcie du texte présenté ici.

 

« La vie des formes »

Depuis plusieurs années, Mai Tabakian développe une œuvre textile particulièrement novatrice, dans une technique – gardée secrète ! -  dont elle est l’initiatrice. Les formes géométriques -héritant parfois de la rigueur des mathématiques-, les compositions colorées, franches ou acidulées, le souci des volumes et des surfaces semblent résulter d’un brassage de références historiques, de l’abstraction géométrique à l’op art, de l’orphisme à l’art concret (parce que « rien n’est plus concret, plus réel, qu’une ligne, qu'une couleur, qu’une surface », comme dirait Theo van Doesburg), de Stilj, donc, à l’abstraction américaine – Sol Lewitt, Frank Stella, Ellsworth Kelly-. Plus près de nous, on pensera aussi, peut-être, aux jeux de couleurs et de formes du new pop superflat aux rondeurs colorées de Kusama…Mais tout dans l’œuvre de Mai Tabakian laisse supposer un pas de côté, une fuite libre hors de ces sentiers déjà battus.

Car dans cette œuvre à la dimension a priori délibérément décorative, et plastiquement hautement désirables, au-delà de ce rendu matelassé, reconnaissable comme une signature, de ces formes à la fois lisses, brillantes, rebondies, de la richesse des motifs, la dimension sculpturale -voire architecturale- offre une alternative inédite, à la fois à ces entendus de l’histoire de l’art moderne et contemporain, mais aussi aux actuelles productions d’œuvres textiles. L’artiste construit des objets finalement complexes, résistants aux catégories, ni tableau ni sculpture au sens traditionnel du terme, ni couture ni broderie, ni tapisserie. Son travail, flirtant constamment avec l’hybride et la mutation,  s’apparente presque à une sorte de « marqueterie textile », le tissu étant embossé sur des pièces de polystyrène extrudé. Ici émergent, assurément, des formes et des expressions nouvelles.

Après un premier temps d’expérimentation de tableaux-sculptures, privilégiant le plan et la surface, les plus récents travaux de Mai Tabakian prennent leur liberté dans l’espace, quittant la notion de « tableau », oscillant désormais le plus souvent du haut-relief, formes saillantes sculptées se détachant du fond au mur (« Trophées », 2013), à l’installation (« Garden, sweet garden », 2012-2013).

De manière générale, Mai Tabakian tire la richesse formelle de son travail de son intérêt pour les formes mathématiques et la géométrie, mais aussi pour le biologique et l’organique, pour l’architecture, ou encore pour l’esthétique numérique (les « Haikus codes », 2011, reprenant l’esthétique des QR codes). Les croisements de ces territoires, ces interactions, relevant toutes de principes d’organisation, de manière d’ordonner le monde, participent activement à cette dimension hybride de l’œuvre,  faisant appel à d’autres domaines de la pensée et de la création. Les liens ainsi tissés, inhérents à la production de l’œuvre, renvoient d’une certaine façon à une conception goethienne[1] d’un art évoluant de manière organique, dans la transformation et la métamorphose, et, peut-être, d’une origine commune de l’art et de la nature.

Dès lors nous pressentons qu’au travers de l’abstraction, s’esquisse une « vie des formes », des récits, des mythes. Et lorsque le géométrique s’allie à une forme sculpturale figurative (objets, fleurs, champignons..) une histoire, plus profonde qu’il n’y parait, peut naitre.

 

La plupart des œuvres de Mai Tabakian ouvre à une réjouissante pluralité des interprétations, l’artiste entretenant à plaisir les ambigüités, tant dans ce qu’il nous est donné à voir qu’à comprendre, lorsque nous en découvrons les titres.  Que dire, par exemple, de ce qui compose son mystérieux « sweet garden » : s’agit-il de fleurs dévorantes, de champignons vénéneux ? De visions hallucinatoires ou de plantes psychotropes susceptibles de les provoquer ? De confiseries géantes dignes de l’imagination de Willy Wonka, le héros du conte de Roald Dalh ? Ou bien…de métaphores sexuelles pour rêves de jeunes filles, comme un délice freudien? La multiplicité des interprétations possibles, si ce n’est leur duplicité, se rapportant donc à l’intention, à la disposition d’esprit de celui qui regarde, suggère par là même l’idée freudienne d’une « rencontre inconsciente » entre l’artiste et le regardeur, dont l’œuvre fait médiation, rencontre qui, comme dans la rencontre amoureuse, opèrerait en amont de la conscience…Autrement dit, jouant des écarts entre l’explicite et l’implicite, dans ses entre-deux, ses allers retours, ses retournements, ses doutes, ses ellipses, Mai Tabakian s’amuse autant du non-dit que du déclaratif, de la représentation symbolique comme de la métaphore. Ainsi de sa « Cinderella » (2013) dont l’emboitement des deux parties (« en plein dans le mille ») doit davantage à l’analyse psychanalytique de Bruno Bettelheim[2] et du sens métaphorique de l’expression « trouver chaussure à son pied » qu’au sport de cible à proprement parler ! Ainsi, de la turgescence de la pointe du casque de soldat de « retour à la vie civile » (2014), de cet haltère mesurant le « Poids de l’adultère » (2013), duel et léger. Ainsi, enfin, de ces « Wubbies » (2012-2013), doudous tendres et colorés, qui, sous des allures faussement ingénues, voire enfantines, manifestent une sensualité évidente.

Un parfum d’érotisme affleure donc dans toute l’œuvre récente de Mai Tabakian, une sensualité, contenue dans ses formes, célébrant l’union du masculin et du féminin. Mais au-delà de la simple évocation de l’amour en son sens le plus prosaïque, c’est, dans une inspiration constante vers les sciences de l’organique, les sciences physiques au sens propre (du grec φύσις, phusis : la nature), que l’artiste s’interroge sur ce qui préside aux rapprochements humains, à l’amour, à la quête de l’amour, à la fusion, à l’interaction entre les personnes, à la manière dont se créent les affinités. Un questionnement qu’elle exprimait déjà dans la série « Atomes crochus ou les affinités électives » (2011), se référant à la fois aux théories atomistes des philosophes grecs, Démocrite, Epicure, puis plus tard du latin Lucrèce, et aux « affinités électives » de Goethe[3]. « Cette installation », explique l’artiste, « met en image l'analogie entre les attirances amoureuses qui font et défont les couples et les opérations chimiques qui règlent les liaisons et les précipitations des substances chimiques. L'affinité devient loi de la nature produisant aussi bien ses effets en chimie que chez les êtres vivants. » Le bon sens populaire ne parle-t-il pas d’ailleurs de chimie, voire d’alchimie amoureuse ?

C’est encore à ce type de questionnement que renvoie l’installation des « Trophées «(2013), ensemble de haut-reliefs de fruits exotiques et étranges en coupe, comme les deux moitiés d’un même fruit : un couple. Cette œuvre se rapporte explicitement au célèbre « mythe d’Aristophane », discours développé par le personnage d’Aristophane dans le Banquet[4] de Platon, et  que le dicton populaire formule par l’expression « trouver sa moitié ». Retrouver sa moitié originelle perdue, dans les limbes du mythe et de l’histoire anté-séculaire, afin de (re)former l’unité primitive et ultime, tel est le sens de ce mythe qui donne à Eros une dimension particulière, celle d’un « daimon », intermédiaire liant ou reliant ce qui a été déchiré, séparé. Il est alors intéressant de noter, en parenthèse sur laquelle nous reviendrons, que Mai Tabakian voit son travail, précisément, comme un travail de séparation puis de « suture ». « Pour fabriquer l’œuvre » dit-elle, « il faut fendre, inciser le support pour ensuite remplir, colmater la blessure avec le tissu. »

Mais les formes que produit l’artiste, et notamment les formes phalliques que l’on retrouve, par exemple, dans la série « Champions league » (2012) ou encore « Les petits soldats» (2013), Mai Tabakian les fait émerger aussi et surtout depuis son rapport intime avec la culture asiatique, et en particulier avec le Vietnam dont elle tient une partie de ses origines. Ces œuvres évoquent les formes des « lingam »[5], pierres dressées et érectiles, symboles ouvertement phalliques qui, parfois enchâssés dans leur réceptacle féminin, le « yoni » -formes que l’on retrouve aussi fréquemment associées chez Mai Tabakian-, symbolisent à la fois la nature duelle de Shiva (physique et spirituelle) et la notion de totalité du monde. C’est donc également dans ces formes incarnées et « signes » de Shiva, entre puissance créatrice et « lieu », accueil, que Mai puise nombre de ses représentations, et le sens profond de sa recherche.

Elle nous emmène ainsi bien au-delà d’un simple jeu de formes et de sous-entendus érotiques tels que nous pouvons les comprendre au premier abord.  Nous comprenons alors que sa démarche repose in fine sur une sorte de recherche de l’ « archè », de ce qui préside à la fondation même des choses et des êtres, d’un principe qui, pour reprendre les mots de Jean-Pierre Vernant, « rend manifeste la dualité, la multiplicité incluse dans l'unité »[6], principe que l’artiste, à l’instar de la tradition grecque, place dans ce que nous pourrions appeler avec elle « l’Eros », principe créateur et ordonnateur du chaos. C’est encore Platon, dans le Banquet, qui verra Eros « dans les corps de tous les animaux, dans les productions de la terre, en un mot, dans tous les êtres ».

Le combat d’Eros, fondamentalement puissance vitale, puissance de création, d’union et de totalité, se poursuit inlassablement contre les forces de la déliquescence, de la destruction et de la mort.

Aussi, dans ses œuvres les plus récentes (la série « Aux âmes »- 2014), Mai Tabakian s’est attelée à une réflexion liée à sa connaissance des temples bouddhiques ainsi que de la pratique culturelle vietnamienne des autels domestiques voué au culte des ancêtres familiaux, aux travers d’attention et de dons divers. « Aux âmes » oscillent entre une forme de la vanité, engageant le lien avec les morts, la couronne mortuaire et l’offrande.

Emergent alors de manière plus visible ce qui était souvent sous-jacent dans son travail : une conscience de la mort et de son rapport au vivant, une sorte d’effroi devant le mystère de l’organique, comme devant l’indépassable de la destruction, le sentiment du lien étroit entre la beauté et la mort, dans sa dimension inquiétante et une relation d’attraction-répulsion.

L’œuvre peut alors être lue, parfois, comme une manière de mise à distance de l’effroi par l’acte de réparation, et par la transvaluation. Comme souvent chez les artistes qui travaillent autour du textile, les notions de blessure, et de suture sont manifestes, usant de la double fonction du tissu qui protège et répare. Voici donc le geste qui fabrique -revit- la blessure et qui la soigne, la colmate, rend lisse ce qui fut déchiré. Puis, s’exprime une démarche de l’ordre de la catharsis, en vue de transcender le négatif, les sources d’angoisse et d’effroi dans une expression plastique et esthétique douce, opaque et consistante, harmonieuse et mouvante, abstraite et suggestive, aspirante et impénétrable à la fois. Transformer la laideur et la mort en art. Retourner ce qui, dans l’organique, peut paraître impur et déliquescent, en essayant de rendre beau et apaisant ce même organique, qu’il se fasse géométrique ou qu’il soit délesté de sa dimension « intestinale », dans un subtil jeu d’entre-deux entre attraction et répulsion. Comme une forme de lutte contre une cruauté dont nous ne savons pas tout mais que nous connaissons tous, Mai Tabakian donne ainsi mystérieusement figure à son histoire intime.

Alors il se peut que chacune des œuvres de Mai Tabakian soit une pierre à l’édifice d’un temple et que, à l’image de ces lieux en hommage aux morts où l’on mange dort et prie, toutes puissent devenir pour nous des lieux d’accueil et de vie, dispensant une joyeuse et spirituelle sérénité.

 

1- J.W. Goethe, La métamorphose des plantes, 1790

2-Bruno Bettelheim, Psychanalyse des contes de fées, 1976

3-Goethe ayant lui-même puisé, dit-on, dans le Dictionnaire de Physique de Gehler et le phénomène chimique d'échange moléculaire, renvoyant à la doctrine et aux travaux d’Etienne-François Geoffroy en 1718, théorie dominante dans la chimie du XVIIIe siècle.

4- Tò sumpósion - Le Banquet, (190 b- 193 e),  Platon, env. -380 AVJC

5- signifiant aussi « le signe », en sanskrit लिङ्गं

6- Jean-Pierre Vernant, L’individu, la mort, l’amour. Soi-même et l’autre en Grèce ancienne, 1989

 

 

"CYCLO" - Mai TABAKIAN

MH GALLERY - 11 rue Léon Lepage - 1000 Bruxelles

Du 18 octobre au 22 novembre 2014

www.mathildehatzenberger.eu


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