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26 mai 2015 2 26 /05 /mai /2015 15:05
Jake & Dinos Chapman -The Wheels on The Bus Go Round and Round, Round and Round – Fibre de verre, plastique et matériaux divers – 2012 – Courtesy des artistes et de la Collection Francès

Jake & Dinos Chapman -The Wheels on The Bus Go Round and Round, Round and Round – Fibre de verre, plastique et matériaux divers – 2012 – Courtesy des artistes et de la Collection Francès

Ce qu'il reste, ceux qui restent...

Les morts dépendent entièrement de notre fidélité.

Vladimir Jankélévitch – L'imprescriptible, 1971


 

Que reste-t-il quand la mort a gagné, ce qui arrive toujours? Aucune possession ne peut "stopper l'hémorragie de l'être" ni déjouer l'ironie du temps, qui est "à la fois le chantier où l'ouvrage s'édifie et le terrain vague où il va tomber en ruine (20)" et rien ne se scelle jamais dans le temps, comme, d'une certaine manière, le dit l'oeuvre fascinante de Laurent Pernot (Temps givré). Pourtant, nous essayons de renverser le cours de cette "entropie existentielle" en faisant collection d'objets, en s'efforçant d'arracher au temps qui passe tout un trésor d'oeuvres et de matières, que l'on croit moins putrescibles que nous. Car de cela sans doute la vie des morts dépend, des objets supports de mémoire, des souvenirs matérialisés: c'est la veste transcendée en oeuvre d'art que portait le père de Kamel Yahiaoui au jour de sa mort, ce sont les photos de Nathalie Déposé dans la maison à moitié vide de ses grands-parents, ce sont aussi, d'une manière différente, les Mues de Mathilde Roussel, sorte d'empreintes physiques autant que mémorielles du temps qui passe. Les photographies de la série Concession à perpétuité, pour lesquelles Thierry Arensma a arpenté les cimetières de France, ne traitent pas tant de la mort que de la manière dont, au delà de la signification institutionnelle et collective du cimetière, nous poursuivons, chacun, un lien vivant avec la personne disparue au travers de la ritualisation du souvenir que constituent les objets funéraires, ornements, plaques, médaillons, stèles, fleurs, épitaphes...Pourtant, tous les cimetières sont aussi des lieux d'abandon. Car comme il n'y a d'«avoir été» que dans le souvenir de ceux qui vivent encore, le souvenir lui non plus n'échappe pas au temps qui ensevelit peu à peu les vestiges du passé. C'est cette double disparition, celle de ceux qui vécurent et celle là même de leur souvenir en leur dernier lieu que tente d'évoquer l'artiste. Mais encore: les fleurs, symbole d'amour et d'éphémère, celles , en couronnes, de Mai Tabakian, celles, s'élançant de la pierre tombale du 3ème cloitre en une sublime Envolée, de Marie-Hélène Richard.

Reste quelque chose de l'ordre de l'espérance, avec ou sans eschatologie, d'un ailleurs ou d'une forme de résurrection, comme l'exprime Julie Legrand au travers de son installation faisant appel aux fils colorés de sa grand mère couturière, ou dans la renaissance organique, suggérée par la sculpture de Laurent Esquerré ou par les papillons réparés de Lionel Sabatté. L'au delà, c'est peut-être "sensas", comme le disait la grand-mère de Lola B Deswarte, mais on n'a jamais vu personne en revenir.


 

Guerre et amour, même combat?

De cette certitude à laquelle seul Lazare échappe, ressort l'idée que la mort impose l'absurde et le non-sens au coeur même du sens de la vie. Face au scandale de la mort, la mienne, celle des autres, en particulier de ceux que j'aime, le paradoxe de la mort aussi banale qu'intolérable, aussi certaine qu'inconnue, est source d'effroi, cet effroi dont parlait Pascal, portant sur la totalité de nos êtres et le sens entier de notre existence, ne laissant absolument rien à l'abri. Voici ce qui rend l'existence humaine si difficile, et voici pourquoi nous fuyons notre faiblesse, l'effroi et nous-mêmes, dans ce que Pascal appelle "divertissement": tout pour échapper à la conscience de son insuffisance et de sa déréliction :« Les hommes n’ayant pu guérir la mort, la misère, l’ignorance, ils se sont avisés pour se rendre heureux de n’y point penser » (21).

 

Nous voici nous jetant à corps perdus dans les occupations les plus diverses, au premier rang desquelles, l'amour et la guerre, ne laissant ni temps ni place pour une telle angoisse. L'amour, dans ce qu'il a de plus galant, de plus charmant, on le comprend aisément. le romantisme même met la souffrance amoureuse au même rang que ses délices - Rien de plus divertissant qu'un amour contrarié...Mais la guerre? Nous voci face à ce paradoxe consistant à risquer sa vie et  entraîner la mort, par effroi de la mort...Violently Happy, la vanité guerrière de Ghyslain Bertholon, l'illustre éloquemment. D'où encore ce lien ténu et pourtant évident que nous pressentons, et que l'on retrouve partout dans la mythologie netre l'amour et la mort, ne serait-ce que ces femmes fatales, la Salomé de Jan Van Oost, la Judith d'Yveline Tropéa...Chacun s'efforce comme il peut de se masquer son néant, et son doute la mauvaise foi du désir seule, qu'elle se porte sur l'amour ou sur la guerre, sur la frivolité de la séduction ou sur le sérieux du combat, nous sauve de la plus délétère lucidité. Car la guere est sans doute une des activités les plus divertissantes -les plus absorbantes- puisqu'on y risque sa vie à chaque instant, sans répit, et que l'amour même s'y trouve empêché, ce qu'exprime avec grâce l'oeuvre Amour blessé de Sylve Kaptur-Gintz.

A l'ombre d'Eros, se déploient la violence et la guerre comme le paradoxal antidote à notre finitude, cette folle énergie qui s'absorbe en elles et nous absorbent en son vortex.Se répandent ces forces dangeureuses et mortifères, qui pourraient s'incarner pour nous dans les loups, créés par Lionel Sabatté, que nous avons forclos dans l'oratoire supérieur de l'église, mais qui sont toujours susceptibles de se déchaîner, comme un cauchemar halluciné, une expression de la possibilité de la banalité du mal, signé Jake et Dinos Chapman (The Wheel on the Bus go round...), ou inscrit sur les murs d'un cimetière de Nice, comme dans la photo de Dimitri Fagbohoun.

 

Il ne nous revient pas de dire ce qui relève de la vérité ou de l'illusion, de la croyance ou de l'impiété, s'il est seulement vrai que bien des illusions nous sont absolument nécessaires. Rappelons nous seulement avec lucidité des chiffres inscrits sur la pierre tombale de Werner Reiterer (Terra), dans une prophétie nietzschéenne (22), et qu'il explique ainsi: "Il serait bon, je pense, de dédier à notre Terre une pierre tombale personnelle. Sans attendre davantage, parce que l’humanité ne vivra pas jusque-là.»

Et dans le même temps, laissons nous convaincre, puisque presque-rien ne saurait jamais être le néant, de ceci: 

"Il n’est rien de si précieux que le temps de notre vie, cette matinée infinitésimale, cette fine pointe imperceptible dans le firmament de l’éternité, ce minuscule printemps qui ne sera qu’une fois et puis jamais plus. (...) Tout à l’heure, il sera trop tard, car cette heure-là ne dure qu’un instant. Le vent se lève, c’est maintenant ou jamais. Ne perdez pas votre chance unique dans toute l’éternité, ne manquez pas votre unique matinée de printemps.  " - Vladimir Jankélévitch – Le Je-ne-sais-quoi et le Presque-rien

 

........

 

 

(20) - François George – "La pensée en personne" – in Jankélévitch - 1990 – Ed. L'ARC

(21) - Blaise Pascal – Pensées- 1669- Pensée 168, selon Ed. Brunschvicg

(22) - Ce texte de Werner Reiterer , accompagnant l'oeuvre Terra, pourrait faire écho à ce célèbre passage du Livre du philosophe - ( Ed. 1875 - Garnier Flammarion) de F. Nietzsche: « En quelque coin écarté de l'univers répandu dans le flamboiement d'innombrables systèmes solaires, il y eut une fois une étoile sur laquelle des animaux intelligents inventèrent la connaissance. Ce fut la minute la plus arrogante et la plus mensongère de "l'histoire universelle" : mais ce ne fut qu'une minute. A peine quelques soupirs de la nature et l'étoile se congela, les animaux intelligents durent mourir. »

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